Baptiste Rappin, Tu es déjà mort ! Les leçons dogmatiques de Ken le survivant, Ovadia, Nice, 2019.

Contrairement à ce que nombre d’auteurs pensent, la catastrophe n’est pas devant nous. Elle a déjà eu lieu puisque qu’elle est consubstantielle de l’époque industrielle. L’effondrement ? Nous le vivons chaque jour. C’est le point de départ de cet ouvrage. Et l’auteur sait de quoi il parle. N’a-t-il pas grandi devant le Club Dorothée, avant de devenir Professeur-chercheur en école de commerce, et aujourd’hui Maître de conférences dans un Institut d’Administration des Entreprises ?
La question posée par B. Rappin n’est donc pas de savoir comment éviter l’effondrement, mais plutôt celle de savoir comment construire la société d’après ?
La démarche argumentative proposée est originale et astucieuse. Partant du manga post-apocalyptique Ken le survivant, l’auteur met en exergue, en creux, les éléments constitutifs de toute civilisation – c’est-à-dire ceux qui, une fois disparus, laissent la place à la barbarie, telle qu’elle est mise en scène dans l’œuvre précitée. Pages après pages, nous mesurons alors combien nos sociétés occidentales semblent avoir ainsi saboté leurs fondations.
Petit rappel : Le remplacement progressif de nos institutions par des organisations fonctionnelles et utilitaires occupe une place centrale dans les précédents travaux de l’auteur qui m’ont été donnés de lire. Pourquoi ? Parce que B. Rappin voit dans ce mouvement, qualifié de pan-organisationnel, l’avènement d’un modèle anthropologique général qui est constitutif d’une forme d’anti-généalogie – ce dernier étant précisément la caractéristique première de l’effondrement actuel.
Cette anti-généalogie est formidablement illustrée par les
extraits du manga précité, ainsi que part
quelques autres références à des œuvres décrivant un monde même
post-apocalyptique.
La caractéristique commune est ainsi l’absence d’institution,
de sorte que l’intermédiation entre l’individu et la Référence (la pensée de
Pierre Legendre irrigue la réflexion de l’auteur), disparait. Dans ces
conditions, l’existence n’est plus que celle de l’instant, la culture, et la
mémoire ayant ainsi disparues. Ne règne
qu’une apparente coopération entre êtres indifférenciés, brutaux, rassemblés en
meutes et gouvernés par la volonté et l’arbitraire du plus fort, car ce sont là
les formes d’existences les plus appropriées à la vie lorsque celle-ci
se résume à la survie. Et malheur aux plus faibles…
C’est le règne du désert, à la fois métaphore d’un monde aride où rien ne pousse, faute de racine, mais aussi image de l’uniformité – chaque grain de sable étant semblable à l’autre -, soit l’avènement du « neutre », de l’horizontalité informe, de l’indifférenciation des sexes, et des places. Un univers où, de facto, il est devenu impossible de transmettre et d’accepter le legs des générations précédentes, chacun faisant mine de ne rien devoir à ses prédécesseurs.
En lisant ce livre je me rends compte qu’il est à la fois aisé et bien compliqué de reconstruire un mode habitable après l’effondrement. Aisé, car la solution est connue. Compliqué, parce que cela suppose une lucidité et une volonté qui semblent aujourd’hui absentes.
Pouvons-nous en effet encore être des architectes capables de construire des colonnes et d’accepter d’y poser un toit au-dessus de nos têtes ?
Ne serions-nous pas plutôt Déjà morts sans en avoir encore conscience ? Comme les ennemis de Ken qui, bien que debout, n’en ont pas moins été touchés à un point vital.
Se poser la question nous laisse entrevoir un espoir, ce qui n’est pas le moindre des apports de l’enseignement dogmatique de Baptiste Rappin…