Lorsque l’État accole sa raison d’être aux finalités du marché il abandonne son rôle et ses missions politiques au profit d’un projet économique et concurrentiel. Il en découle deux conséquences. En premier lieu il sape sa légitimité et celles des institutions qui en dépendent et qui contribuent à faire advenir la personne et le citoyen. En second lieu, il déchire le voile de l’illusion démocratique, rendant visible le fait que son action ne profite qu’à un petit nombre, de sorte que le citoyen ne peut advenir que dans la contestation de l’État, sa mise à l’écart des institutions politiques, et la désertion des isoloirs.
Le rôle de l’État est de se mettre normalement au service de la société en permettant à tous les citoyens de participer à la création et à l’entretien d’un univers commun qui soutient l’existence individuelle de chacun. Telle est la définition même du bien commun : « L’ensemble de ce qui soutient la coexistence, et par conséquent l’être même des personnes »[1]. En ce sens, le politique et ses institutions constituent en soi un bien commun dont la fonction est « de veiller sur les autres formes de bien commun »[2].
Mais que se
passe-t-il lorsque les représentants de l’État et du marché entrent dans une
interdépendance telle que des intérêts des uns et des autres se confondent?
Que se passe-t-il lorsque l’échange de biens matériels et marchands semble être
la finalité et non le moyen? Lorsque la croissance du PIB semble être la boussole
première des politiques publiques ? Lorsque seule semble compter, pour reprendre
les termes de François Flahault, la circulation des biens « qu’on a ou
qu’on n’a pas », au détriment des biens qui font « qu’on est »?[3]
Comment le voile de l’illusion démocratique se déchire :
Une conception libérale de la société tend à assimiler la tenue d’élections libres à la démocratie. Évidemment, historiquement, il n’en est rien. Qu’il s’agisse du cas français comme du cas américain, les élites ont précisément institué le système électoral pour ne pas se soumettre aux exigences d’une démocratie réelle. Nous pouvons aussi estimer au regard des faits que le système électoral n’a comme autre fonction que d’organiser la lutte entre groupes dominants, constatant qu’au-delà d’un certain seuil, tout système instaure nécessairement une hiérarchie. De la sorte, même si le gouvernement se présente sous la forme d’une démocratie représentative, le régime politique ne peut être qu’oligarchique.
Mais soit, admettons que notre régime actuel puisse être conçu comme une des modalités possibles de mise en œuvre d’un régime démocratique dit « représentatif ». Que resterait-il alors aujourd’hui de l’interaction et du contrat entre les élus, l’exécutif et les citoyens ? N’a-t-on pas assisté progressivement à un rapprochement sans limites du personnel politique et administratif et des élites économiques, de sorte que les intérêts de ces dernières se confondent dans les choix des élus avec l’intérêt collectif, au point d’un affaiblissement sans fin du projet démocratique ? Les élites qui gouvernent par alternance ont-elles encore le souci réel du bien commun, la capacité et la volonté d’agir pour autres choses que leurs intérêts personnels ?
Le politologue et sociologue anglais Colin Crouch, parle ainsi de « post-démocratie » pour qualifier cette situation qui se caractérise notamment par une situation de défiance vis-à-vis des hommes politiques et d’ennui et de frustration à l’égard d’un système qui ne semble plus représenter que les intérêts de grands groupes d’intérêts[4]. Si l’expression n’est pas des plus heureuses (comment être « post » quelque chose qui n’a jamais réellement été ?), elle nous semble décrire un état bien réel. Comment celui-ci s’est-il ainsi installé ? Les raisons sont multiples. Nous allons en explorer rapidement quelques-unes.
Le rôle des médias dans l’avènement de la « post-démocratie »
Ce phénomène est rendu possible par l’interconnexion entre le personnel politique et celui des firmes d’une part, et par la maitrise des outils de manipulation des opinions publiques, d’autre part – ces techniques s’accroissant à mesure que le « contenu des programmes s’appauvrit et le niveau des rivalités s’affaiblit »[5]. La concentration au sein de quelques groupes privés des chaines de télévision, radios et journaux participent de ce mouvement.
