L’Homme est ainsi devenu le sujet et l’objet d’une technique qui en fait l’ingénieur de lui-même, ce qu’il célèbre comme l’avènement de l’autonomie et de la liberté
Jean Brun
Ce texte a été écrit au tout début du mois d’avril de cette année, alors que s’achevait un long travail législatif relatif aux violences sexuelles sur mineurs[1]. Cette question s’était imposée dans l’agenda législatif du fait de plusieurs jurisprudences soulignant les insuffisances de la loi[2]. Il faut aussi souligner l’importance de deux ouvrages très médiatisés qui ont conduit à ajouter les questions de l’inceste et de la prescription à celle du consentement, en mettant davantage l’accent sur la dimension familiale de la violence. Il s’agit du Consentement, de Vanessa Springora, ouvrage dénonçant la pédophilie de G. Matzneff et la complaisance du milieu littéraire et intellectuel, et Familia Grande, de Camille Kouchner, dénonçant un cas d’inceste, et le silence qui l’a entouré dans la famille et autour d’elle.
L’objet de cet article n’est pas de revenir sur les questions juridiques soulevées alors. Il questionne un vide : si le milieu familial est un lieu propice aux violences sexuelles sur mineurs, pourquoi aucun texte, à notre connaissance, n’a questionné le lien qui pouvait exister entre les transformations de ce milieu et les déterminants de ces violences ?
La famille est avant tout une institution en charge de la reproduction, mais affectée à chaque époque par des logiques et des techniques importées de la sphère de la production. On ne peut comprendre et répondre efficacement à ces violences intrafamiliales sans prendre la mesure des transformations du système de production et, en l’espèce, d’un « déplacement de l’espace de la perversion », de l’entreprise à la famille.
A ne pas voir, ou vouloir voir cela, nous prenons le risque de n’avoir comme réponse que des réponses répressives ex-post. Questionner l’origine du mal dans le but de mieux prévenir les violences est la raison même de ce texte.
Mais avant de poser nos arguments en faveurs de cette idée de « déplacement de l’espace des perversions », il convient de préciser le sens que nous donnons plus généralement à la notion de perversion.
Ce qu’est la perversion
La perversion est a-limitation, confusion, déplacement permanent des places et des rôles ; parfois indifférenciation de ces derniers. Elle peut prendre la forme d’une rationalité extrême créant paradoxalement un univers imprévisible, où tout glisse, tombe des mains, disparaît et réapparaît ; un environnement où chaque acte court le risque d’être répréhensible puisqu’aucune loi ne tient plus, excepté celle du pervers. La perversion est disparition de la violence légitime, puisque seul l’incarne celui qui détient le pouvoir, le reste du monde étant soumis à son arbitraire.
La perversion ne connaît pas les sujets de droit ni de discernement, mais des objets que l’on déplace, que l’on régente, sans aucun respect de leurs aspirations, des contrats formalisés ou non, ni des paroles que l’on a pu échanger auparavant avec elles – la perversion abolit le serment implicite présent en toute parole – celui de sa fiabilité. Dans la perversion règne le “tu m’as mal compris” : disqualification du sujet qui se voit imputer la violence qu’il subit.
La perversion est négation de l’intériorité (sphère intime, dévastée par le pervers qui s’y conduit en propriétaire, qui “colonise” l’intériorité de l’autre) comme de l’extériorité (sphère de la loi, détruite par le pervers qui réduit l’interaction humaine à un “toi et moi, nous savons bien que les choses sont ainsi, doivent se passer ainsi…”).
Elle confond les âges, les générations, les places, elle organise un brouillard hypnotique pour mieux user de sa proie et l’amener à abdiquer ce qu’il a de plus cher : ce que son travail signifie pour lui, ce à quoi son cœur tient, ce qui fait sa grandeur de sujet capable de se regarder en face, et de se penser en mesure d’assumer son métier d’homme. La perversion intervient dans une logique d’annexion dans laquelle toutes les victimes doivent endosser la honte d’être complices du mal, là où le pervers lui n’assume rien.
