Premiers temps du déconfinement. Le soleil est toujours présent, et les amis de retour. Les tests, les masques, le report des JO… Le Bac aura-t-il bien lieu ? Suspens ! Puis, l’école à la maison. Le télétravail. Évidemment…
Je confie alors à l’un d’entre eux mon observation selon laquelle le numérique, et en particulier l’interconnexion entre les objets de cette nature, avait bouleversé négativement les relations familiales et la vie domestique de certains de mes proches durant la période de confinement. Moi-même avouais-je avoir d’ailleurs peu gouté le plaisir des visioconférences et autres SMS professionnels à toutes heures ; pas plus que les quelques moments de désœuvrement supplémentaires passés devant Netflix, ou devant mon smartphone, sans doute à la recherche de quelque chose qui restera à jamais un mystère…
Sur ce, je me vois répondre que ces mêmes objets ont tout de même permis le « maintien du lien » avec la famille éloignée. Ne voulant pas me lancer dans une vaste histoire comparée du progrès des sciences et des techniques et de l’éloignement géographique (et peut-être même sentimental) des personnes au sein des familles, je me contente de répondre que les correspondances épistolaires et les outils techniques analogiques avaient su très bien suffire à nos parents pour maintenir des liens familiaux de qualité, sans pour autant pervertir notre quotidien.
L’argument choc n’a pas tardé : « heureusement que le numérique était là pour sauver l’économique » – et, sous-entendu, pour sauver les familles, puisqu’il est bien connu que ce qui est utile à l’économie de marché l’est forcément à chacun d’entre nous, indépendamment de la qualité des biens et services qui s’y échangent…
L’argument bien connu et déclinable à l’infini : « heureusement qu’il a du pétrole pour faire marcher ta voiture couillon ! », « heureusement qu’il y a des centrales nucléaires pour ta facture d’électricité ! », « heureusement qu’il y a Findus quand tu rentres tard du boulot ! » ; jusqu’au plus classique « heureusement que les américains étaient là en 40 pour sauver ton cul » !
Pour autant, je crois qu’il y a là autant d’affirmations qu’il y a « d’amis », et je pourrais défendre chacune des idées contraires, sans pour autant en être convaincu, tant il existe d’arguments opposables à chacune de ces thèses. En revanche, s’il y a une chose dont je sois certain, c’est que le numérique n’a pas plus sauvé l’économie qu’il n’a sauvé mon amitié durant cette période d’enfermement. Je dirais même que dans un cas comme dans l’autre, le numérique est plutôt le problème qu’autre chose.
Evacuons rapidement la seconde question en précisant que j’apprécierais d’autant plus cet ami qu’il ne me reprocha point de ne pas ouvrir un compte What’sApp, de ne pas inventer une nouvelle danse sur TIK-TOK ou de ne pas répondre dans la minute à ses SMS. En fait, ce qui me lie à lui s’exprime malgré le numérique.
De la même manière, le numérique n’a sauvé ni la globalité de l’économie ni l’ensemble des familles. Les deux ont même globalement survécus, malgré le numérique.
Il est ainsi sans doute vrai que le numérique s’est montré indispensable à la poursuite de certaines activités économiques. Sans doute les plus nombreuses mêmes, puisque le capitalisme actuel a intégré le numérique à tous les degrés de l’appareil de production, et qu’il intervient d’une manière ou d’une autre dans la majorité des secteurs d’activité.
Pour autant dire que le numérique a sauvé une grande partie de l’activité économique capitaliste ne signifie pas qu’il ait sauvé l’économie, sauf à réduire cette dernière à son sens le plus étroit.
Rappelons s’il en est besoin l’étymologie du mot – oïkonomia – la gestion d’une maison, et que toute la richesse d’une nation ne résulte pas de l’accumulation du capital et de la partie marchande de l’économie. A ma connaissance, l’essentiel de l’économie non marchande a su survivre de tout temps, et encore aujourd’hui, sans l’apport du numérique.
Ce qu’il convient alors d’ajouter c’est qu’une partie de l’économie marchande s’en passe encore fort bien, et pourrait s’en passer encore davantage si les tâches et les entreprises relevant de l’organisationnel, de la comptabilité, et autres services de back office, totalement numérisés, n’avaient pas pris une place aussi importante dans les processus de production – et ce à quoi il faut ajouter les services informatiques et les entreprises du secteur elles-mêmes…
En fait, lorsque mon ami nous explique que le numérique a sauvé l’économie, il expose l’idée selon laquelle une partie des activités économiques ont pu perdurer grâce au télétravail, rendues possible par les outils numériques tels que les visioconférences, et parce que ces activités consistent essentiellement en de la manipulation d’objets numériques, tels qu’une « suite bureautique » – et accessoirement parce le numérique, par l’intermédiaire des tablettes et autres jeux vidéo, a permis d’occuper les enfants pendant que les parents travaillaient…
Si nous détaillons ces activités économiques qui ont pu se maintenir grâce au numérique, de quoi s’agit-il ? Essentiellement des activités fondamentalement les moins indispensables – c’est-à-dire, grosso modo, les activités et secteurs relevant du domaine de l’organisationnel : comptabilité, management et ressources humaines, publicité, design, marketing, à peu de choses près tous les métiers de la finance, etc. La liste est, il est vrai, innombrable, et elle correspond à peu près à celle des activités, métiers et professions qui vivent du travail de ceux qui produisent les biens et les services réellement utiles. Ce qui peut interroger sur la rationalité et l’efficience de notre économie marchande dont les thuriféraires sont pourtant prompts à nous tenir un tel catéchisme.
