Romano Guardini, Les lettres du lac de Côme. Sur la technique et l’humanité, R&N Éditions, 2021 (1927).
La réédition du petit livre de Romano Guardini, homme d’église, théologien et philosophe italien, est une bonne surprise. Publié initialement en 1927, et dans sa première version française en 1955, l’ouvrage bénéficie d’une nouvelle traduction d’Edouard Schaelchli, à qui nous devons aussi une brillante préface.
Il faut saluer une nouvelle fois le travail d’édition de R&N qui s’affirme livre après livre comme un éditeur original et de grande qualité.
Les lettres du lac de Côme sont remarquables – précurseures à bien des égards. L’auteur y porte un regard lucide sur les effets de la techniques sur l’Homme ; décrivant finement la disparition d’un monde alors encore à l’échelle de notre humanité, mais où, déjà, la machine étouffe la diversité de la vie – une vie qui a grande peine à respirer. Mais ce qui fait aussi la qualité de l’ouvrage et le rend si particulier, c’est son style littéraire. A tel point que nous en venons à nous demander, lorsqu’on compare ce texte à ceux publiés aujourd’hui sur le même sujet, si la machine n’a pas aussi détruit entre temps une grande partie de notre capacité à exprimer par le verbe certaines des qualités de l’âme.
Autre réussite : la mélancolie touchante que l’auteur porte à ce monde qui s’érode devant lui ne s’accompagne d’aucun fatalisme. Après avoir présenté son objet et dressé de terribles constats, la neuvième et dernière lettre, intitulée “La tâche(l’à faire)“, est pleine d’espoir. Comment le phénomène technique ne pourrait être que mortifère dès lors qu’il n’a pu se développer autrement que par l’action d’hommes convaincus “d’être sauvés par l’intervention directe de Dieu et la dignité du baptême” ? “Seul l’homme à qui la croyance chrétienne en la vie éternelle a donné la certitude profonde que son être est indestructible, a pu avoir l’audace d’une pareille entreprise“, nous dit ainsi l’auteur. Effectivement.
De la sorte, l’auteur ne réclame pas un retour en arrière, ou à un vain bannissement de la machine ou du progrès technique. Il en appelle au contraire à plus de technique – mais une technique plus forte, plus “imprégnée de sens“, nous dit-il – plus “humaine” (p. 124). C’est que Romano Guardini reste convaincu que l’homme est capable d’une maitrise de la technique. Ainsi écrit-il, “Je vois des hommes solidement plantés dans la vie de tous les jours ; cela n’empêche que leurs raisonnements soient encore visités par les personnages des contes de fées. L’homme n’y fuit pas la réalité quotidienne de la vie moderne dans un rêve, comme le fantôme fuit dans la nuit. Mais les contes s’échappent des machines elles-mêmes et notre réalité quotidienne s’y transpose sans peine dans “l’autre”, et c’est cela, un conte de fées” (p. 136).
Nous aimerions croire que l’homme occidental d’aujourd’hui est encore en mesure de rêver à autre chose qu’à la machine ; ou tout au moins, à voir en elle autre chose qu’une volonté ou expression pure de la Puissance. Mais la technique sollicite sans cesse davantage son attention, la consommation colonise son imaginaire, le temps et l’espace de la production envahissent l’intimité familiale… Elle est partout, et tout le temps. Plus que jamais, sans doute, aurait-il alors besoin d’un “point d’appui d’où partir pour saisir le monde“.
La foi qui anime l’auteur est ce point d’appui. Quel peut être ce dernier pour celui qui en est dépourvu ?
Norrin R.