La perversion ne craint pas la loi : elle se tient à l’écart d’elle et crée des déserts qui mettent le droit à distance ; déserts qu’elle investit de ses propres intérêts et où elle minéralise le vivant à la hauteur de ses désirs[3].
Les éléments qui structurent la définition de la perversion ne recoupent que très partiellement la figure d’un pouvoir tutélaire, autoritaire, telle que pouvait l’incarner celle du pater familias. A contrario, ils se superposent assez largement aux techniques d’organisation familiale importées de la sphère productive et marchande.
Exposé du problème
Les violences intrafamiliales et les relations incestueuses ont toujours existé, indépendamment de la transformation des normes et des définitions propres à chacune des époques. Sans doute, nombres d’entre elles ont pu être imputées à raison au fonctionnement d’un système social très largement patriarcal, si ce n’est à une domination masculine – les deux, faut-il toutefois le rappeler, ne se superposant pas, puisque le pouvoir patriarcal s’exerce aussi bien sur les femmes que sur les autres hommes.
Il est certain qu’il subsiste encore aujourd’hui bien des situations de violence qui relèvent de pratiques provenant de cette imprégnation du pouvoir patriarcal dans l’économie des relations interpersonnelles. Pour autant, celles qui se réalisent aujourd’hui, et qui ne manqueront pas d’être demain, relèvent peut-être aussi parfois d’une autre nature ; d’un fonctionnement familial reposant sur des principes différents, et peut-être même, sur des principes qui se sont imposés en réaction au patriarcat.
Elles pourraient être le fruit d’un déplacement de ce qu’on nommera l’espace des perversions, de l’entreprise vers la famille, à mesure que la famille incorporait dans son fonctionnement les logiques et les principes essentiels du management. Telle est la piste que nous souhaitons explorer.
L’économie, loin d’être un moyen au service d’une fin – appelez-là richesse des nations, bonheur ou bien-être –, tend à asservir les autres domaines de l’existence à sa propre finalité. Suivant cette logique et ambition, la figure de l’homo economicus s’est exportée comme grille de lecture des relations humaines, jusque dans les relations les plus intimes (choix des études, du conjoint, décision procréative…), avec une forme de pouvoir performatif, voir même prescriptif.
Dans nos sociétés occidentales modernes, l’extension de cette forme d’économisme, n’a été rendue possible que concomitamment à celle des techniques opérationnelles sur lesquelles elle est adossée, et qui partagent avec cet économisme un même culte de la rationalité et de la performance.
Nous vivons ainsi dans une économie directoriale, où le management, technique de l’Homme[4], est devenu roi, comme l’avait annoncé James Burnham dans un célèbre ouvrage juste après la Seconde guerre mondiale[5]. Et rien ne semble pouvoir arrêter le mouvement « panorganisationnel » qui voit le « Monde devenir organisation », et « l’Organisation devenir Monde », comme le résume Baptiste Rappin[6]. Se faisant, toutes les institutions tendent à se transformer, adoptant comme principe directeur celui de la recherche d’efficacité, et modifiant les rapports de pouvoir en leur sein en conséquence. Il en est ainsi de la famille, au sein de laquelle le management a porté un coup fatal aux règles du patriarcat, comme naguère au sein de l’entreprise[7].
Dès lors que la famille est gouvernée par ces principes managériaux nouveaux, le combat contre les violences doit être mené sur plusieurs angles, sans être aveuglé par la réfection des ombres du passé, sous peine de ne rien voir de la dynamique destructrice actuellement à l’œuvre ; d’autant que cette dernière se pare des plus beaux habits ; dont ceux du progrès, du pluralisme et de l’émancipation.