Je concède toutefois, que l’interconnexion numérique a permis aussi la poursuite de certaines activités belles et bien vitales ; mais il s’agit alors de celles qui ont été condamnées à recourir au numérique que parce qu’elles y en ont été progressivement contraintes au fil des années du fait de logiques productivistes, de mises en concurrence, de spéculations ou de rationalisation des coûts et autres recherche d’efficience à plus ou moins court terme.
Ainsi en est-il des activités sanitaires et sociales, de l’agro-alimentaire et de l’industrie de divers autres biens de première nécessité, des activités de distribution de ceux-ci, et de la production artisanale de certains biens et services relevant de l’entretien du corps.
En fait, ce n’est pas l’économie qui a été sauvée grâce au numérique– c’est le numérique qui a accru son emprise sur le fonctionnement de l’économie et, de manière encore plus inquiétante, sur notre vie privée et intime. Se faisant, ce sont les acteurs de l’industrie numérique qui auront ainsi accentué leur emprise sur le fonctionnement global de l’activité sociale en réorganisant toujours davantage l’interconnexion entre les sphères marchandes et domestiques.
Mon ami aurait ainsi plus sûrement du affirmer : « heureusement que le numérique était là pour sauvegarder ton mode de vie, idiot ! ». Je l’aurais concédé. Et c’est bien le problème, car je ne suis pas du tout certain que mon mode de vie soit un modèle pour l’humanité qui vient, tant il est vrai qu’il me semble aliénant et non respectueux de mes besoins cognitifs, sentimentaux, affectifs et nutritionnels…
Ce qui a été ainsi préservé, c’est « l’essentiel » de nos modes de vie, pour la bonne raison que le numérique a su les transformer suffisamment des décennies durant, et sans qu’il y ait de débat politique, pour qu’il n’y ait d’autre alternative en temps de crise que de se soumettre encore davantage à son expansion, sauf résister et à se couper ainsi du reste de la société – et ne serait-ce pas encore une fois accorder trop d’importance au numérique que d’en faire un moteur de notre mode de vie, par volonté de s’y opposer ?
Alors oui, le numérique a préservé, par l’intermédiaire de nos modes de vie, son emprise sur notre existence, notre dépendance à l’outil numérique comme condition de notre être.
Et lui échapper semble un vain combat. Car ce serait ainsi combattre le Marché, mais aussi l’Etat – les deux marchands de longue date main dans la main, de sorte qu’aucun progrès scientifique ou technique nécessaire à l’économie marchande n’aura été empêché par notre Léviathan pour nous préserver de leur violence. L’Etat encourage ainsi le déploiement du numérique comme naguère celui des pesticides.
Le numérique a été rendu incontournable, dans d’innombrables domaines, grâce, ou même peut-être à cause de l’Etat. Lorsqu’il aura imposé la totale dématérialisation des démarches administratives et fiscales, il sera mal venu d’envoyer un document papier à son administration… Ce faisant, il aura imposé l’achat des outils nécessaires, et celui de tous les services et autres abonnements indispensables, et créé de nouvelles inégalités sociales en grevant les dépenses des ménages les plus modestes, qui pouvaient encore s’affranchir de l’achat d’une enveloppe généralement préaffranchie).
A une autre échelle, il aurait remplacé le papier, s’arguant d’une bonne volonté écologique, alors même que l’industrie numérique est extrêmement plus nuisible à l’environnement que l’utilisation du papier (l’industrie nécessitant l’exploitation des terres rares, des data-center, serveurs et ordinateurs énergivores, et toute une industrie traditionnelle nécessaire à la production du matériel…). Plus grave encore, il n’a pas même diminué la consommation de papier !
La crise aura été ainsi un facteur d’accélération du pire, jusque dans la transformation des relations sociales et familiales, pour revenir sur l’idée que j’exprimais généreusement à mon ami.
Je dis « accélération », parce que cela fait des années que le numérique modifie la répartition des temps ainsi que la nature des relations et la qualité des interactions au sein des familles.
Je dis « pire », car je pense qu’il est encore possible de dégager une distinction entre le bien et le mal, et qu’à défaut de hiérarchiser les « types » de familles, nous pouvons considérer qu’au-delà de ses différences de composition, celle(s)-ci garde(nt), par nature oserais-je dire, des fonctions qui leur sont propres et qui les différencient pour exemple de l’entreprise.