Mais la concentration des médias au sein de quelques groupes industriels n’est qu’un facteur parmi d’autres – le plus visible[6].
Les mécanismes par lesquels les journalistes participent de l’avènement d’une post-démocratie sont bien plus subtils. Il n’est ainsi nul besoin de donner des directives aux journalistes pour qu’ils défendent les intérêts de leur patron et le système qui leur garantit leur statut social, leurs conditions de vie et l’assurance intellectuelle et morale d’être du bon côté de l’histoire. De la sorte, ils seront dans leur grande majorité les premiers gardiens d’une doxa progressiste qui s’accommode pour le moins d’à peu près tout ce qui aura conduit à la défection des classes populaires vis-à-vis de la démocratie représentative élective.
En ce sens, le « politiquement correct » qu’ils diffusent tout autant sous la forme d’émissions d’information que de divertissement, si tant est que la distinction vaille toujours, relève de la propagande la plus éhontée et d’une forme particulièrement sournoise d’intolérance. Les mécanismes sont parfaitement décrits par Ingrid Riocreux et peuvent se résumer en deux expressions qui sous-titrent un de ses ouvrages : La destruction du langage et fabrication du consentement…[7]
Pour Schmuel Trigano, les évènements sont ainsi « construits » de manière « à assurer le fonctionnement souple et labile de tout le système, d’autant plus abstrait et volatile qu’il doit être inculqué sans relâche pour assurer sa permanence »[8]. De la sorte, la « corporation médiatique », pour reprendre son expression, est en charge « de fixer ce que l’on doit savoir de la réalité, c’est-à-dire ce qu’est la réalité, ou, en termes post-modernistes, d’écrire le « narratif » de la réalité »[9].
Abandon des sécurités assurantielles collectives et éloignement du peuple
Dans ce contexte « l’État-providence » se résigne progressivement à la gestion des plus pauvres. La lutte contre les inégalités sociales et de revenus est écartée au profit d’une politique de gestion des effets de la pauvreté, qui peut prendre parfois la forme d’un appareil répressif et disciplinaire. Chacun est ainsi mis devant ses responsabilités, et sommé de chercher en lui les ressources nécessaires à la mise en œuvre de stratégies gagnantes susceptibles de faire fructifier son capital humain… Il y a ainsi une continuité, pour ne pas dire une permanence, de l’idéologie du JE et de l’injonction à être soi, des droits de l’Homme aux sciences économiques, du management à la publicité, du journal télévisé à la télé réalité…
Ce qu’on a pu désigner sous le terme d’État providence entre en crise dans le courant des années 1970. Il traduisait une forme de consensus politique et social autour d’un certain équilibre entre les revenus du capital et ceux du travail. Cela permit un temps, et d’une certaine manière, le développement respectif du capitalisme et de la démocratie représentative. La sécurité sociale fut l’élément structurant qui s’effondre progressivement, faute notamment d’avoir su créer une réelle démocratie sociale (par le moyen d’une gestion effective par ses bénéficiaires), et d’avoir pu s’encadrer d’un véritable travail d’éducation à la solidarité. Les craintes d’une déresponsabilisation des citoyens, déjà perçue par certains intellectuels du début du XXeme siècle[10] et redoutée par Pierre Laroque[11] lui-même se sont ainsi réalisées.
Ce qui se joue actuellement est la conséquence de la paix sociale achetée alors. Dès lors que le système ne permettait plus de garantir le plein emploi et le niveau de salaire et de protection sociale antérieur, les états durent maintenir artificiellement cet équilibre en usant d’une forme de stratégie inflationniste qui conduisit in fine, et sous la pression des tenants du libéralisme à l’abandon plus ou moins progressif du compromis keynesien.
Dans un premier temps, les états capitalistes, encore soumis à la pression résultant de l’existence même du bloc de l’Est, s’obligèrent à maintenir un service public comme contrepartie d’un détricotage du droit de travail, d’un affaiblissement des syndicats et d’une hausse du chômage. Ceci provoqua une hausse de la dette publique – hausse pouvant aussi être expliquée par la nécessité de compenser les pertes dues à l’ouverture des marchés dans le cadre de la globalisation.
