Par C. De S.
La plus récente actualité dans le domaine de l’aménagement du territoire est dominée par la question de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers. La perte associée à cette consommation, en termes de « services écosystémiques », mais également de qualité de vie et du paysage, est de plus en plus inquiétante : absorption des rayonnements solaires, ruissellement des eaux, perte de capacité de stockage du carbone, pression sur l’agriculture, grignotage du ciel,mitage des espaces de verdure et des refuges de biodiversité et, bien sûr, l’uniformisation des littoraux. La lutte contre l’artificialisation des sols est depuis 2007 et le Grenelle de l’environnement un des objectifs majeurs du Ministère de la Transition Écologique et Solidaire, inscrit dans la loi et récemment ré-évoqué par la Convention Citoyenne pour le Climat.
Si certains documents d’orientation régionaux sont dotés d’objectifs chiffrés pour arriver à freiner le phénomène, la politique de lutte apparaît à la fois très ambitieuse et très pragmatique. Alors qu’on annonce humblement en 2018 vouloir arriver à un objectif de « zéro artificialisation nette » d’ici 2050, les leviers déployés relèvent d’opérations fiscales disparates et ne perturbant que peu les lignes cadrant l’aménagement et la construction.
Parmi les leviers plus ambitieux étudiés par le Ministère de la Transition Écologique, la densification du bâti fait l’objet d’une attention particulière[1]. Elle consiste à user de méthodes de construction permettant de produire des bâtiments plus denses, c’est-à-dire où le rapport entre la surface de plancher (« utile ») des espaces intérieurs et l’emprise au sol est plus important. Les scénarios modélisés par le Ministère traduisent rarement l’ambition de dépasser l’utilisation de simples outils techniques et fiscaux pour concevoir un aménagement différent. La concurrence entre les métropoles françaises ou la prégnance des acteurs privés – promoteurs ou aménageurs – dans les processus de fabrication des espaces ne sont par exemple jamais remises en cause. La « transition écologique » s’interdit en fait d’être ce qu’elle pourrait désigner si on ne la cantonnait pas à perpétuer les pratiques actuelles.
Loin de savoir pour l’instant si des objectifs de densité seront inscrits réglementairement de façon coercitive (nous en doutons), nous pouvons pour l’instant examiner les réalisations urbanistiques et architecturales achevées avec un souci particulier de densification.
Nous disions plus haut que la densification ne saurait être un choix fondamental car elle est essentiellement une notion quantitative qui ne permet pas de rendre compte de ce qu’est un bâtiment. Il faut pour cela faire remarquer ce qui peut être contre-intuitif. Ce qui apparaît premièrement à l’esprit lorsque l’on évoque un bâtiment dense, c’est la figure de la tour, qui permet en effet de concentrer une surface utile importante pour peu d’emprise au sol. On peut considérer par ailleurs que la faible emprise que la tour possède au sol est comme « compensée » par une « emprise au ciel », qu’elle découpe depuis de multiples points de vue ailleurs sur le territoire.
D’autres exemples sont moins évidents : les grands ensembles de l’après-guerre et des années 70 sont moins denses que le Paris haussmannien ou de la Restauration, les pentes de la colline de la Croix-Rousse à Lyon, ou ailleurs le Barcelone du plan Cerdà. Nous prenons ces exemples car ils font des villes européennes des exemples en matière d’organisation urbaine « sobre », mais également parce que nous les savons reconnus pour la qualité des espaces qu’ils produisent et l’imaginaire qu’ils ont pu véhiculer à travers les esprits du monde entier.
C’est là qu’apparaît le défaut majeur de considérer la densité comme un indice de « vertu » de la ville – et encore plus comme traduisant une qualité de vie. Si en effet elle est à l’origine d’un fonctionnement du système ville « vertueux » en termes de comportements, elle n’est pour ces villes qu’un accident qui s’est comme surajouté aux qualités spécifiques qu’ont produit les cultures régionales, les climats, les reliefs et la quête d’objectifs bien différents que les objectifs annoncés des politiques actuelles – hygiène, sécurité, bon fonctionnement des circulations etc.
Mais alors, si l’on observe que la densification a pu être produite par le passé au sein d’espaces et de bâtiments à la fois de bonne qualité et aux particularités affirmées, il se pourrait que les politiques actuelles qui recherchent la densification produisent à leurs tours des espaces et des bâtiments qualitatifs.
