Alasdair MacIntyre, L’homme, cet animal rationnel dépendant, Tallandier, 2020 (1999)

Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Aussi, saluons-nous l’édition française de cet important ouvrage écrit il y a plus de 20 ans par un des plus importants philosophes anglo-saxons de notre époque.
L’ouvrage nous invite à un détour important : pour philosopher, nous avons besoin de préciser ce qu’est l’homme. Ce à quoi s’emploie l’auteur en nous confrontant aux dauphins… Cela pourrait paraitre saugrenu. Sauf qu’à l’époque où le militantisme “philosophique” nous noie dans les eaux de l’antispécisme, de l’hybridation homme-machine, du transhumanisme et des autres avatars de la postmodernité, la démarche n’est pas inutile.
Elle est en ce point un peu comparable à celle de François Flahault qui, se retrouvant dans certaines impasses philosophiques, a construit une œuvre féconde ambitionnant d’établir une anthropologie générale. MacIntyre ne va pas jusque là. Sans doute parce qu’il ne dialogue pas exactement avec les mêmes auteurs, mais tous deux en viennent à réinterroger la nature propre de l’homme et ce qui fait société à l’appui des travaux les plus avancés de l’éthologie, et en ouvrant d’autre part une focale particulière sur le petit d’homme, mobilisant notamment D. Winnicott.
Il en ressort dans un cas comme dans l’autre une définition de l’homme comme animal politique – mais qui resitue la dimension politique dans la quotidienneté de nos actes, dans un enchevêtrement de relations de dépendance sans lesquelles nous ne serions hommes. C’est ce que la philosophie, magnifiant le logos, oublie trop souvent…
Car, l’homme est un animal rationnel, mais dépendant – c’est dans le titre… Cela signifie tout d’abord qu’il est capable de donner des raisons à ses actes, par delà la recherche de satisfaction de ses besoins, différenciant au passage ses besoins de son intérêt. Mais pour ce faire, il doit raisonner en référence à des vertus, ce qui le différencie là encore du dauphin… Et c’est l’acquisition de ses vertus au contact des autres qui font de lui un “raisonneur pratique indépendant”. Autrement dit, nous ne pouvons être ce raisonneur indépendant qu’à la condition expresse de reconnaitre notre dépendance – soit, ce que nous devons à l’autre.
Progressivement, suivant une argumentation logique et rigoureuse, c’est une forme d’économie relationnelle du “donner-recevoir” qui se dégage, dessinant les contours d’une alternative crédible à la pensée utilitariste. Là encore une des cibles d’Alasdair MacIntyre est identique à celle de F. Flahault.
Notre capacité à donner étant en outre dépendante du fait d’avoir reçu, l’auteur apporte alors quelques éléments d’analyse des relations entre les sphères du privé et du public. Pourquoi ? Parce que les vertus de la dépendance commune, soit la capacité à faire du bien commun une condition de son bien-être personnel, s’acquièrent dès les premiers âges de la vie – dans la structure familiale. Mais aussi parce que la famille ne se suffit pas. Ses capacités de transmission de ces vertus (générosité, tempérance, honnêteté…) et à rééduquer les désirs infantiles, dépendent des formes politiques et sociales, plus où moins favorables à cette relation du donner et du recevoir, au sein desquelles elle est enchâssée.
La question est de savoir si notre société technicienne et productiviste, qui a fait de l’efficacité la mère des vertus, et de la consommation mondaine et compulsive l’énergie première de son économie, est encore capable de créer un environnement susceptible de renouveler cette intelligence de vie où chacun est encore en mesure d’apprendre auprès des plus faibles, de vivre sa propre dépendance comme une condition de son bonheur.