Le management s’est substitué au patriarcat
Les manuels de management domestique du XIXè siècle, et notamment ceux à l’égard de l’enfant, s’inscrivent dans le cadre patriarcal, où « la loyauté prévaut sur l’efficacité, la proximité familiale sur le mérite, et la prudence sur le calcul chiffré ». Ce qui est alors recherché, c’est l’être industrieux, qui s’investit dans la tâche, travaille et occupe son temps en vertu d’un impératif moral[8]. Mais cette conception du management est profondément remise en cause au début du XXème siècle, avec les théoriciens du management scientifique, tels que Taylor, ou Fayol. Dès lors, seule l’efficacité compte.
Aussi, comme l’explique T. Le Texier, le management moderne, qui constitue selon B. Rappin, un modèle anthropologique aujourd’hui dominant[9], est avant tout une attaque contre le patriarcat. Ce qui fait la qualité n’est plus la loyauté, les liens qui nous unissent à l’autre, les qualités de la personne, mais la capacité de l’individu à remplir une fonction, et la flexibilité adaptative qui lui permettra éventuellement de changer de fonction selon les besoins de l’organisation. La personne est devenue secondaire par rapport à l’organisation pour laquelle elle devient un rouage interchangeable.
Se faisant, l’attaque menée par le management contre le patriarcat, jugé inefficace, a drainé avec lui une confusion notable dans le domaine familial, en se débarrassant aussi du père. Or, les deux ne sont pas équivalents, comme le relève Jean-Pierre Lebrun. Se débarrasser du premier, c’est remettre en cause le principe selon lequel l’autorité politique est exercée par des hommes (sur les autres membres, indépendamment de leur sexe), tandis que se débarrasser du père, c’est « refuser de se servir de l’opérateur paternel, donc aussi bien du régime paternel en tant qu’il représente le marchepied qui introduit le sujet au social »[10].
Si les conséquences sont moindres pour ce qui relève de la sphère de l’économie marchande et de l’entreprise, cela bouleverse fondamentalement la famille et la sphère de l’économie domestique.
Pour comprendre la nature actuelle des violences sexuelles, et plus largement celle des violences intrafamiliales d’aujourd’hui, il faut ainsi sortir du cadre d’analyse de la domination patriarcale, la famille ayant été contaminée par cette nouvelle conception du management. Il convient de saisir la nature nouvelle des relations de pouvoirs en son sein, et prendre aussi conscience que cette contamination s’accélère ces dernières années ; et particulièrement en temps de crise sanitaire et d’extension du télétravail, tant le mouvement managérial est lié à la technicisation de la société (Le Texier, p. 45).
Deux exemples, sur lesquels nous reviendrons, illustrent ce propos : la publication par l’État du Guide des parents confinés, et l’accès proposé gratuitement durant le temps du confinement au programme Triple P, afin d’aider les parents.
La famille est devenue une organisation
Pour comprendre ce qui arrive à la famille, il faut décrire ce qui caractérise le management, et la manière dont il affecte chacune des institutions qu’il contamine en les transformant en organisation.
Pour Le Texier, la seconde, contrairement à la première, est sans « fondements constitutifs ni permanence »[11]. Elle est en mouvement perpétuel, et « ne fait sens que par rapport à l’horizon en devenir de ses composantes et de ses finalités, et non en référence à un passé fondateur ou à un ordre transcendant, immémorial et immuable ». Pour ce faire, les « unités cellulaires d’une organisation ne sont plus des hommes, mais, pour ainsi dire, des morceaux d’hommes, des hommes obéissant à certains rôles », pour reprendre les termes d’un spécialiste du management du début du XXème siècle, cité par Le Texier (p. 42).
Il en est de même, lorsque la famille devient organisation, de sorte que chacun de ses membres, opérant en recherche d’efficacité orientée par rapport à la réalisation d’un projet, peut être pensé lui-même comme « un assemblage organisé de qualités, d’attitudes, de capacités, d’expériences et de compétences »[12].
