Célia Izoard, Merci de changer de métier. Lettres aux humains qui robotisent le monde, Éditions de la dernière lettre, 2020.

Les rêves des ingénieurs sont souvent les cauchemars des autres – d’où l’idée de changer le monde en les incitant à se réveiller… Tel pourrait être le résumé de ce petit livre de Célia Izoard. Celui-ci regroupe un texte inédit, plusieurs articles parus dans la revue Z, ainsi que la reproduction d’une lettre envoyée par N. Wiener en 1949 au président du principal syndicat américain de l’automobile dans laquelle le père de la cybernétique l’informe du risque massif que la robotique fait peser sur les travailleurs.
Un des intérêts majeurs de cet ouvrage est de développer un argumentaire critique à l’endroit de la robotisation à partir d’un travail d’enquête journalistique réalisé auprès d’ingénieurs directement impliqués dans celle-ci – en l’occurrence ceux du Laboratoire d’analyse et d’architecture des systèmes (LAAS).
La réflexion de l’auteur prend ainsi la forme de lettres qui leur sont adressées, interrogeant le sens même de leurs travaux menés sur les véhicules autonomes, mais aussi dans le cadre du projet Romeo2, visant à produire un robot humanoïde d’assistance aux personnes âgées. Célia Izoard décrit dans un premier temps les effets délétères sur l’environnement de ces nouvelles technologies reposant sur le numérique – la face cachée du numérique en quelque sorte, pour reprendre les termes de l’Ademe.
Les arguments développés pour nous faire croire que le véhicule autonome participe d’une “transition écologique” tombent un à un, le bilan dressé étant au contraire particulièrement éco-destructeur : création de nouveaux datacentres qui sont autant de gouffres énergivores, multiplication des antennes relais, de la 5G, des batteries, caméras, etc. Tout ceci entrainant une démultiplication des usages du plastique (et donc des énergies fossiles), des terres rares et de la production de déchets difficilement recyclables, ou tout bonnement non-recyclables (voir aussi les travaux d’Anna Bednik). Ce à quoi il faut ajouter que la durée de vie des véhicules est inversement proportionnelle à l’utilisation de l’électronique embarquée. Et si ces arguments ne suffisaient pas, l’auteur souligne le risque d’un “effet rebond” – c’est à dire l’hypothèse d’un accroissement des déplacements liés aux aisances même de ce type de mobilité : la possibilité de se déplacer tout en faisant autre chose, de ne plus avoir à chercher une place pour se garer, de ne plus se préoccuper de son taux d’alcoolémie.
Après avoir démonté l’argument écologique, Célia Izoard attaque de front le thème qui donne le titre à l’ouvrage, en montrant l’impact terrible de ces nouvelles technologies sur l’emploi de ceux dont il s’agit de se débarrasser. Car telle est la principale – si ce n’est l’unique – raison de la chose : réduire les coûts en personnel grâce à l’automatisation de tâches qui semblaient jusqu’à peu irrémédiablement dévolues à l’humain.
La paye des chauffeurs représenterait ainsi 40% du coût du fret de marchandise (p.44), et le véhicule autonome permettrait pour des entreprises telles qu’Amazon ou eBay de limiter notamment le coût du dernier kilomètre, celui sur lequel il est particulièrement difficile de faire une économie d’échelle, puisqu’il faut livrer chaque paquet un par un, au domicile des clients.
Célia Izoard montre combien tout autre argument s’avère fallacieux, et en particulier celui qui consiste à nous décrire le processus magique par lequel des emplois forcément “inintéressants” seraient naturellement remplacés par des jobs propres et qualifiés au service de l’automatisation. Sur ce point la journaliste explique clairement comment la robotisation commence généralement par appauvrir le métier, avant de se présenter ensuite comme la solution de remplacement. Et en tout état de cause, il est hautement improbable que les quelques nouveaux jobs créés puissent apparaitre comme des opportunités réalistes pour les personnes privées de leur emploi. Ce sont d’autres qui en “profiteront”.
Et que dire de l’argument “philanthropique” défendu par les promoteurs du véhicule autonome selon lequel ce dernier conférerait un gain de sécurité ? Si les moyens financiers consacrés à la mise en circulation du véhicule autonome étaient attribués aux transports en commun, à l’aménagement des routes, à la réfection des surfaces, nul doute que le nombre d’accidents sur les routes serait limité.
On ne voit pas non plus en quoi une navette pilotée autonome rendrait davantage de services aux populations rurales qu’une navette pilotée par un humain -dernier des arguments déployés pour convaincre les crédules de l’utilité de ce qui apparait in fine comme le dernier avatar du grand bluff technologique.
Le travail de Célia Izoard illustre d’ailleurs chacune des thèses de Jacques Ellul. Mais elle dévoile néanmoins, d’articles en articles, quelques pistes d’espoir. D’où cet entretien avec un ingénieur en robotique démissionnaire, placé en toute fin d’ouvrage, qui nous invite à croire encore en l’éveil des consciences individuelles ; mais aussi, et c’est le sens de l’ouvrage, qui nous invite à réclamer un débat public sur ces choix politiques auxquels nous ne sommes jamais associés.