« Lorsque vous avez été assis à côté de quelqu’un dans le métro, que vous faites la queue chez le boucher ou dans une supérette et que vous croisez une personne qui découvre ensuite qu’elle est malade, personne ne peut vous retrouver et vous prévenir, sauf si vous avez #StopCovid » – Cédric O., twitter, 5mai 2020.
Le moins que l’on puisse dire est que le Secrétaire d’État chargé du Numérique croit en son affaire, n’hésitant pas à endosser les habits et la rhétorique d’un bonimenteur soucieux de vous convaincre que sa pâte dentifrice, dont l’efficacité est prouvée scientifiquement, saura éviter caries et gingivites tout en vous procurant une haleine aussi miraculeuse que certains déodorants auprès de la gent du sexe qui vous siéra.
J’ignore la motivation de cette belle âme – quels sont les intérêts économiques sous-jacents, s’il s’agit d’atteindre les objectifs fixés par sa hiérarchie, d’un pari avec un pote pris à l’occasion d’un chat sur Telegram qui aurait un peu dégénéré (voir ses bonnes blagues avec Pannier Runacher et Schiappa dans un récent article du Canard Enchaîné), d’un péché d’orgueil, ou simplement d’un préjugé optimiste sur la capacité des outils numériques à résoudre le moindre problème de la vie. Peut-être un peu tout ça.
Mais ne soyons pas « négatif ». Restons optimistes quant à la nature humaine et tentons un instant de croire que notre ami Secrétaire croit réellement sauver les vies de ses concitoyens avec son techno-médicament #StopCovid.
Je ferais juste remarquer en introduction, et sans aucune malice, qu’en en ce qui me concerne, je respecte les distances de sécurité. J’applique même soigneusement tous les gestes barrières, de sorte que je perçois peu l’intérêt de l’application. A moins qu’on nous ait menti sur l’efficacité réelle de ces gestes ?
Nous pourrions aussi nous interroger sur l’efficacité de traquer l’animal possiblement contagieux au regard d’un simple argument utilitariste qui saura parler au startupper O. Aussi, pour être efficace, cette application nécessite-t-elle d’être généralisée, ou du moins étendue au plus grand nombre d’individus possible. La question est ainsi de savoir si cette généralisation permet le « plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre de personnes » ? (J.-S. Mill).
Peut-on ainsi renoncer à nos libertés fondamentales et accepter une transparence absolue, l’intrusion de l’État ou d’une firme dans notre intimité pour retarder quelques décès ? Et je dis bien « quelques », tout en concédant que chaque décès est un drame, parce que ce covid-19 ne tue in fine que fort peu de monde ; et qu’il en tuerait énormément moins encore si les pouvoirs publics avaient été en mesure de fournir les seuls et véritables outils préventifs que sont les masques et tests de dépistage précoces.
Comme toujours, le numérique nous est présenté comme le (fort couteux) remède miracle à un mal évitable ; ici avec quelques bouts de papier et élastiques. La technologie numérique est même souvent le remède à un mal qu’il aura lui-même créé. Ainsi en est-il, pour s’en tenir aux seuls petits désagréments pratiques, des outils numériques de contrôle parental censés protéger notre progéniture de l’utilisation de l’outil numérique lui-même, ou plus largement des protections contre les virus informatiques et autres chevaux de Troie, venant détruire et voler nos données rendues accessibles du fait de leur numérisation – personne ne me convaincra de la supériorité d’un coffre-fort numérique sur ma fidèle boite en fer abritant mes données sensibles version « papier »…
Restons-en toutefois à notre idée de bonheur. Je doute grandement qu’une société de citoyens, fussent-ils prioritairement des consommateurs, tire un plus grand bonheur à être en permanence sous le regard d’une autorité administrative publique ou privée. Pour ma part, j’avoue que je serais très heureux si par chance, personne n’est, et ne sera, en mesure de me « retrouver » et de me « prévenir », car si « nous ne sommes pas faits pour vivre dans l’ombre », nous ne sommes pas faits pour autant « pour vivre en pleine lumière », comme le relève brillamment Éric Fiat – et d’ajouter que « le clair obscur est le séjour le plus propre à l’homme… ».
Sans doute est-ce là une condition de l’Homme que le Secrétaire d’État chargé du Numérique de la République française ignore, ce qui est d’autant plus regrettable que lui-même ou ses semblables en font régulièrement les frais (qu’on pense aux récentes révélations de blagues entre ministres sur l’utilisation de You porn , ou à l’ami Grivaux).
Merci donc de ne pas vouloir me sauver à tout prix !
Je suis, certes, plutôt convaincu de faire partie d’une espèce en voie d’extinction ; comme nous le font pressentir les possibilités de menace nucléaire, la destruction de l’environnement, les pandémie de plus en plus nombreuses, l’expansion de la dénatalité et de la baisse de la fécondité à toutes les zones du globe, la montée des idéologies contre l’Homme (écologie profonde, antispécisme, combat pour l’euthanasie, etc.) ou encore les aspirations à la transformation et au dépassement de l’Homme par ajout de prothèses, modifications génétiques ou toutes autres trouvailles caractéristiques de la gnose contemporaine servie par le génie scientifique et technologique.
Pour autant, je m’estime quelque peu différent du panda géant ou du gecko à queue feuillue, en voie d’extinction ; et si je comprends la sollicitude à leur encontre, je préfère pour ma part qu’on me fiche la paix – ce qui me semble la première protection des uns comme de l’autre. Je n’aspire pas davantage à être assimilé à une charolaise et m’oppose à ce qu’un outil technique puisse être pensé comme une alternative à mon sens civique et à ma responsabilité individuelle.
Certes, un grand homme d’État a pu nous assimiler à des veaux. Mais il aura fallu une nouvelle génération d’hommes « politiques », et l’avènement d’un « État au service d’une société de confiance », pour oser proposer de « pucer » tout le bétail – ou du moins, et pour l’heure, tous ses consentants spécimens.
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« Et s’il avait changé, lui aussi ? S’il était devenu gentil, convivial, sécurisant, Big Brother ? Protecteur de la nature, Big Brother, et aussi de la santé publique ? », P. Muray, L’empire du Bien, 1991.
Norrin R.