Patrick Charaudeau, La langue n’est pas sexiste. D’une intelligence du discours de féminisation, Le bord de l’eau, 2021.

Évidemment, la langue n’est pas sexiste ! Seul peut l’être le discours – c’est à dire l’usage de cette dernière-, le locuteur ou l’univers de pensée du récepteur…
A l’évidence, le genre grammatical masculin n’a rien à voir avec le genre sexué masculin ; et je n’ai pas même souvenir d’avoir lu dans mes manuels scolaires de grammaire la règle selon laquelle “le masculin l’emporte sur le féminin“. Force est ainsi de constater, une nouvelle fois, que ce sont les “discours tenus sur la langue” qui peuvent être sexistes.
Toutefois, à l’heure de la déconstruction et des nouvelles guerres idéologiques, rappeler ces évidences n’est pas un luxe. Aussi, Patrick Charaudeau prend-il grand soin de présenter sa démarche et ces quelques éléments contextuels, avant d’expliquer et argumenter chacune des idées développées et des aspects techniques de la langue française.
Cela commence par une distinction utile entre “langue-système”, “langue-norme” et “langue-discours”, à laquelle il adjoint des précisions utiles sur ce qu’est une grammaire. Partant de là, il développe nombre d’idées utiles qui nous aident à retrouver nos repères, et nous guident pour faire exister chacun sans avoir à tomber dans certaines outrances langagières.
Ainsi, à l’évidence, invoquer quelques usages du passé pour revendiquer la féminisation de certains mots, ou le recours à d’anciennes règles grammaticales n’interroge guère sur le sens des évolutions constatées ; et cela est d’autant plus étonnant de la part d’auteurs toujours prompts à critiquer le monde d’avant…
Il va sans dire que chaque mot est une construction conceptuelle et non une “étiquette portée sur la réalité”, de sorte, et pour exemple, qu’une langue peut avoir plusieurs mots pour décrire ce pour quoi d’autres en ont plusieurs, ou que la “distribution du genre grammatical” se fait selon des critères plus ou moins compréhensibles (le mot “sein” est masculin et “poitrine” féminin, de même que “verge” est féminin alors que “vagin” est masculin, etc.). Les exemples sont foison et ne peuvent à l’évidence nous satisfaire d’une grille de lecture unique en terme de domination masculine.
Il est aussi utile de rappeler que la langue française est ainsi faite que la marque du féminin ne peut se faire que par un ajout à la forme masculine – un “e”, “-esse”, “-trice”, redoublement de la consonne finale, etc. Là où la forme masculine rassemble, la forme féminine distingue… Si nous étions taquins, nous dirions que le masculin est inclusif et le féminin exclusif. L’auteur en tire la conclusion que la neutralisation sémantique est la seule solution qui permet d’attacher “hommes” et “femmes” à une catégorie englobant les deux. Exemple : si on ne se satisfait pas d’écrire “le garçon et la fille sont blonds”, nous pouvons écrire “le garçon et la fille, tous deux blonds” ; ce qui vaut mieux que “le garçon et la fille sont blondes”. A l’occasion, on remarquera que l’accord dit “de proximité”, qui consisterait à accorder l’adjectif avec le nom le plus proche (fille) discrimine fortement (p. 83).
Quant au point médian utilisé dans l’écriture dite inclusive, l’auteur démontre clairement que son usage est d’une complexité extrême. De plus, il rend la langue française illisible, son apprentissage quasiment impossible par les plus jeunes, les personnes dyslexiques, ou les étudiants étrangers. Au surplus, il signifie le contraire de ce pour quoi il est utilisé : là où il veut rassembler, il sépare, de sorte qu’écrire “les directeurs.trices” signifie non pas “les directeurs et les directrices”, mais “les directeurs d’un côté et les directrices de l’autre” (l’exemple est donné par l’auteur, p. 132).
En fait, comme l’explique fort bien l’auteur, il existe moult manières de rendre visibles les femmes, en tenant compte des possibilités de notre langue, de sa logique et des éléments de contexte. L’auteur démontre notamment qu’en utilisant le principe de “neutralisation discursive”, on arrive aisément à sortir les femmes de l’invisibilité d’un texte, sans avoir à imposer des règles arbitraires qui ne relèvent d’aucun usage habituel, et employées parfois contre l’avis des personnes concernées.
L’auteur cite de nombreux exemples de femmes célèbres ne souhaitant pas la féminisation de leur métier ou fonction, le plus souvent pour des raisons féministes – ainsi telle sociologue estimant que la qualifier de “chercheure” laisserait entendre qu’elle traite son objet différemment du fait de sa féminité, ou Simone Veil, revendiquant le titre de “Président du parlement”, car elle “jugeait que disparaitre sous une fonction était une marque d’égalité entre homme et femme“.
Érudit et pédagogue, l’auteur fournit ici un ouvrage salutaire, présentant les mille et une manières d’aborder intelligemment des questions traitées le plus souvent dans l’excès. Les passages consacrés à la féminisation des noms de métiers, ou le chapitre intitulé “Les cas de homme et droits de l’homme” sont tout aussi passionnants qu’ils sont actuels. Fourmillant d’exemples et d’illustrations, l’ouvrage de Patrick Charaudeau nous montre combien il peut être aisé de faire exister chacun (hommes et femmes) sans avoir recours à des procédés artificiels et des méthodes totalitaires, en exploitant la richesse de la langue française et, en définitive, par un usage intelligent de la plus belle des techniques inventées par l’homme : le langage.
A la lecture de cet ouvrage, nous ne pouvons manquer de nous dire que bien des polémiques stériles pourraient être évitées avec un minimum de culture et quelques connaissances solides en grammaire et en étymologie. Mais c’est bien là tout le problème me diriez-vous, puisque ce à quoi s’attaquent bien des promoteurs de l’écriture inclusive, sont précisément les bases culturelles qui leur font par ailleurs souvent défaut.
Au passage, “homme” signifie étymologiquement “être humain”, ce qui inclut jusqu’à preuve du contraire la femme, ou tout autre personne qui s’estimerait autre, car il n’y a que l’être humain capable de se penser autrement que ce qu’il est. Encore une évidence qu’il est bon de rappeler.
Norrin R.