Dès le début des années 1990, la part prise par l’endettement public dans le budget de l’État commença à être perçue, à tort ou à raison, comme préoccupante. C’est dans ce contexte que les États occidentaux ont entrepris la privatisation des services publics et une marchandisation de ce qui relevait jusqu’alors des dispositifs de protection sociale.
Conjointement, les Etats libéralisèrent les marchés de capitaux, transférant ainsi progressivement la dette publique vers les budgets privés. Autrement dit, et comme l’explique Wolgan Streek[12], l’endettement des ménages fut encouragé afin de compenser la baisse des revenus du travail et des prestations sociales étatiques, de sorte que ces mêmes ménages en vinrent à assumer les risques du crédit.
La crise de 2008 conduit les états à réinvestir un domaine économique qu’ils souhaitaient plus ou moins largement déléguer au seul marché, mais sans ralentir véritablement la réforme rêvée par les cariatides du néolibéralisme.
Si l’on porte crédit au système démocratique et à l’exigence de justice sociale qu’il suppose, les conséquences de ce processus furent désastreuses. Chacune de ces transitions consacra une étape supplémentaire dans la libéralisation, dans la privatisation des biens communs, dans l’accroissement des écarts de revenus entre riches et pauvres et entre revenus du capital et du travail.
Dans ce contexte, les classes populaires se détournent progressivement du vote, constatant généralement que les gouvernements historiquement proches des intérêts des milieux les plus modestes poursuivent en fait le même politique néolibérale que celle des gouvernements de droite[13]. Au-delà même de l’abstention, nous pouvons relever d’autres symptômes de ce que David Van Reybrouck qualifie de « crise de légitimité » à l’endroit de nos démocraties actuelles : « l’inconstance des électeurs », ou volatilité électorale, et la faiblesse de l’engagement au sein d’un parti politique, ne serait-ce que sous la forme d’une adhésion[14].
Renonçant à assurer ses fonctions de service public, l’État en vient à réclamer à ses administrations de fonctionner selon les critères de l’entreprise, se limitant à offrir une qualité de service définie non en fonction des besoins des administrés, mais en fonction de la solvabilité des publics – se faisant, il facilite la privatisation de ses activités rentables et se disqualifie lui-même en sabotant les valeurs sur lesquelles il fondait sa légitimité : l’intérêt collectif, a minima, le bien commun, dans le meilleur des cas.
En privatisant les services publics (qu’elle prenne la forme d’une privatisation stricto sensu ou d’une sous-traitance) les élites politiques accroissent sans cesse un mouvement qui tend à les couper des réalités vécues par la majorité de leurs concitoyens :
- D’une part, parce que ce mouvement de privatisation accroit leur proximité et interpénétration avec les acteurs et groupes représentants les intérêts des grandes entreprises, ce qui conduit à une concentration des pouvoirs économiques et politiques.
- D’autre part, parce qu’en déléguant à d’autres ses activités, et en perdant progressivement toutes compétences techniques liées, l’État dévient sans cesse plus dépendant des firmes et de leur logique de rentabilité. Ceci accentue la marchandisation d’activités qui en étaient jusqu’alors préservées. L’aide sociale doit-t-elle pour exemple être organisée selon ce critère ?
Nous relevons aussi l’idée selon laquelle la sous-traitance du service public affaiblit la « capacité citoyenne » des administrés, puisqu’ils n’ont plus la possibilité de se tourner vers leurs politiques en cas d’insatisfaction, les responsabilités étant diluées dans une chaine de sous-traitance d’acteurs privés reliés entre eux par des contrats privés sur lesquels ils n’ont aucune prise.
Enfin, le politique, en sous-traitant les services publics opère à l’instar des grandes firmes. Il se débarrasse de son activité principale afin de se concentrer sur le contrôle de son image – c’est-à-dire la communication et la manipulation des foules – réduisant ainsi l’élection à une sorte de jeu de téléréalité où l’on voterait pour éliminer les candidats, ou tout au mieux, choisir le moins pire.
