Myriam Revault d’Allonnes, L’esprit du macronisme. Ou l’art de dévoyer les concepts, Seuil, 2021.
Inutile d’espérer trouver dans ce livre quelques informations inédites sur Emmanuel Macron en tant qu’homme ou président ; ni même, et cela est plus surprenant, une analyse du « macronisme », en tant que doctrine. La raison en est simple : le « macronisme », ça n’existe pas.
Nous le savions sans doute déjà et chacune des pages de l’ouvrage conforte cette idée. Comme l’auteure le résume ainsi dans son épilogue, son projet est « d’appréhender le macronisme comme un symptôme majeur du libéralisme à l’ère du temps ». Le « macronisme » n’est rien d’autre que l’application plus ou moins dogmatique (et dramatique ?) des lieux communs de la pensée économique dominante étendue, comme il se doit du fait même de cette doctrine, aux autres registres de la vie.
Le sous-titre de l’ouvrage – l’art de dévoyer les concepts -, nous renseigne bien davantage quant au contenu. Myriam Revault d’Allonnes livre ainsi une petite leçon de philosophie articulée autour de 3 concepts : l’autonomie, la responsabilité, et la capacité. Elle montre comment chacun de ces concepts philosophiques a été dévoyé par la langue du management et du néolibéralisme ; ce qu’illustrent certains extraits d’interviews ou de discours d’Emmanuel Macron. Bref, ce dernier est le porte-voix d’une idéologie qui a perverti les mots et l’esprit des Lumières pour leur faire dire parfois l’exact opposé de ce que des auteurs comme Kant, Rousseau ou Montesquieu en disent.
Rien d’extraordinaire me direz-vous ? Certes, mais le dévoiement de ces concepts est au cœur de la transformation du monde sensible et relationnel en monde comptable. Ce petit ouvrage peut donc être vu comme un outil de résistance salutaire. Car la transformation du sens des mots n’est pas la moindre des techniques par lesquelles s’impose l’artificialisation de notre monde. Dans le cas présent, cette transformation participe de l’adaptation perpétuelle de l’homme aux contraintes du système économique, contribuant par là-même au renforcement de la domination de quelques minorités aisées que le président Macron représente avec efficacité et enthousiasme.
Pour Myriam Revault d’Allonnes, le point cardinal, le plus important de ces dévoiements, est celui du concept « d’autonomie ». De là découlent ceux de la « responsabilité », de la « capacité », et accessoirement celui de la notion de « bienveillance » (abordé un peu rapidement en fin d’ouvrage).
Rappelons ainsi l’essentiel. Premièrement, l’autonomie n’est pas la capacité de se gouverner soi-même, et selon des critères d’efficacité estimés au regard d’un intérêt individuel, comme le laisse entendre la doxa néolibérale. Bien au contraire, elle suppose une « manière de vivre et d’agir en commun », et la reconnaissance d’un lien d’interdépendance et d’obligations médiées par le moyen d’institutions qui nous préexistent, et qui (espérons-le) nous survivrons.
Cette interdépendance implique que nous ne sommes pas seulement responsables des conséquences directes de nos actes selon un principe d’imputation et de réciprocité – ce que traduit la responsabilité du fait d’un acte fautif. Nous avons aussi une responsabilité qui s’exprime sous la forme d’un principe plus général : celui qui engage tout être à l’égard d’Autrui, et à l’égard du monde commun que nous habitons, et que nous partageons, comme le rappelle à juste titre l’auteur, non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec nos prédécesseurs et nos successeurs. Sur ce point Hans Jonas est largement convoqué par l’auteur.
Il découle de ces définitions de l’autonomie et de la responsabilité une conception de la capacité selon laquelle c’est « à travers la considération sociale que se voient confirmées par autrui les capacités concrètes, effectives d’un sujet singulier au sein d’un groupe ou d’une communauté » (p. 86). Partant de là, Myriam Revault d’Allonnes en vient à une critique de la notion de « capital humain » (au sens où l’entend Gary Becker) et de l’usage de celle d’empowerment, ramenée dans la langue néolibérale à l’exaltation des capacités comme « réalisation des performances individuelles » ; et non, par exemple, comme un outil de transformation sociale cherchant à améliorer la reconnaissance de groupes dominés et stigmatisés (Voir pour exemple Paulo Freire ou, dans un autre registre, Saul Alinski).
Dès lors, l’auteure ne peut s’empêcher de donner une bonne fessée au vilain et mauvais petit élève qui a ainsi trahi son maitre : « les analyses de Paul Ricoeur (…) ne s’épuisent pas dans l’horizon des réalisations individuelles. Elles ne prennent sens que si la visée du « bien-vivre » se poursuit au sein de la pluralité humaine (avec et pour les autres) et dans des « institutions justes » qui sont la structure de tout pouvoir en commun et le milieu d’effectuation des capacités humaines. C’est précisément cette dimension – politique au sens propre – qui fait défaut à la vision de l’état comme « investisseur social » du capital humain ». La sentence est sans appel…
La lecture de ce petit livre est particulièrement intéressante dans le contexte actuel. Nous y lisons combien la crise sanitaire a mis à mal la doctrine dominante, accentuant au passage le décalage entre la lecture politico-idéologique du monde et la réalité des besoins sociaux. Comment convaincre alors le gentil individu autonome, entrepreneur de sa personne, d’agir en citoyen responsable à l’égard de tous ? Comment respecter le fait qu’il fasse d’autres calculs que ceux que le gouvernement, et selon d’autres systèmes de rationalité ?
Un pouvoir qui voit le réel détruire sa doctrine en temps réel peut légitimement être pris de panique ; surtout lorsque ses subterfuges communicationnels habituels peinent à obtenir le consentement attendu de la part des administrés. Se pourrait-il que l’actuel passe sanitaire soit l’expression de la vraie nature, autoritaire, d’un pouvoir mis en difficulté dans ses fondements cognitifs les plus intimes, et le signe paradoxal de son impuissance publique ?
Norrin R.