Le parent, ce collaborateur impersonnel
Nous commençons à entrevoir la dynamique de l’interchangeabilité des êtres, dès lors qu’ils ne sont plus à même de remplir leurs rôles, ainsi que leurs critères de sélection (y compris en ce qui concerne l’enfant à naître). Mais nous apercevons aussi les difficultés que chacun peut rencontrer dans cet environnement pour assumer la perpétuation d’un ordre où chacun aurait une place prédéfinie. En effet, dans un environnement organisationnel soumis au management, la place de chacun n’est jamais acquise et les différentes composantes peuvent être remplacées par d’autres en son sein, ou par des composantes externes. Et comme les finalités de l’organisation familiale sont en transformation perpétuelle, évoluant au gré de la redéfinition d’objectifs plus ou moins partagés, grande est la probabilité de se faire remplacer.
Dans certains cas, cela peut aussi se traduire par un glissement entre les rôles et les places de chacun. La chose est d’autant plus aisée, que l’incorporation des logiques managériales dans l’univers domestique, contribue à substituer au statut parental, et aux obligations éthiques qui réfèrent, une logique de fonction – celle de care giver. Ce n’est pas un hasard si la notion de parentalité a connu ainsi, et aussi rapidement, un franc succès. La notion contribue à diffuser une représentation du parent où ce dernier est ramené à une série de micro-fonctions mobilisées afin de répondre aux besoins de l’enfant. Il n’est plus celui qui inscrit l’enfant dans une histoire, le situant dans le temps et dans l’espace – lui donnant en quelque sorte une identité singulière, l’existence de l’enfant « en tant que quelqu’un (et pas n’importe qui) est (…) d’abord une idée que les parents et la société à laquelle ils appartiennent projettent sur le corps du nouveau-né »[13].
Dans le cas présent le parent n’est qu’un être exécutant, accomplissant les tâches et gestes nécessaires, impersonnels et donc non-genrés si possible, et reproductibles par tout un chacun, pour peu qu’il ait été formé à la connaissance du développement de l’enfant.
Mais si n’importe quel adulte « exécutant » peut se substituer au parent, remplir une fonction analogue, certains enfants ne pourraient-ils pas eux-aussi se substituer à certains adultes ? Et en quoi ce qui vaut des relations entre parents et enfants serait-il différent des autres relations entre les membres d’une même famille ? Si chacun est l’exécutant impersonnel des tâches utiles à la satisfaction des besoins de l’autre, alors l’enfant peut aussi occasionnellement être amené à remplir certaines fonctions normalement réservées à l’adulte, de manière à atteindre l’objectif d’efficacité maximal (vers lequel tend toute logique managériale), soit à l’endroit de l’intérêt du collectif (garde de la fratrie plus jeune par exemple), soit à l’endroit du plaisir de l’autre.
L’extension du domaine de la séduction
Il n’est d’ailleurs guère étonnant que pour arriver cette fin, l’adulte ait recours à la séduction du « collaborateur » enfant, si ce n’est à sa manipulation pure et simple, puisque ce registre d’action n’est qu’un des moyens habituels du maniement des hommes.
Le Texier peut ainsi écrire que « la publicité, les relations publiques, la formation continue, l’ « ingénierie pédagogique », le coaching et le conseil sont autant d’excroissances de cette science de la persuasion éducative qu’est le management ». De sorte que l’emprise du management sur la vie familiale, et dans le domaine de la « parentalité », peut être lue comme un déplacement de l’espace de la perversion – la séduction et la manipulation remplaçant la discipline et la coercition comme modes de gestion des rapports interindividuels.
Inutile de crier sur son enfant. Il est « scientifiquement » démontré que l’usage de certaines techniques permet d’obtenir davantage de celui-ci sans se fâcher. Ce qui est important, c’est la programmation de l’autre, de sorte que le contrôle et la punition deviennent superflus. Cela s’appelle l’éducation positive. Et il convient de s’interroger sur la nature des êtres – conditionnés très tôt au conditionnement – qu’elle entend produire.
