Le 22 avril 2020 le gouvernement diffuse un communiqué de presse indiquant que « Sophie Cluzel, secrétaire d’État auprès du Premier ministre en charge des Personnes handicapées, Adrien Taquet, secrétaire d’Etat auprès du ministre des Solidarités et de la Santé et Claire Compagnon, déléguée interministérielle Autisme et troubles du neuro développement, invitent les parents qui le souhaitent et les professionnels qui cherchent des solutions innovantes pour accompagner les familles à expérimenter un programme de soutien à la parentalité en ligne ». Il s’agit en l’occurrence du programme Triple P ®, sur lequel nous reviendrons.
Cette initiative est justifiée par le fait que « Le confinement met à l’épreuve tous les parents ». Il est vrai que ce dernier, imposé aux parents par le gouvernement faute d’avoir mieux à proposer, peut s’avérer éprouvant. L’initiative semble ainsi témoigner d’une forme de bienveillance à l’égard de nos compatriotes.
Elle est pourtant symptomatique d’un processus plus global qui affecte l’action socio-éducative et tout un volet de notre politique familiale, nous renseignant ainsi sur les moyens par lesquels l’État alimente un processus d’assujettissement progressif du secteur social aux intérêts du marché, convertissant conjoinemen la sphère privée à l’idéologie managériale. Se faisant, cet épiphénomène qui sera passé sous les radars de la critique, nous montre comment la crise sanitaire constitue un accélérateur des processus d’ajustement « nécessaires » entre les sphères du privé et public – les deux évoluant constamment en parallèle, ainsi que l’illustrent pour exemple les travaux de Jacques Commaille.
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Rappelons que la parentalité est un néologisme apparu dans les années 1990 pour désigner la fonction d’être parent – laquelle est classiquement présentée subdivisée en 3 sous-parties : l’expérience de la parentalité (vécu subjectif, la manière dont on se pense parent), l’exercice de la parentalité (qui renvoie à l’aspect juridique et symbolique lié à la notion d’autorité parentale) et la pratique de la parentalité (qui renvoie aux actes quotidiens)[1].
Il y a donc dans la nature même de la notion de
parentalité l’inscription d’une logique managériale, une caractéristique de
celle-ci étant précisément, comme le rappelle Baptiste Rappin, de réduire
l’être à une fonction[2].
Pour autant, les actions de terrains menées pendant longtemps dans le
domaine du soutien à la parentalité relevaient généralement d’une logique plus
proche de l’éducation populaire, tant bien même elles ont été regroupées à la
toute fin des années 1990 sous ce vocable, et rassemblées pour l’essentiel au
sein de dispositifs appelés Réseaux d’Ecoute, d’Appui et
d’Accompagnement des Parents (REAAP) ; avec financements
dédiés.
Ce qui est relativement nouveau dans le domaine du soutien à la parentalité, c’est l’attrait des pouvoirs publics pour des programmes evidence based medecine ; soit la tentative de plus en plus prononcée de diffuser (et de financer) des programmes d’actions censés avoir démontré une efficacité scientifique, quels que soient les territoires d’application et les caractéristiques des familles bénéficiaires » – c’est-à-dire duplicables indépendamment de toute variation du contexte.
Ces programmes, déjà mis en œuvre dans de nombreux pays, sont aujourd’hui sur le marché du mal être parental, et leur déploiement fait l’objet d’un intérêt particulier de la part de l’administration en charge de la santé publique. Certains de ces programmes font même l’objet de tentatives d’adaptation et d’expérimentation, avec le support de certaines Agences régionales de la santé (ARS).
Se déploient donc dans le domaine socio-éducatif et familial, de nouvelles logiques sanitaires, avec leur cortège d’études randomisées censé justifier, in fine, ce qui serait le plus efficace – et orienté ainsi la décision publique vers un meilleur emploi des fonds publics. Le programme de « soutien » à la parentalité est ainsi identifié à un médicament devant guérir le parent de sa mauvaise parentalité, en l’amenant à modifier son comportement grâce à l’acquisition de compétences, de sorte qu’il remplisse au mieux sa fonction de parent. Il faut comprendre par-là, celle que l’inventeur du programme et ceux qui le diffusent auront retenu comme étant la meilleure, sans jamais l’expliciter du reste.
