Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme, L’échappée, 2020.

L’effondrement du pont de Gênes (viadotto Polcevera), le 14 août 2018, a été pour l’auteur un élément déclencheur. Se pourrait-il que l’effondrement de cet ouvrage en béton armé soit symptomatique de l’effondrement d’une société qui l’a engendré, comme la majorité des ouvrages ainsi produits, voués à un même sort ?
Après une brève histoire du béton et une clarification des méthodes de fabrication, l’auteur interroge les différentes perceptions du béton au cours du XXe siècle, et en particulier celles à l’égard du béton armé. Fascistes, staliniens, démocrates, et même situationnistes et avant-gardistes – le béton armé fait la quasi-unanimité. Peu cher et malléable, il offre à chacun des régimes et à chaque courant de pensée les moyens de se manifester aux quatre coins du globe, ou d’imaginer la concrétisation de leurs utopies architecturales et urbanistiques.
Cette première partie d’ouvrage peut sembler étrange. Le sous-titre du livre ne présentait-il pas le béton armé comme l’arme de construction massive du capitalisme ? Or l’auteur montre d’emblée l’intérêt que chacun a pu y trouver, y compris parmi les opposants les plus acharnés au capitalisme. Son expansion semble à priori constitutive de la modernité, sous toutes ses formes, tout en standardisant les procès de production et les formes des ouvrages ainsi bâtis, avec la volonté récurrente de créer un nouvel homme, forcément meilleur que l’actuel, mais tout aussi standardisé…
Pour autant, le béton armé entretien bien une relation particulière avec le capitalisme. Anselm Jappe le démontre en resituant son présent ouvrage dans le cadre théorique plus général qui est le sien, et dont il est un brillant représentant : la critique de la valeur, du fétichisme de la marchandise.
L’auteur le rappelle dans les dernières parties du livre : la particularité de la dynamique du capitalisme est la primauté donnée à la valeur d’échange, indépendamment de la valeur d’usage, de la valeur concrète de la marchandise. Peu importe la qualité du bien produit pour les relations humaines, son utilité sociale ; seule compte la quantité de profit, c’est-à-dire la création de valeur susceptible de se transformer en monnaie. Ce qui est produit – ce à quoi est consacré le temps et l’énergie nécessaire (le travail concret) – peut très bien être mortifère ; cela ne « compte » par dès lors qu’il permet au capital de croitre.
Or, s’il y a un produit nocif permettant de faire du profit, c’est bien le béton armé nous explique Anselm Jappe (sur ce plan, il ne semble être concurrencé que par le plastique…).
Démonstration : mineurs, travailleurs du secteur BTP, et toutes autres personnes en contact avec la poussière de silice cristalline, peuvent développer diverses maladies, telle que la silicose, mais aussi des cancers. La manipulation de la chaux vive, toute aussi inhérente à la production du béton que le sable, crée des allergies et des irritations graves de la peau et des yeux. La dureté des sols construits en béton (asphalte) est inadaptée à notre physiologie, et peut provoquer douleurs aux pieds et à la hanche, arthrose, tendinites, veines variqueuses, etc.
Le béton perturbe aussi le climat, avec des effets tout aussi dangereux sur la santé des personnes. Sa production est particulièrement énergivore, nécessitant de casser des pierres et gravats, de chauffer argile et calcaire ; ce qui nécessite l’utilisation d’énergie tirée du pétrole, du charbon et du nucléaire. Or l’auteur cite un article expliquant que la masse de béton est sans doute supérieure à la masse carbone de tous les arbres sur Terre… La production du béton consommerait ainsi 10% de l’eau disponible dans le monde. De plus, les constructions en béton retiennent la chaleur du soleil ainsi que les émissions des voitures et de l’air conditionné, augmentant la température dans les grandes villes.
Ce qui vaut à l’échelle de la ville vaut à l’échelle du logement, où la très faible isolation thermique offerte par le béton oblige à une forte consommation de chauffage en hiver et au recours à la climatisation en été, les appartements se transformant en fournaises. Le béton accroit aussi la stérilisation des sols, diminue la biodiversité et contribue aux inondations de plus en plus graves, en empêchant l’évacuation des eaux. Sa production nécessite l’emploi en masse de sable, créant des vastes zones d’extraction/production, mais aussi des transferts de matières à travers le monde et de véritables mafias liées à ces échanges internationaux.
La liaison du béton avec le fer est elle aussi un des problèmes essentiels. Et c’est d’ailleurs bien le béton armé qui est la cible principale de l’auteur. Le coefficient de dilatation du fer étant supérieur à celui du béton, l’eau, qui ne manque de s’infiltrer, vient gonfler la partie métallique qui effrite et fragilise alors le béton. Cela rend les édifices modernes rapidement périssables, là où les constructions en béton réalisées durant l’antiquité pouvaient durer plusieurs siècles, les ouvrages en béton armés durent rarement plus de 50 ans, à moins d’un entretien spécifique extrêmement couteux. En résulte la nécessité de détruire et reconstruire – règne d’une obsolescence programmée dont n’ont pas conscience les petits acquéreurs de patrimoine immobilier, peu au fait de la durée de vie réelle de leur bien.
Ajoutant à cela que bien souvent, on ne reconstruit pas… ce qui laisse alors apparaitre des paysages de ruines et de désolation, telles ces innombrables friches industrielles.
Le béton exerce encore des effets nuisibles sur d’autres aspects de la vie. En premier lieu, il a contribué à la déqualification des métiers du bâtiment, remplaçant progressivement les artisans et compagnons qualifiés par des manœuvres sans qualification. Il a aussi détruit les architectures traditionnelles. Les paysages au sein desquels constructions humaines et nature se complétaient, les premières utilisant les matériaux que l’environnement immédiat lui offrait. C’est sans doute autour de cette question que le livre nous offre les plus belles pages.
L’auteur consacre aussi un chapitre entier au rôle délétère joué par les architectes dans l’enlaidissement et la déshumanisation du monde ; rendant alors hommage à Williams Morris, précurseur dans la dénonciation de la laideur produite par l’industrialisation…
Le béton apparait ainsi comme la phase visible de l’abstraction de la marchandise, le parfait révélateur du processus par lequel la logique marchande et d’accumulation du capital conduit à produire des biens en contradiction totale avec les besoins des individus.
Si la chose est ainsi possible, c’est aussi vraisemblablement dû à la spécificité du matériau, qui en fait précisément cette arme de construction massive d’un capitalisme qui se présente aujourd’hui sans alternative réelle. Le béton comme matière est à l’image du capitalisme et de ses nécessités. Il est, tout comme lui, sans limite : il peut être « coulé selon n’importe quel moule », « annule toutes les différences », « s’adapte à tous les climats », et contribue à détruire toutes les particularités locales, les traditions, « homogénéisant par sa présence tous lieux ». Tel est peut-être son effet le plus déplorable.
Enfin, sa durée de vie est limitée, ce qui « l’inscrit dans le monde de l’obsolescence programmée » qui s’étend, dans notre société occidentale contemporaine, jusqu’aux relations amicales et amoureuses…
Si les effets catastrophiques du béton sur nos existences ne suscitent aucune prise de conscience, peut-être est-ce dû au fait qu’il demeure un des matériaux essentiels du déploiement d’un système finalement très majoritairement accepté, ou perçu sans réelle alternative.
Submit your review | |