On notera au passage qu’étymologiquement, l’éducation est le fait d’être conduit hors (de soi), ce qui suppose d’être exposé à la contradiction, à l’effort et dans certains cas à la souffrance. L’ « éducation positive » est donc un oxymore, soit un procédé habituel de la langue managériale. Le but, nous expliquent V. De Gaulejac et F. Hanique, est de « neutraliser les oppositions d’intérêts, les enjeux de pouvoir et l’expression des contradictions »[14]. Le qualificatif utilisé – « positive » -, est lui-même complémentaire, dans la logique managériale, de ce recours à un oxymore. Il réduit lui aussi l’altérité et nie les aspérités – autant d’obstacles au bon fonctionnement de l’organisation, à la fluidité du système que réclame l’impératif d’efficacité.
Mais surtout, il laisse entrevoir la solution au problème : penser positif, c’est déjà entrevoir la résolution de ce dernier, c’est accepter l’idée qu’une transformation éventuelle de soi, de sa posture, puisse améliorer la dynamique collective, sans jamais réinterroger l’organisation collective elle-même, et ce qu’elle doit, dans le domaine de la parentalité, aux conditions matérielles d’existence pour exemple, à l’absence de services publics dans son quartier, ou à l’incompatibilité des rythmes de vie professionnels et familiaux… In fine, il s’agit de programmer des êtres dociles, car comme l’écrit Herbert Simon, seuls les individus dociles génèrent des « gains d’adaptation »[15].
Le programme de soutien à la parentalité : un outil au service de l’arraisonnement managérial de la famille
Trois mois enfermés avec les enfants, en télétravail dans le meilleur des cas, ça vous oblige en tant qu’État prescripteur de cet enfermement à agir un tant soit peu en faveur des malheureux parents.
C’est ce qu’ont fait Adrien Taquet et Sophie Cluzel en ouvrant à tout parent l’opportunité de découvrir gratuitement la version on line du programme Triple P (Pratiques Parentales Positives)[16]. Ce dernier est un des représentants les plus symptomatiques de cette nouvelle approche managériale et pseudo-scientifique de la parentalité.
Depuis quelques années, certains programmes de soutien / formation à la parentalité, basés sur un protocole formalisé et censés être validés scientifiquement, sont ainsi apparus en France, apportant des solutions clé en main aux parents dépassés, ou simplement inquiets de faire de leur mieux. Ils peuvent parfois être soutenus par les pouvoirs publics, à la recherche de la méthode la plus efficace, de manière à optimiser le bon emploi des dépenses publiques (efficacité et efficience donc) – ce qui n’est pas une intention condamnable en soit. Mais est-ce le bon moyen d’obtenir le résultat escompté ? Quels sont les effets véritables de ces programmes ?
La logique managériale y est poussée à son paroxysme. Le terme même de « programme » est significatif. Le programme est un contenant qui obéit lui-même aux préceptes du management, et un contenu, qui entend transmettre aux parents les préceptes managériaux, appliqués à la nature de leurs tâches.
Dans les deux cas il y a programmation des activités ; soit la définition d’arrangements standardisés, destinés à organiser un comportement en vue de réaliser certaines tâches, définies par un tiers, et au moyen de connaissances objectivées. La standardisation suppose l’interchangeabilité de ceux qui appliquent le programme, des parents, et des environnements. Il suppose ainsi la négation de la personne, de son histoire et de ses particularités. L’objectif est l’appropriation /incorporation par le parent de savoirs eux-mêmes standardisés et susceptibles d’être mobilisés en vue d’une prise de décision dans chacune des situations à laquelle il peut être confronté. Il s’agit donc de former / formater le bénéficiaire du programme ; de viser l’acquisition de compétences techniques nécessaires à la réalisation d’objectifs rationnels, définis ici au regard de la satisfaction des besoins de l’enfant.
