Annie Le Brun & Juri Armanda, Ceci tuera cela. Image, regard et capital, Stock, 2021.
Annie Le Brun s’était déjà attachée à décrire comment le capital avait asservi l’Art, l’Imagination et le Beau ; l’alliance de la finance et de l’art contemporain donnant, avec le soutien des médias et des grandes institutions, une valeur marchande à « Ce qui n’a pas de prix » – titre de son précédent ouvrage.
« Ceci tuera cela » reprend une partie des analyses développées alors. Il les approfondit en basculant d’une focale centrée sur ce que l’art contemporain donne à voir (ou à occulter), vers la technologie numérique et les effets de cette dernière sur le statut de l’image, du regard et de nos libertés.
La laideur de l’art contemporain détériore la sensibilité qui, selon les mots de W. Morris, conduit à « descendre encore d’un cran ». Son gigantisme créé la sidération qui amoindrit toute résistance. L’image numérique nous amène à présent à creuser toujours plus profond, car elle s’accompagne du règne de la quantité et d’une décontextualisation sans précédent : seule compte sa prolifération, le comptage qui en fait la valeur, indépendamment du sens, et de son contenu.
A mesure que l’image ne signifie plus rien, elle devient l’outil principal d’accumulation du profit. Elle n’est plus que l’appât venant capturer le regard sous la forme de clics et autres likes. Ceux-ci sont les moteurs d’une économie que les auteurs qualifient de « distributive ». Une économie qui ne repose plus sur aucun travail réel, mais prospère sur la communication d’images se partageant gratuitement. Mais ce processus ne s’arrête pas là. Car le regard est aussi utilisé contre son propriétaire qui en est par ailleurs dépossédé.
Une fois le regard capté par la technologie numérique, celle-ci dé-singularise la personne, manipulée par les publicités ciblées, et autres sollicitations de cet acabit. La captation numérique et marchande du regard crée en outre de la similitude : chacun se conformant, jusque dans son image et son visage, aux codes du capital. L’exemple du selfie, de l’usage de filtres et autres « poses » convenues telles le duck face est sur ce point significatif. Tout comme l’est l’apparition du « métier » d’influenceur. Qu’est-ce qui a pu se passer dans le rapport que chacun entretien avec son égo, dans notre rapport à la dignité et à la liberté, pour accepter de suivre des individus revendiquant explicitement le fait de nous soumettre à leur influence ? Qu’est-ce qui fait, enfin, que l’individu soit ainsi « de plus en plus disposé à sacrifier ce qu’il a de plus singulier – son visage – pour faire allégeance à cette similarité que la technologie s’emploie à rendre hégémonique » ?
Cela renvoie sans doute à un second aspect de cette appropriation du regard par le capital. Tout se passe comme si, sous couvert de plus grande commodité qu’offrirait la technologie, d’un sentiment de plus grande liberté, chacun était amené à créer les barreaux de sa prison invisible ; renonçant à son intimité, au « clair-obscur » qui semble constitutif du vécu d’une personne libre.
Il faut, pour en prendre la mesure, relever combien nos semblables sont rares à s’offusquer du recours à la reconnaissance faciale et à la visio-surveillance – sujet sur lequel les auteurs s’attardent particulièrement. Il est vrai qu’en ces temps de crise sanitaire, de risque d’attentats et de voitures brûlées dans les « quartiers », ceux qui la réclament semblent même chaque jour plus nombreux. Mais nous aurions tort d’y voir seulement l’expression d’un sentiment d’insécurité, éventuellement politiquement situé.
Le perfectionnement des algorithmes n’aurait pas pu progresser aussi vite sans l’utilisation des milliards d’images mises à disposition sur facebook et autres réseaux sociaux, permettant à terme de débloquer tout aussi bien son smartphone ou son ordinateur portable que de guider des drones tueurs… Ce qui fait dire aux auteurs qu’à terme, le temps est proche où Alexia sera en mesure de tous nous tuer…
Aucun sentiment d’insécurité n’a guidé le développement et le perfectionnement des outils de contrôle. La mise en scène de soi sur les réseaux sociaux, la recherche d’une vaine convivialité ou encore l’accès facilité à des services marchands ont joué un rôle majeur.
Least but not last, lorsque démonstration fût faite que les algorithmes de reconnaissance faciale étaient bien plus efficaces sur les hommes blancs que sur les femmes noires, « on en tira la conclusion que la technologie algorithmique était le reflet d’une société contaminée par le racisme et que tout devait être mis en œuvre pour assurer l’égalité des races en matière de reconnaissance faciale ».
Nul besoin de dictature d’Etat pour imposer un régime d’existence autoritaire. La décontextualisation technologique, qui permet l’appropriation du regard au profit du capital, induit aussi un affaissement de l’esprit critique. De telle sorte que les revendications de chacun sont toujours promptes à se transformer en « censure virale alliant allégrement le ridicule à la terreur » – comme que les auteurs le relèvent dans le domaine artistique, en évoquant la manière dont #metoo a frappé « indifféremment La Belle au bois dormant, Egon Schiele, Carmen, Gauguin… ».
De l’auto-exploitation de soi à la négation de l’autre, le capitalisme de l’âge numérique assied ainsi le règne de la transparence, de la similitude et du simulacre. Rares sont les auteurs à en proposer une démonstration aussi claire.
Norrin R., Octobre 2021