Ainsi est posé le cadre d’une société où le pouvoir est concentré en un minimum de personnes qui n’agissent qu’en fonction de leurs intérêts propres, convaincues que la masse de leurs concitoyens n’a aucune autre utilité que celle de les légitimer par des semblants d’élections[15] ; une société où ces mêmes personnes sont convaincues de ne rien devoir à personne d’autre qu’à eux-mêmes, ne prenant plus même la peine de masquer leur forfaiture.
Le rôle de l’Union Européenne (UE) dans l’avènement de la « post-démocratie »
Le rôle de l’UE pourrait être éclairé de nombreuses façons, chacune pouvant sans doute faire l’objet d’un ou plusieurs articles. Nous nous contenterons ici d’en exposer sommairement quelques-unes.
Les moyens déployés ouvertement aux fins de la propagande en faveur de l’UE ne méritent pas vraiment plus qu’un bref exposé. Non pas que les montants financiers ne soient importants, mais parce que celle-ci est parfois tellement grotesque qu’elle ne saurait in fine avoir réellement d’autre impact qu’auprès de quelques haut-fonctionnaires et politiques nationaux, ainsi qu’auprès des marchands, journalistes et éditorialistes – comme s’il fallait finalement justement se convaincre soi-même, non pas que l’UE est une bonne chose, mais que les avantages que ces derniers en tirent résultent d’un juste fonctionnement des choses. Et ainsi de relayer en boucles les mêmes poncifs : l’UE nous préserve de la guerre, facilite les démarches administratives, la circulation des personnes et des biens, les intérêts des consommateurs, etc. Effectivement, les conflits armés restent aux portes de l’UE ou sont exportés sur d’autres continents, permettant le plein commerce au sein du marché unique… Nous nous contenteront donc de rappeler que l’UE subventionne ainsi la chaine de télévision Euronews et celle du parlement européen, mais aussi la radio Euranet ; ce à quoi il faut ajouter l’achat de sondages multiples et de certaines campagnes de presse ponctuelles[16].
Plus significative est l’intrusion croissante dans nos modes de vie d’une Commission européenne. Cette dernière s’octroie toujours plus de prérogatives, justifiant ainsi « administrativement » une partie de sa raison d’être, tout en suscitant une aversion croissante et parallèle à son égard de la part des ressortissants de l’UE. Le travail des commissaires européens contribue ainsi à l’appauvrissement de la démocratie, en substituant aux idées et à la politique un régime de réglementation absurde et aussi opaque que le fonctionnement des institutions de l’EU. Peu importe même que les commissaires ne soient pas élus. L’élection ne garantit pas la démocratie – loin s’en faut. En revanche, l’UE contribue à éloigner le citoyen de la décision, en même temps qu’elle instaure un régime de désenchantement du monde plus ou moins revendiqué, tout en agissant dans le cadre d’une opacité qui est proportionnelle à la tendance de la commission à se mêler de notre vie quotidienne[17]. Ce sont ces trois raisons qui participent de l’avènement d’une post-démocratie.
Comment participer ainsi à la vie de la cité quand le fonctionnement de cette dernière est à ce point opaque, tourné vers sa vie interne (et donc éloignée des préoccupations quotidiennes des ressortissants), et orienté vers la seule logique économique – ou plus exactement vers une seule logique économique ? Hans Magnus Enzensberger s’interroge ainsi sur le fait de savoir si la démocratie telle que nous l’entendons jusqu’alors est viable au niveau supranational[18]. Si nous mettons de côté toute réflexion sur l’oxymore que peut constituer pour certains la démocratie représentative elle-même, du moins sous sa sous élective, il suffit de constater l’absence de séparation des pouvoirs au niveau de l’UE pour lui dénier tout attribut de la démocratie – un parlement élu sans initiative des lois, et une commission non élue qui a l’initiative de celles-ci ! Or, cet état de fait est constitutif de l’UE elle-même, puisque le projet initial de la communauté européenne était précisément, comme le rappellent de nombreux auteurs, de faire en sorte que la population n’ait pas son mot à dire sur les décisions de la commission et du conseil des ministres…[19]
Seuls les lobbies semblent aujourd’hui en mesure d’agir sur le travail de la commission, à l’origine d’environ 80% des lois nationales. Tout ceci avec l’aval de la Cour de justice européenne qui, ainsi que le résume Hans Magnus Enzensberger, « retire aux Etats membres des compétences indiscutables et intervient dans leurs dispositifs législatifs »[20].
