Quel « nous » pour inclure tout le monde ?
Parmi les meilleures intentions du monde (qui sont légions, de nos jours), il n’en est pas de plus « pavantes », si l’on peut dire, de plus propres à paver notre enfer moderne (où « l’homme ne sait plus, comme disait Aragon, ce que c’est qu’être deux ») que celles que notre Saint-Père proposait à la prière des fidèles dimanche dernier, à l’occasion de la Journée mondiale des Migrants, faisant suite à celle pour les victimes du bienheureux Corona virus…
Inutile de préciser que nous faisons partie de ceux qui attendent de l’Église qu’elle nous fasse toujours plus communier au Corps et au Sang du Christ, ce qui, à nos yeux, ne se laisse pas séparer d’un souci intransigeant de justice et d’attention particulière aux pauvres, ceux dont la présence, en attendant le retour du Christ, reste le lieu privilégié de la Présence.
Mais : qu’est-ce que cela veut dire, exactement, ce souhait pontifical : « Plaise au ciel qu’en fin de compte il n’y ait pas “les autres”, mais plutôt un “nous” ! » Je ne suis pas sûr, personnellement, de bien comprendre, surtout quand je constate, jour après jour, que ce qui distingue le « nous », aujourd’hui, des « autres », c’est le fait d’être ou non vacciné. Impossible d’ouvrir un poste de radio sans s’entendre rappeler que c’est cela, la seule, la vraie différence. Oui, tant que je n’aurai pas accepté de passer sous l’aiguille intégratrice et inclusive de nos bienfaiteurs modernes, je ferai partie de ces autres qui empêchent tout le monde d’atteindre enfin cette immunité collective qui remplace désormais le paradis…
L’humanité qui, aujourd’hui, se confiant comme à une providence à l’industrie biogénétique, s’avoue parfaitement incapable de se prendre en charge elle-même, comment pourrait-elle offrir aux migrants que la catastrophe du réchauffement climatique et de la dérégulation techno-commerciale chasse de chez eux un accueil digne de ce nom ? S’il doit y avoir un « nous », Dieu fasse qu’il se construise sur la rupture de l’espèce de consensus délirant qui transforme peu à peu notre espace social en un gigantesque système de contrôle et de protection où chacun ne voit l’autre que comme un danger potentiel, dont il faut s’assurer, avant de le recevoir ou de le rencontrer, qu’il a bien été neutralisé – vacciné, désactivé. Seul un « nous » capable de faire exploser la paix sociale telle qu’elle s’impose aujourd’hui serait susceptible de s’ouvrir aux « autres ». On en est loin.
Il me paraît urgent de relire Ivan Illich, s’exprimant en 1980, au Japon, au sujet de la paix :
Dans un sens concret, la paix place le « je » au sein du « nous » correspondant. Mais cette correspondance diffère d’une aire linguistique à une autre. La paix fixe le sens de la première personne du pluriel. En définissant le forme du « nous » exclusif (le kami) des langues malayo-polynésiennes), la paix est la base sur laquelle les gens du Pacifique emploient naturellement le « nous » inclusif. Il y a là une distinction grammaticale tout à fait étrangère aux Européens et absente de la pax occidentale. Le « nous » indifférencié de l’Europe moderne est sémantiquement agressif. Aussi la recherche asiatique sur la paix doit-elle considérer avec une grande circonspection la pax, qui ne tient compte ni du kita ni de l’adat (les communaux). Ici, en Extrême-Orient, il devrait être plus facile qu’en Occident de donner pour assise à la recherche sur la paix ce qui en est peut-être l’axiome fondamental : la guerre tend à rendre semblables les cultures, alors que la paix est la condition pour que chaque culture s’épanouisse à sa façon propre et incomparable.
Et de prier, oui, pour que nos bonnes intentions et notre bienveillance cessent d’être le masque d’un égoïsme d’autant plus forcené qu’il est sans espérance. Mais que le pape, au moment même où tous les gouvernements du monde développé organisent cette chasse à l’homme-concret/non vacciné qui est l’autre face d’un développement qui accule tous les peuples à se défaire de leurs particularités socio-culturelles concrètes, ne se rende pas compte qu’en
faisant de la prière un véritable medium d’intégration à une communauté purement virtuelle, il ne fait que se conformer à la norme médiatique en vigueur – c’est plus que choquant, c’est théologiquement insupportable.
Édouard Schaelchli