La pression des entreprises privées qui vendent ces programmes s’est amplifiée ces dernières années à l’endroit des pouvoirs publics, mais aussi auprès de fédérations associatives. Aujourd’hui, le gouvernement a brisé une nouvelle digue en concluant un partenariat avec les représentants de commerce de « Triple P » France, afin de faire bénéficier gratuitement les familles de ce programme jusqu’au 11 mai… Il est prévu que les parents qui s’inscriraient durant cette période pourront continuer à l’utiliser gratuitement. Mais c’est d’ores et déjà un formidable coup de pouce que l’État vient de donner à Triple P en le labellisant. Quoi de mieux qu’une Marianne lorsqu’il faudra démarcher les autres parents, les associations et les collectivités locales avec toute une gamme de produits à écouler ? Car cette offre d’essai gratuit ne concerne que la version « on line » ; une version légère parmi plusieurs variantes comprenant plus ou moins de séances, en individuel ou en collectif, que chacun aura le loisir d’approfondir en s’achetant brochure, DVD ou autres feuilles de conseil…
Mais, qu’est-ce que Triple P ? Comme la plaquette commerciale l’explique, « le Triple P représente les trois Ps de “Pratiques Parentales Positives”, un programme éducatif positif » (nous attendons toujours le programme qui se vanterait de reposer sur des pratiques parentales négatives…).
Michel Vandenbroeck, qui a beaucoup travaillé sur ce programme, vous répondrait qu’il s’agit aussi d’un programme qui, contrairement à ce qui est affirmé, ne marche ne semble-t-il que lorsqu’on ne l’applique pas comme c’est prévu – ce qui fait tomber toute prétention d’efficacité scientifique, puisque celle-ci suppose l’application stricte du protocole expérimental utilisé lors de l’évaluation -, et dont les effets ne durent que peu de temps… dans les quelques cas où il en a. En fait, l’auteur n’a jamais réussi à obtenir l’intégralité des données de l’étude sensée démontrer l’efficacité du programme[3].
Il est intéressant de relever que les travaux de Xavier Briffault relatifs à un programme similaire (et concurrent), conduisent à un même constat d’inefficacité, tout en soulignant en outre des biais méthodologiques dans la procédure d’évaluation tellement nombreux qu’il faudrait un article en soi pour en faire l’inventaire[4].
Mais Triple P, et ses avatars, sont beaucoup plus que des produits commerciaux habilement marquetés dans les oripeaux de la science et du verbiage en vogue de l’éducation positive.
Ils sont aussi, et surtout, la quintessence de l’idéologie managériale appliquée à un domaine, l’éducation familiale – qui devrait selon nous en être préservé pour ne pas être dénaturé ; car le glissement de l’aide aux parents, historiquement pensé comme suivant la philosophie des REAAP (en gros, c’est proche de celle de la JOC : par eux, pour eux, avec eux) vers la formation parentale, le coaching, n’est pas sans conséquence – tant sur la nature de l’action publique, c’est-à-dire l’articulation entre les sphères publique et privée, que sur la nature de l’être et la qualité de la personne en tant que « parent ».
Ces programmes substituent une logique organisationnelle à une logique politique qui relevait de l’action collective, de l’entraide et de la mobilisation personnelle, ce qui supposait une forme de confiance en l’autre. Dans les actions d’aide à la parentalité habituelles, chacun était invité à diagnostiquer ses difficultés éventuelles et à rechercher des solutions avec ses semblables, en étant plus ou moins accompagné par un professionnel, selon le modèle défendu par les associations historiques, et avec le soutien financier des pouvoirs publics. Dès lors, c’est un professionnel qui vient diagnostiquer votre problème à l’aide d’un outil réalisé par un tiers. Ce professionnel vous propose une solution clé en main pour que vous changiez de comportement, en référence à des pratiques et des objectifs standardisés, et en référence à des finalités qu’il aura jugées supérieures aux autres[5].