L’examen des productions actuelles invite malheureusement à émettre une réserve sérieuse à ce sujet. Paris est à ce titre un exemple probant. Loin d’affirmer l’identité de l’urbanisme de notre capitale, les projets nouveaux – parfois récompensés pour leur qualité architecturale – s’inscrivant dans une démarche de densification de la ville, rompent totalement avec les standards des décennies passées, allant même jusqu’à s’y substituer, avec le secours de nombreuses démolitions. Le plus édifiant est que cette rupture s’opère régulièrement au détriment d’espaces préservés au sein de la ville, et à rebours des objectifs poursuivis à l’origine par la densification.
Il en va ainsi de nombreuses opérations menées dans les anciens arrondissements industriels et de faubourgs (12ème, 13ème, 14ème…) avec le concours des aménageurs, des promoteurs, et bien sûr de la Mairie de Paris, potentiellement en quête d’attractivité et parfois de visibilité. L’appareil réglementaire et politique actuel, et la métropolisation concurrentielle, peuvent poursuivre leur œuvre délétère, pour l’environnement comme pour les habitants. On ne compte plus les projets ennemis de toute logique écologique : les espaces verts ou de friches n’ont plus de raison d’être, que celle d’être consommés.
Tel est par exemple le sort du jardin des anciennes écuries de la gare d’Austerlitz, récemment artificialisé pour accueillir une extension de ladite gare constituée d’un centre commercial à l’échelle démesurée et à l’architecture sans identité. Dans un quartier avec de nombreux flux (gare, hôpital, artère voiturée, tourisme), à l’architecture déjà assez disparate et au commerce local déjà fragilisé, le projet apparaît en désharmonie totale avec les enjeux locaux – mais est-il prévu pour les habitants ?
Le douzième arrondissement est constellé de projets similaires, toujours sur des espaces verts et/ou des lieux d’intérêt patrimonial : cité Debergue, siège Derichebourg[2], rue des Meuniers[3], rue de Reuilly[4]… Citons enfin le mitage progressif du parc de l’hôpital La Rochefoucauld dans le quatorzième arrondissement, condamnant les sols en même temps que les perspectives.
Partout, la densification écrase les friches, les arbres, les pelouses et les points de vue.
L’optimisme conduirait à imaginer que les friches industrielles et ferroviaires réhabilitées ailleurs en périphérie sont, ou pourraient être, destinées à l’accueil d’espaces aux qualités, compensant les pertes occasionnées. Il n’en est rien. Les édiles réservent ces zones à des grands projets à l’avantage des promoteurs, à l’image des très récentes tours « Duo » à la porte de France, ainsi que du moins récent quartier de la Bibliothèque Nationale de France.
Ce mouvement est loin de s’affaiblir, et il va au contraire en s’accélérant : Hidalgo et ses semblables, faisant foi d’un pradelisme forcené, souhaitent désormais lancer un projet d’aménagement démesuré près de la porte de Charenton visant à la construction de deux îlots comprenant notamment six tours entre le boulevard des maréchaux et le périphérique[5]. Les tours seront visibles du bois de Vincennes, comme pour rappeler au promeneur qu’il est bien en ville. Le projet pharaonique de reconstruction de la gare de Lyon Part-Dieu ferait presque pâle figure s’il subissait la comparaison avec cette opération de substitution du ciel par le verre et le béton.
Est-ce à dire que la densité est par essence un objectif d’aménagement délétère ? Nous ne le pensons pas, car elle n’est pas autre chose au fond qu’une mesure quantitative. L’enjeu se situe pour nous davantage au niveau du paradigme politique et technique au sein duquel doivent naviguer les aménagements de notre temps, qui est ce qui explique les ruptures par rapport au passé : rôle et sens de l’architecture, qualification et considération de la terre et des sols. Même s’il est trop tard en de nombreux endroits, nous pensons qu’il n’est pas impossible d’engager une transformation véritable de ce paradigme afin de rompre avec la tendance urbanistique actuelle qui pollue et fracture visuellement nos villes en aggravant l’impact des concurrences métropolitaines.
Comment ? Par la recherche d’abord d’une architecture et d’une conception de la ville faisant continuité avec les artefacts du passé et de la nature, mais également cohérentes avec les besoins des populations.
C. De S., Mars 2021
[1] Trajectoires vers l’objectif « zéro artificialisation nette » : Éléments de méthode, Commissariat Général au Développement Durable, THEMA de décembre 2019
[2] Démolition et reconstruction en R+9 au 123, avenue Michel Bizot.
[3] Bâtiment R+5 allant du 37 au 55, rue des Meuniers.
[4] Bâtiment de l’EM Grenoble s’étendant du 82 au 94, rue de Reuilly.
[5] Le paysage de cette zone souffre déjà de lourdeurs hétérogènes (centre commercial Bercy 2, tours Duo, anciens bâtiments ferroviaires…), et sa seule qualité est d’être encore dégagé sur le ciel. Le projet s’intitule « Bercy-Charenton ».