Le principe de rationalisation est au cœur de la démarche, comme le rappelle Le Texier. Dans le cas présent, un impressionnant travail de collecte de données est le plus souvent mobilisé, afin de mesurer les effets de chacune des techniques possibles sur le comportement de l’enfant, son développement affectif, social, cognitif, neurologique… L’enfant est lui-même objectivé à l’aide de mesures diverses, et ses besoins sont tout aussi standardisés, catégorisés, et hiérarchisés.
L’idéal du management scientifique contribue ainsi à mécaniser les fonctions parentales, mais la réponse aux besoins de l’enfant est moins la finalité que le moyen d’un objectif sociétal et politique plus large. Car la définition des besoins n’est pas neutre. Pas plus que ne l’est la technique managériale elle-même. Quant aux effets de ces programmes au regard des objectifs annoncés, ils sont à peu près nuls, quand ils ne sont pas mêmes négatifs[17].
Le « guide des parents confinés » : le management domestique libéré
La mise à disposition gratuitement de la version en ligne du programme « Triple P » est restée assez confidentielle. Marlène Schiappa, nous a pour sa part offert un exemple de modèle d’innovation managériale appliquée à la parentalité un peu mieux médiatisé : le guide des parents confinés.
Le guide présente « 50 astuces de pros » destinées à aider les parents à vivre leur parentalité en contexte hostile. Les « pros » en question – c’est-à-dire les « sachants » – sont les suivants : « sage-femme, présidente du haut conseil à l’égalité femmes hommes, coach sportive, directrice d’école, directrice de centre d’hébergement de femmes victimes de violences, blogueurs sur la paternité, influenceurs, philosophe, orthophoniste, journalistes de presse spécialisée, psychologue, artistes, formateurs de bilans de compétences, parents, ministres… ». Oui, ministres compris. Car, ce qui est mis à la disposition des parents, ce sont moins in fine des savoirs professionnels sur l’enfant, que des techniques d’organisation du temps et de l’espace, susceptibles d’améliorer l’efficacité du parent et du travailleur. En ce sens, il est tout à fait légitime que les plus hauts représentants de la start up nation puissent prodiguer leurs conseils.
Quelques extraits illustrent de manière savoureuse la philosophie du dit guide[18] :
– « Je leur ai exposé l’idée de piloter la période de façon agile, en s’adaptant à l’évolution de la situation semaine après semaine » ;
– « cultivez l’adaptation continue » ;
– « c’est une course de fond qui se prépare, que nous allons vivre et gagner tous ensemble ! » ;
– « Les crises constituent un moment exceptionnel pour faire sortir en chacun l’entrepreneur qui est en lui » ;
– « faire des pauses pour conserver notre productivité » ;
– « établissez un plan d’actions, step by step, en faveur d’une reprise immédiate de l’activité dès que la situation nous le permettra » ;
– « un programme pour chaque journée » ;
– « n’oubliez pas de maintenir du fun même dans les situations difficiles ».
Ce qui est frappant, c’est le parallèle avec le lean management. C’est-à-dire, en premier lieu, l’implication du parent/collaborateur dans la mise en place d’un dispositif destiné à éliminer les tâches jugées inutiles. L’objectif, c’est le « zéro » perte de temps, l’optimisation de chaque chose estimée au regard des activités à effectuer ; ici, dans l’art de conjuguer gestion de l’enfant, gestion du logement et de l’approvisionnement, et gestion des demandes de l’employeur…
Mais si l’on croit la littérature sur l’application du lean management en entreprise, on sait que le gain de productivité obtenu se traduit par une accélération des rythmes et cadences – les pauses conseillées étant elles-mêmes calibrées de manière à accroitre le gain de productivité. Comme l’explicite d’ailleurs notre guide : « faire des pauses pour conserver notre productivité ». Rien n’est gratuit.
Le guide des parents confinés illustre ainsi une autre des caractéristiques du management : il se présente toujours comme une aide, et recherche la participation de chacun à son propre épuisement.