Cela prend généralement la forme de l’acquisition de compétences destinées à obtenir la coopération de l’enfant ; ces compétences consistant pour l’essentiel en des techniques relevant du registre de la manipulation mentale, et d’une approche skinnerienne des relations humaines, rebaptisées « parentalité positive ». Comme l’explique Xavier Briffault, les techniques utilisées peuvent même s’avérer délétères. Ainsi, dans un des nombreux programmes concurrents à Triple P, et soutenu par certains acteurs publics, il est expliqué que les « règles magiques du succès », sont au nombre de deux : flatter la personne quand elle fait quelque chose que vous aimez, et ignorer et cesser de regarder l’enfant quand il fait des choses que vous n’aimez pas (il s’agit de PSFP – programme de soutien aux familles et à la parentalité). Autrement dit, il est préconisé d’utiliser des techniques dont il a été montré qu’elles étaient susceptibles de dégrader l’estime de soi de l’enfant, et même conduire à des comportements agressifs, notamment chez les plus petits (Briffault, p. 38).
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Validation scientifique bidon, inefficacité, effets délétères possibles… Et le tout bien couteux pour les parents ou pour les pouvoirs publics qui souhaiteraient le diffuser. Mais peu importe, la pensée magique soutenue par un marketing efficace opère à plein pot.
D’une part, parce que ces programmes surfent sur l’ère du temps : perte de repères et troubles dans la transmission, culpabilité parentale et surinvestissement dans l’enfant, attrait pour un scientisme de base et affichage d’une neutralité axiologique, suspicions diverses à l’endroit des associations du vieux monde et disqualification de l’économie sociale ou profit de logiques entrepreneuriales dont on présuppose l’efficacité et l’efficience, etc.
D’autre part, et plus largement, parce que ces programmes s’inscrivent dans le cadre du développement d’un modèle anthropologique plus large, et dominant. Ils ne constituent ainsi que des maillons supplémentaires d’une machine qui suppose pour fonctionner de manière optimale une obéissance sans « frottement », sans conflit – c’est la référence à l’éducation positive – commune à ces programmes. Ces derniers supposent ainsi que chaque parent se réfère à une vision unique du succès, qu’ils appliquent un protocole à la lettre pour être performant, et qu’il le fasse sans réfléchir, par l’activation de compétences routinières.
Ces programmes ambitionnent in fine d’obtenir, et c’est le propre du management nous le rappelle Baptiste Rappin, la docilité de l’autre – celle du parent formaté formateur, et celle de l’enfant soumis dès le plus âge à ces routines parentales. L’État, sous couvert d’aider les parents, contribue en diffusant ce type de programme à réorganiser la sphère privée familiale selon les préceptes du management, cherchant à adapter l’enfant au monde de l’organisation, c’est dire les préparer à être un bon « collaborateur » ; un homme au service de la machine.
Ainsi, se restructure la politique de soutien à la
parentalité, comme expression d’un mouvement panorganisationnel, à la fois
« devenir-monde des
organisations” et “devenir-organisation” du monde[6].
Norrin R.
[1] Didier Houzel, dir., Les enjeux de la parentalité, Erès, 2001.
[2] Baptiste Rappin, Aux fondements du management. Théologie de l’organisation Tome 1, Éditions Ovadia, 2014.
[3] Michel Vandenbroeck, Griet Roets et Naomi Geens, « Les politiques parentales à la flamande (Gezinsondersteuning) », in « Être un bon parent » : une injonction contemporaine, 2014, p. 151 à 166.
Plus généralement, sur l’intérêt tout relatif du paradigme « evidence-based practice » dans le domaine de la petite enfance, voir notamment : Michel Vandenbroeck, Griet Roets & Rudi Roose (2012): Why the evidencebased paradigm in early childhood education and care is anything but evident, European Early
Childhood Education Research Journal, 20:4, 537-552.
[4] Xavier Briffault, Santé mentale, santé publique. Un pavé dans la mare des bonnes intentions, PUG, 2016.
[5] Parmi les indicateurs démontrant l’efficacité de ces programmes, et renseignant sur ces finalités, citons par exemple : le fait de retarder de quelques mois ou années sa première consommation d’alcool, le fait que les enfants de parents ayant bénéficié du programme ont plus d’amis que les autres, ou gagneront plus de dollars à l’âge adulte…
[6] Baptiste Rappin, « Le mouvement panorganisationnel : une métaphysique du Management », Le
Portique, n°35, 2015.