David Muhlmann, Capitalisme et colonisation mentale, Puf, 2021.

Nombreux sont les ouvrages décrivant les mécanismes par lesquels le capitalisme dévore les ressources environnementales et colonise les espaces physiques, mais aussi psychiques. Nous devinons sans peine que celui que nous tenons entre les mains met l’accent sur le second registre, même s’il s’autorise quelques rapides développements sur les deux premiers, tant il en vrai que l’un ne va pas sans les autres.
C’est que le capitalisme est effectivement un phénomène total. Toutefois, s’intéressant aux transformations du capitalisme observables depuis quelques décennies, il faut aussi introduire une autre variable : le management. L’auteur y fait largement référence. A tel point qu’on a bien du mal à distinguer dans son analyse, ce qui relève de l’esprit du capitalisme, et ce qui relève du management.
L’auteur semble en effet assimiler le second à une forme de logique fonctionnelle du premier. Il est vrai que les nouvelles logiques managériales utilisées dans la sphère productive reposent sur les mêmes ressorts libidinaux que ceux à l’œuvre dans la sphère de consommation. Il est vrai aussi que ce qui se vit ainsi dans la sphère du travail s’exporte dans la sphère domestique, et cela toujours davantage avec l’essor des nouvelles technologies et du télétravail…
Pour autant il ne faudrait pas croire que le capitalisme et le management soient identiques. Or, la sensibilité “freudo-marxiste” de l’auteur le conduit à faire jouer à la colonisation du désir un rôle explicatif “totalisant”, comme si les deux ne pouvaient qu’être inséparables, et évoluer ainsi à l’identique. Nous sommes dubitatifs.
Les logiques managériales relevées par l’auteur sont en fait très inégalement réparties dans la sphère productive. Dans bien des entreprises, et en particulier pour les travailleurs les moins qualifiés, le fun, la décontraction ou la neutralité douce ne se sont jamais substitués à un mode de commandement autoritaire et vertical – tout au plus y a-t-on ajouté un zeste de séduction… De même, les observations de l’auteur valent-elles pour toutes formes de capitalisme, ou seulement pour le modèle occidental (le capitalisme chinois par exemple fonctionne-t-il à l’identique, avec les mêmes techniques managériales) ?
Il y a donc vraisemblablement un type de management propre à chaque “type” d’organisation capitaliste. AU surplus, on peut très bien observer une accentuation de l’oppression dans la sphère productive, y compris sous ses formes les plus autoritaires, et une plus grande permissivité dans la sphère de consommation, comme le démontrait Michel Clouscard en son temps.
Cela n’invalide pas pour autant totalement le modèle de compréhension du phénomène exposé par l’auteur, qui reste très largement valable pour notre société française, et notamment pour les classes moyennes et supérieures occidentales : ” Le sujet, investi dans une quête de reconnaissance managériale dans le champ du travail, fait dériver une part de sa frustration par l’acquisition dans le champ de la consommation ; la satisfaction obtenue n’est que temporaire, ce qui relance sans fin le cycle de la production et de la consommation” (p. 92).
Mais où David Muhlmann est le plus convainquant, c’est lorsqu’il conclue sur le fait que “l’industrialisme et le productivisme ne sont pas réductibles à l’organisation du processus d’accumulation” ; de sorte que pour changer les choses, il ne suffit pas de s’attaquer directement au processus économique, il faut aussi proposer une transformation spirituelle préalable – susciter “un désir éthique et politique de retrait de l’investissement mental et libidinal hors du champ de la production et de la consommation” (p. 104).
L’auteur estime que les révoltes actuelles contre le capitalisme oscillent entre repli et utopie, mais il voit aussi dans l’expérience de la crise sanitaire de la Covid-19, l’occasion de quelques débranchements des espaces de travail et de consommation ayant suscité des comportements de rétractions, qui laissent entrevoir des lueurs d’espoir.