Stéphane Bonnet, Puf, 2020

« Les lois de la désobéissance » font partie de ces livres qui suscitent l’envie d’engager un dialogue ; non seulement avec l’auteur, mais aussi avec ses voisins, ses collègues, ses proches… Parce que l’auteur y présente en effet des pistes de réflexion originales sur la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, de notre société à se gouverner. Parce qu’il se risque aussi à y exposer de nombreux exemples de nos renoncements à vivre libre. Parce qu’il nous invite à réveiller l’animal politique qui est censé être en nous, aujourd’hui dompté sous les jouets du marché et le fouet de politiques gestionnaires.
Pour Stéphane Bonnet, nous nous sommes battus, non sans peine, pour devenir des individus libres et arrogants – ce qui veut dire affranchis d’un devoir d’humilité à l’égard d’un être suprême. Mais aujourd’hui, quelque chose se serait perdue. Notre société d’hommes libres serait à présent menacée par une fâcheuse tendance à rechercher la soumission, à rechercher une forme d’humilité sans dieu. C’est ce que nous ferions notamment lorsque nous dévoyons la déclaration des droits de l’Homme, conquis contre l’autorité divine, pour en tirer une « théologie de droits de l’Homme ». Une religion séculière devant laquelle nous nous prosternerions, espérant tirer quelques avantages, mais sans ressentir par ailleurs la moindre nécessité de travailler au bonheur de tous – c’est-à-dire nous impliquer dans un projet politique.
Quitte à vivre dans l’humilité, ne faudrait-il pas alors redevenir catholique, de sorte que l’action individuelle puisse être référée non plus à une somme d’intérêts particuliers, mais à un projet commun ? L’auteur engage une discussion intéressante avec cette proposition de P. Manent, pour la critiquer vivement – La publication par ce dernier de Situation de la France, en 2015, y est même présentée comme une des raisons ayant poussé S. Bonnet à écrire son livre. Selon lui, nous n’avons nulle chose à espérer en redevenant catholique. Il nous faudrait, au contraire, bannir toute humilité si nous voulons retrouver notre liberté – ce qui ne signifie pas pour autant refuser tout projet collectif plus haut que soi. La philosophe y rappelle qu’obéir à la loi républicaine, c’est n’obéir qu’à soi, car obéir à une règle supérieure que je me suis donnée, tout en partageant des mœurs et un destin communs qui nous unissent.
Soit, mais nous pouvons toutefois nous demander comment croire encore aujourd’hui que la loi républicaine puisse être notre, lorsqu’elle semble sans cesse moins universelle ; lorsque nos gouvernants ne prennent même plus la peine de maintenir l’illusion démocratique, se contentant de gérer l’État comme une entreprise aux mains d’actionnaires dont nous ne sommes plus (voir CRP n°9)
Stéphane Bonnet n’est pas dupe. Les conditions d’un contrat social sont bien érodées, et il en expose les raisons principales. Partant du phénomène des gilets jaunes, et évoquant ici et là plusieurs formes “d’humilités sans dieu” – féminisme victimaire, antispécisme… – l’auteur nous invite à retrouver le chemin de la liberté en nous éloignant de ces idéologies de l’humiliation et de la haine de soi, car celles-ci paralysent en fait l’action politique, nous conduisant à la soumission. Comment pourrions-nous remettre en cause un système qui nous oppresse si, victime, je me tourne vers l’État pour qu’il reconnaisse ma souffrance et la compense ?
A la lecture d’un tel livre on peut même se demander si la concurrence victimaire et la gestion des droits ne se sont pas même imposées comme des moteurs de la gouvernance publique des plus commodes pour ceux qui exercent le pouvoir – ce que traduirait la place prise par la lutte contre les discriminations-, en accentuant toujours davantage l’emprise d’un gouvernement de gestionnaires et de communicants.
Car l’homme libre ne cherche pas à être cajolé par l’État. Si sursaut d’orgueil il y a, comme dans le cas des gilets jaunes, alors il faut le concrétiser dans une critique radicale qui ne peut être que politique, qui se manifeste dans la coopération d’hommes libres, et non en adressant au maître un cahier de doléances en espérant un quelconque salut de sa part. Tout au plus obtiendrions nous de sa part un peu plus de mépris.