Perrine Simon-Nahum, Les déraisons modernes, Éditions de l’observatoire, 2021.

Perrine Simon-Nahum est historienne de formation, et attachée au département de philosophie de l’École normale supérieure. Son ouvrage questionne l’apport actuel de la philosophie au sein d’une époque qui tend à enfermer les individus dans leur histoire, quand elle ne témoigne pas d’une sortie de l’Histoire…
Entre collapsologie et “progressisme” victimaire et révisionniste, entre séduction pour l’apocalypse et guerres d’identité, les “déraisons modernes” semblent donner raisons aux inquiétudes d’Hannah Arendt qui, dans La condition du monde moderne, parlait d’une “perte du monde” – expression que l’auteur reprend à son compte en clôture de son premier chapitre qu’elle intitule “La paralysie de l’histoire“.
L’auteur en appelle alors à “Refaire l’histoire” ; ce à quoi doit contribuer une “philosophie de la relation” qui, dans un engagement quotidien auprès de l’autre et dans le soin accordé à autrui, ouvrirait des perspectives d’actions réelles. Ceci, à la différence de l’ambitieuse responsabilité à l’égard des générations futures inspirée par l’heuristique de la peur d’Hans Jonas. L’auteur estime que le “principe de précaution” qui en découle se manifeste aujourd’hui par une résignation, un désespoir poussant certains à des tentations gnostiques, tel le fait de refuser d’engendrer et de transmettre pour des motifs “écologiques”. Mais l’auteur fait aussi le parallèle avec certains mouvements étonnamment qualifiés de “progressistes”, qui s’enferment dans une bulle identitaire, ne supportant pas d’être confrontés à une altérité qui pourrait blesser leur égo, et revendiquant ainsi l’usage d’une telle précaution à leur égard.
La mise en perspective de ces deux phénomènes est intéressante. Nous ressentons néanmoins à la fin de cet exposé qui s’égraine durant tout le premier chapitre une impression partagée.
Nous regrettons ainsi que l’auteur mette dans le même sac de la collapsologie – écologie mutilée comme la qualifie Renaud Garcia -, tous les penseurs de l’effondrement. C’est d’autant plus regrettable que dans le second chapitre, lorsqu’elle précise sa critique de certaines idéologies “progressistes”, elle distingue bien, parmi les féministes, celles qui défendent une forme d’universalisme visant à l’extension d’un espace de liberté pour tous, et l’essentiel des néoféministes différentialistes et victimaires, qui prônent la guerre de toutes contre tous. Or, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, toutes les pensées “effondristes” ne sont pas semblables, à l’image de la pensée féministe. Certains auteurs ne nous interdisent pas de faire notre deuil – phénomène consubstantiel de toute relation qu’elle considère, à juste titre, comme une moyen d’envisager un avenir meilleur, en ayant tiré profit de l’expérience de la rupture (p. 141). Bien au contraire, bien des penseurs de l’effondrement nous invitent à reconsidérer l’importance des relations humaines et de la dépendance pour empêcher une apocalypse qui n’est aucunement inéluctable. Sans doute l’auteur accorde-telle ainsi trop de place à des auteurs tels que Diamond ou Hatari.
La critique de Perrine Simon-Nahum sonne en revanche particulièrement juste, lorsqu’elle assimile les critiques de l’universalisme portées par les différents tenants de la pensée Woke et de la cancel culture à une autre forme d’effondrement… Ce qu’elle résume par le fait que pour “être dans l’histoire, il faut faire l’histoire. Et qu’on fait jamais l’histoire seul” (p. 158), coupé des autres et d’un passé commun ; ou lorsqu’elle explique, à titre d’illustration, qu’il “ne sert à rien d’imposer l’écriture inclusive (…) si c’est pour condamner l’autre” (p. 155).
C’est pour maintenir chacun dans une histoire commune, dans une attention réciproque de chacun à l’égard de l’autre, que l’auteur en vient à invoquer le recours aux institutions. Mais celles-ci ne sont d’aucune aide sans, souligne-telle, un engagement personnel auquel elles donnent “une épaisseur” en retour, “en nous rappelant de quelle histoire nous venons” (p. 178). La force des institutions est aussi de pouvoir mettre en scène un débat démocratique, donc contradictoire. Tout ce à quoi fait obstacle encore une fois la cancel culture. Cette dernière est donc bien une déraison moderne, qui ronge nos institutions au risque d’un effondrement total de l’édifice sur lequel nous avons fondé notre culture et notre humanisme, et qui empêche ainsi toute mobilisation en faveur d’un bien commun.
L’appel de l’auteur à réinvestir nos institutions, ou à en créer de nouvelles, débouche sur une proposition inattendue exposée par Alain Supiot, et qu’elle reprend à son compte. Il faudrait se débarrasser de la référence à la solidarité, qui renvoie à une politique de répartition des aides à l’égard de certaines populations, et lui substituer l’idée de solidarisme. Effectivement, la IIIème République préfèrerait honorer le mérite que flatter l’instinct victimaire, et l’assistanat… Mais dans le contexte actuel, ultraconcurrentiel, qui semble dévorer les corps et les esprits dans une mécanique de production et de consommation implacable, comment activer “un mode d’action proactif destiné à palier les inégalités, sans faire des populations auxquelles l’aide est destinée des assistées permanents” ? Ne risque-t-on pas, paradoxalement, de creuser encore les écarts entre les gagnants et les perdants ? Les institutions sur lesquelles pouvait se fonder le solidarisme (pensons par exemple à l’école républicaine…) sont-elles encore suffisamment fortes pour récompenser l’engagement, ou même simplement permettre aux individus d’y “investir leur foi en un avenir commun” ?
C’est le pari, optimiste, de Perrine Simon-Nahum – fidèle jusqu’au bout à son combat contre le défaitisme et la victimisation.