Roger Ekirch, La grande transformation du sommeil. Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits, Éditions Amsterdam, 2021.

Publié aux éditions Amsterdam, cet excellent ouvrage est étonnamment structuré. Il rassemble en fait deux articles de Roger Ekirch publiés dans des revues scientifiques, l’un en 2001 et l’autre en 2015, ainsi qu’une préface de Jean Vidal et une postface de Matthew Wolf-Meyer, toutes les deux de très grande qualité.
Le premier article d’Ekirch, A la recherche du sommeil perdu, est un texte fondateur. S’appuyant sur des sources écrites diverses (journaux intimes, ouvrages de médecine, œuvres littéraires….), l’auteur démontre que le sommeil nocturne en un bloc, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est apparu qu’avec la révolution industrielle. Jusqu’alors, en occident, le sommeil était composé de deux périodes appelées premier sommeil et second sommeil, séparées d’un intervalle d’éveil d’une heure ou plus.
Durant cette période d’éveil, “les membres de chaque foyer quittaient le lit pour uriner, fumer un peu de tabac ou encore rendre visite à leurs voisins. De nombreuses personnes restaient au lit et faisaient l’amour, priaient ou, plus important encore, méditaient au contenu des rêves” (p. 23). L’auteur prend grand soin de développer ce dernier aspect compte tenu de l’importance accordée aux rêves dans la société d’alors. Il fait d’ailleurs remarquer que la psychanalyse n’apparait qu’avec la disparition progressive de ce sommeil biphasique et de cet éveil nocturne qui permettait, en ne se redormant pas tout de suite, de se souvenir de ses rêves et d’avoir ainsi accès à une partie inconsciente de nous-même.
Selon Roger Ekirch, l’apparition du sommeil en un bloc (d’environ 8h), est constitutive de “l’érosion de l’obscurité“, laquelle intervient “à l’aube du XIXe siècle dans les localités les plus importantes d’Angleterre, avec l’industrialisation et l’accroissement continu de l’opulence et des loisirs des classes moyennes et supérieures” (p.71). L’éclairage public a permis d’étendre les possibilité de travail et de loisir à des heures plus tardives et plus matinales, réduisant et condensant le temps du sommeil, et modifiant les représentations mêmes à l’égard de ce dernier, de sorte que nombreuses sont les personnes aujourd’hui, et notamment les adolescents, qui considèrent que le sommeil est une perte de temps.
L’auteur se dégage toutefois fortement de l’idée selon laquelle les choses étaient mieux avant. Il décrit ainsi abondamment les difficultés que rencontraient les habitants de l’époque pré-industrielle pour trouver le sommeil ; la qualité de celui-ci étant un combat permanent : Il fallait se protéger des intrusions de brigands, se débarrasser des puces et autres insectes, se chauffer et contenir le feu dans la cheminée. Les lits étaient extrêmement rares et couteux, et les nuits amplifiaient la douleur causée par les maladies fréquentes, ce qui accroissait les angoisses… Bref, la qualité du sommeil à l’époque pré-industrielle n’était pas meilleure.
Le second article, intitulé “La modernisation du sommeil. L’insomnie a-t-elle une histoire ?“, reprend certains éléments du premier, mais il aborde aussi plus directement l’effet de la révolution industrielle et de la technologie sur la transformation du sommeil, et sur l’apparition de la notion “d’insomnie”. Cette dernière ne vient-elle pas ainsi qualifier – et “pathologiser” – cette phase intermédiaire, entre premier et second sommeil, considérée pendant des siècles comme tout à fait normale ? Pour répondre à cette question l’auteur interroge le processus et les raisons pour lesquelles le sommeil biphasique a pu être ainsi oublié, et en si peu de temps. La “nécessité” d’adapter l’homme aux transformations de l’appareil productif est la raison première de cet oubli.
Il faut lire ce formidable passage du texte pour comprendre les forces par lesquelles certaines innovations techniques ont contribué à modifier notre horloge biologique, permettant notre adaptation, plus ou moins réussie, à l’organisation d’un nouveau système de production : “avec le progrès de l’industrialisation, les sociétés occidentales, toutes entières tournées vers l’accroissement de la production, du rendement et de la consommation, se montrèrent toujours davantage soucieuses du contrôle du temps. Autrefois lié aux cycles naturels, ce dernier devint alors une marchandise toujours plus précieuse, dont l’usage pouvait être régulé grâce à la précision et à l’accessibilité croissantes des montres et des horloges. Pour un nombre toujours plus important de personnes, le sommeil représentait au mieux un impératif biologique, au pire un mal nécessaire qu’il était préférable de contenir en une unique période – selon un auteur londonien, c’était là “prendre une longueur d’avance, pour ainsi dire, sur la journée et sur nos semblables qui profitent d’un second sommeil”” (p. 97).
Dans sa postface, M. Wolf-Meyer complète utilement les travaux historiques de R. Ekirch par ses propres recherches en anthropologie, tout en soulignant la contribution essentielle d’Ekirch, dont la thèse alors inédite sur le sommeil a depuis été confirmée par nombre de médecins, spécialistes du travail et autres chercheurs spécialistes du sommeil…
De la sorte, ne peut-on pas conclure, comme les auteurs, que l’insomnie est peut-être moins une maladie que la réminiscence d’une chose naturelle, et qu’en avoir conscience pourrait sans doute déjà calmer nos angoisses nocturnes et en “guérir” ? Nul doute qu’un bon bouquin d’histoire vaut mieux que caféine, sucre et somnifères – autant de produits dont la consommation est consubstantielle de l’apparition d’une nouvelle organisation du système de production et de la “pathologisation de certaines formes de sommeil“.
Norrin R.