Il suffit d’ajouter à cela la violation quasi systématique des résultats des référendums européens réalisés dans les différents pays de l’UE pour affirmer que le qualificatif même de « post-démocratie » relève possiblement de l’euphémisme…
La politique économique menée par l’UE ne fait que parachever cette œuvre. La « flexibilité » croissante du travail, la libre circulation des travailleurs, la privatisation des services autrefois publics, ou du moins préservés de la libre-concurrence et des lois du marché, ne sont que quelques exemples qui témoignent de l’application avec laquelle l’UE s’efforce d’enterrer l’idée démocratique – puisque la tête placée dans un étau qui se resserre sans cesse, il est même devenu incongru d’exprimer une opinion contraire. D’où la désertion des urnes qui semble arranger tout autant les fonctionnaires de l’UE que les États membres.
L’UE est donc l’espace territorial et conceptuel qui concrétise la réalisation du projet néolibéral historique, lequel s’est traduit par le développement d’une « politique active de l’économie destinée à préserver la concurrence et, simultanément, à freiner la tendance « naturelle » de L’État à étendre son contrôle sur la sphère productive ». Comme le résume alors remarquablement François Denord, « l’innovation de ce libéralisme renouvelé fut d’imaginer l’État comme l’acteur de son propre dessaisissement »[21].
Sauf qu’avec la disparition des états, disparait aussi la démocratie… De sorte, l’UE est aujourd’hui cet espace apolitique au sein duquel s’épanouit un ordre du monde qui échappe totalement aux citoyens et au sein duquel les intérêts économiques peuvent compter sur une administration zélée, plus ou moins convaincue que l’efficacité en matière de gouvernement des hommes relève d’une logique d’administration des choses. Et bien entendu, comme dans le cadre plus global du « pouvoir technicien », c’est toujours au nom du bien-être de chacun, de notre confort et de notre sécurité, que ce pouvoir bureaucratique procède à l’harmonisation et la standardisation des modes de vie ; quand ce n’est pas à celle de la vie elle-même. La tâche lui est alors d’autant plus aisée que les institutions sur lesquelles s’appuyait la construction de la personne citoyenne s’effritent à mesure que L’État se vide de sa substance et de son ambition politique.
*
Nous nous sommes aimés libres citoyens d’un peuple souverain. Nous avons librement accepté de confier à l’État la limitation même de cette liberté au nom d’un projet politique, d’un bien commun, qui nous était supérieur. Que reste-t-il aujourd’hui ?
Le contrat entre l’État et le citoyen est rompu et, en conséquence, celui entre les citoyens aussi. L’État reste ainsi maitre, sans réelle opposition – courtisé même -, puisque qu’il ne trouve en face de lui que des individus ou des groupes plein de ressentiment les uns envers les autres. Il se met ainsi en place une gestion publique des revendications des différents acteurs sociaux au sein d’une forme de marché où les droits sont mis en concurrence ; l’État concédant à peu de frais de reconnaitre la discrimination dont l’un serait victime, ou la souffrance de l’autre. Il achète ainsi la paix à court terme, tout en observant une incommunicabilité croissante et une désaffection du peuple pour la démocratie ; chose dont il semble pour l’heure fort bien s’accommoder.
Norrin R
[1] François Flahault, Où est passé le bien commun ?, Mille et une nuits, 2011 ?, p.114.
[2] Ibid., p.124.
[3] François Flahault, Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société, Mille et une nuits, 2005 (2003), p.161.
[4] Colin Crouch, Post-démocratie, Diaphanes, 2013 (2005).