Si tel n’était pas le cas, ne serait-il pas inutile de maintenir les deux termes dans notre vocabulaire ? Mais peut-être n’est-ce là qu’une question de temps avant de fusionner les deux…
Car à défaut de partager une même fonction, famille et entreprise sont irriguées par les mêmes logiques managériales : mise en place de moyens, de processus d’évaluation et d’actions correctives ordonnées au regard d’objectifs plus ou moins contractualisés, mais opposables à ses composantes. Un départ en vacances ? Pas de souci : plan de financement et rétro planning – tableau Excel® à la clé !
Ce n’est pas un hasard par exemple si les conseils donnés aux parents durant la crise empruntent autant à la langue managériale : experts, rythme, tableau, planning, plan d’action, opportunité, activités ; le summum étant le guide des parents confinés : « Les crises constituent un moment exceptionnel pour faire sortir en chacun l’entrepreneur qui est en lui ». En effet, la crise apparait pour bien des acteurs comme l’accélérateur d’un mouvement en cours dont ils profitent allégrement, tant il est vrai que leur propre succès n’eut été possible dans cet univers anhistorique où l’apparence et le simulacre ont remplacé la connaissance et la « valeur esprit ».
En fait, il existe déjà un terme pour regrouper les deux notions : il s’agit de celui d’ « organisation ». Il faut comprendre ce qui est alors en jeu : la substitution du terme d’organisation à celui d’institution – nous alerte sur un problème anthropologique et politique majeur auquel nous sommes confrontés, puisque que la chair comme l’individu ont besoin d’être institués pour être respectivement homme et citoyen.
La crise sanitaire actuelle, n’est donc pas que sanitaire. Elle est ce moment historique où le cheval de Troie numérique a été placé devant la porte de la majorité des foyers, comme une offrande, qui une fois rentré chez nous viendra toujours plus grignoter le temps familial, dénaturer les relations entre les personnes qui la composent et affirmer la prégnance dans l’univers privé domestique des techniques développées historiquement pour accroitre la productivité. Elle est ainsi ce moment historique où l’étanchéité entre les mondes de l’entreprise et du foyer familial n’a jamais été si faible. École et travail à la maison, rendus possibles grâce au pharmakon numérique, ont joué ici un rôle essentiel – contribuant à contaminer encore un peu plus la vie familiale, enfonçant le clou dans le processus de désinstitutionnalisation de la famille.
Cela en ravira sûrement plus d’un – en fait, tous les acteurs qui se battent pour monétiser notre existence, accentuer la marchandisation du monde et, plus largement, pour mettre à bas le monde d’avant, celui où la différenciation des êtres, des temps et des espaces, était au cœur de l’ordonnancement du Monde.
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Mon ami, je ne pense pas que tu ais raison, mais tu n’en as pas moins vu juste. Quelque chose d’important est arrivé, qui a mis dramatiquement en scène le numérique, l’économie et la famille.
Le covid19 a ainsi accéléré la création d’entreprises sans en créer une seule. Par la seule contamination managériale de la sphère familiale il a simplement dilué la vie familiale dans la logique de fonctionnement de l’entreprise, transformant encore davantage nombre de familles en petites entreprises, et chacun de ses membres en collaborateurs.
Coup double même ! Il a dilué plus avant la vie familiale dans l’environnement numérique et professionnel – accentuant le temps passé devant les écrans et la captation de notre attention (enfants et parents), dénaturant les repas familiaux et réduisant le temps de sommeil, augmentant la durée de nos journées de travail, mettant gracieusement à disposition des employeurs nos locaux et nos équipements.
Ce n’est pas les familles qui auront bénéficié du numérique, mais nos employeurs, et ceux dont le numérique est leur business – ceux par exemple dont la valeur en bourse de leur entreprise est généralement la plus éloignée du nombre d’employés salariés : la GAFAM en premier lieu.
Tant et si bien que même en terme d’accès à l’emploi, la majorité de familles reste perdante. L’industrie numérique ne crée jamais autant d’emplois qu’elle n’en supprime. Elle clive par ailleurs toujours davantage le monde de l’emploi, entre extrême qualification et bullshit job – la production nécessite toujours moins d’emplois à mesure que la technologie des biens produits augmente, et les armées de « travailleurs du clic » pour exemple, même très hypothétiquement ramenés sur le sol français, ne remplaceront jamais les métiers et emplois perdus par ailleurs, ni en quantité, ni en qualité…
Je le sais mon ami, tu contesteras nombre de mes propos. Peut-être même iras-tu sur tes réseaux sociaux t’amuser avec d’autres de ton étrange ami et de ses idées loufoques ? Iras-tu jusqu’à alimenter un site sur les fake news que je ne t’en tiendrais pas rigueur. Car l’amitié de ceux qui partagent le pain et le vin ne s’efface pas d’un simple clic.
Norrin R., Mai 2020