[5] Ibid, p. 28.
[6] Lire pour exemple les propos de Xavier Niel, expliquant qu’il lui suffit de prendre des parts dans un journal pour celui-ci lui fiche la paix ; cf. O. Benyahia-Kouider, Un si petit Monde, Fayard, 2011.
[7] Sur ces questions voir : Ingrid Riocreux, La langue des médias, destruction du langage et fabrication du consentement, L’artilleur, 2016. Voir aussi : Ingrid Riocreux, Les Marchands de nouvelles: Médias, le temps du soupçon, L’artilleur, 2018 ; Laurent Fides, Face au discours intimidant. Essai sur le formatage des esprits à l’heure de la mondialisation, Le toucan, 2015, ou encore André Perrin, Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat, Le toucan, 2016.
[8] Schmuel Trigano, La nouvelle idéologie dominante. Le post-modernisme, Hermann, 2012, p. 100.
[9] Schmuel Trigano, ibid, p. 99.
[10] C’est notamment la prévision de P. Kropotkine.
[11] Voir Colette Bec et Yves Lochard, C’est une révolution que nous ferons. Pierre Laroque et la sécurité sociale, Editions Le bords de l’eau, 2019.
[12] L’analyse présentée ici est celle développée par Wolgan Streek, in Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Gallimard, 2014 (2012), chapitre I (voir en particulier p. 65 et suivantes de l’édition de poche, 2018).
[13] Voir Colin Crouch, 2013 ; et Wolgan Streek, Edition poche 2018 : « Parallèlement aux avancées du capitalisme réformé néolibéral, la participation des citoyens aux scrutins démocratiques recula de façon continue et parfois dramatique, et avant tout parmi les couches sociales qui auraient dû être les plus intéressées par les prestations étatiques et la redistribution économique étatiquement imposée du haut vers le bas. » p. 93.
[14] David Van Reybrouck, Contre les élections, Actes sud/Babel, 2014 (2013).
[15] Les élites politiques et administratives, converties aux dogmes néolibéraux, ne perçoivent plus dans le citoyen qu’un consommateur, et dans le travailleur qu’un coût, sans questionner même des conséquences néfastes des profits réalisés par les dirigeants. Comme l’écrivait Adam Smith : « La hausse des salaires opère sur le prix d’une marchandise, comme l’intérêt simple dans l’accumulation d’une dette. La hausse des profits opère comme l’intérêt composé. Nos marchands et nos maîtres manufacturiers se plaignent beaucoup des mauvais effets des hauts salaires, en ce que l’élévation des salaires renchérit leurs marchandises, et par là en diminue le débit, tant à l’intérieur qu’à l’étranger : ils ne parlent pas des mauvais effets des hauts profits; ils gardent le silence sur les conséquences fâcheuses de leurs propres gains; ils ne se plaignent que de celles du gain des autres ». Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre I, Chapitre 9 (1776).
[16] Voir notamment l’ouvrage de Hans Magnus Enzensberger, Le doux monstre de Bruxelles ou L’Europe sous tutelle, Gallimard, 2011, p. 13 et suivantes.
[17] Voir notamment Hans Magnus Enzensberger, 2011, chapitre III.
[18] Hans Magnus Enzensberger, 2011, p. 60.
En fait, elle ne l’est pas davantage au niveau national, ou du moins pas à l’échelle d’une nation comprenant une population aussi importante que la nôtre. En revanche, à l’échelon national, cela permet de maintenir l’illusion d’une souveraineté du peuple, et parfois un peu plus lorsque les élites au pouvoir ont le souci sincère de représenter les intérêts de leurs administrés.
[19] Sur ce plan, Jean Monnet joua un rôle historique important ; voir Magnus Enzensberger, ibid, et François Denord, Le néo-libéralisme à la française. Histoire d’une idéologie politique, Agone, Marseille, 2016 (2007),
[20] Hans Magnus Enzensberger, 2011, p. 65.
[21] François Denord, Le néo-libéralisme à la française. Histoire d’une idéologie politique, Agone, Marseille, 2016 (2007), p. 369.