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Considérations sur la relation entre l’État et la famille
Nous souhaitons développer l’idée que si l’État contribue à diffuser les logiques managériales au sein de la famille par le moyen des politiques publiques de soutien à la parentalité, c’est qu’il a « intérêt » à former un individu conforme à ce que cet État est devenu, et adapté à ses besoins. Ainsi, comme naguère l’État républicain avait besoin d’un citoyen pétri des idées de nation et de souveraineté, de légitimité et des valeurs de la république, l’Etat-entreprise, devenu organisation a, lui, besoin de former très tôt un collaborateur manipulable, et pétri des lieux communs du management : efficacité, adaptabilité, autocontrôle, projet, évaluation. Il lui faut donc dissoudre la famille en tant qu’institution, de la même manière qu’une « firme qui vend de l’eau en bouteille aurait plutôt objectivement intérêt à ce que disparaissent les fontaines publiques »[19].
L’État converti au New Public Management ne crée plus de politiques publiques. Il met en œuvre des « stratégies », si possible dans le cadre d’une contractualisation avec les collectivités territoriales, et en sollicitant des partenariats « public-privé ». Dans le champ qui nous importe, cela prendra le nom de « Stratégie nationale de soutien à la parentalité 2018 – 2019, Dessine-moi un parent », « Stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance 2020-2022 », « Stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté », ou encore « Parcours des 1 000 jours de l’enfant ». C’est en leur sein que peuvent se déployer les dispositifs de « soutien » à la parentalité, tels que les guides et programmes évoqués, et autres MOOC et applications numériques qui ne manqueront pas de fleurir.
L’État « stratège », en est le prescripteur. Lorsque le ministère de la santé choisit pour exemple d’expérimenter avec le concours de quelques agences régionales de la santé (ARS) tel ou tel programme, il fait siennes les finalités de ceux qui conçoivent le programme. Nous pourrions reprendre à notre compte ce que B. Rappin écrit plus généralement à propos du coaching : « pour prendre l’image du thermostat, le prescripteur fixe la température à atteindre alors que coach et coaché sont responsables du processus d’atteinte de cette valeur »[20].
Contrairement à ce qu’il laisse entendre, sous couvert du respect de la pluralité des formes familiales, il n’y a pas de neutralité axiologique de l’État. Ce dernier porte une idéologie managériale qu’il importe dans la sphère familiale, déplaçant ainsi les rapports de pouvoir, et remodelant la « cellule de base de la société » aux fins qui lui importent, tout en légitimant les critères d’évaluation de la parentalité définis par les concepteurs du programme.
Peu importe d’ailleurs le système ou le régime politique en place. Le management se développe aussi bien dans les démocraties libérales que dans le cadre soviétique[21] et dans celui du nazisme[22]. Quelle que soit sa nature, l’État cherche à accroitre son efficacité, et donc la pleine application des principes, valeurs, imaginaires et idéologies qui l’animent. Mais le management est un moyen qui substitue sa propre finalité aux causes qu’il entend servir. C’est la raison pour laquelle il aura systématiquement tendance, « par souci d’efficacité », à éteindre de lui-même la portée des autres principes et valeurs pour lesquels nous y avons recours, ne laissant subsister que cet individu interchangeable, flexible et fonctionnel, « libre d’obéir », cultivant une appétence pour la séduction et la manipulation passive et active.
Partout où il se répand, le management crée un nouvel espace fonctionnel dont le fonctionnement est sans fonction. Tel est le nouveau terreau familial dans lequel germent de nouvelles formes de perversions.
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La « pensée des contes » : un autre chemin possible
Nombre d’entre nous avons été bercés durant notre enfance par bien des histoires qui nous ont été contées, le plus souvent par nos proches, comme elles l’avaient été précédemment par ceux qui nous les ont transmises.
Ces histoires, qui prennent le plus souvent la forme de contes, sont issues pour leur quasi-totalité d’une culture populaire qui s’est transmise oralement à travers les siècles avant d’être consignées, et classées, à partir du XVIIème siècle. Il est en outre frappant d’observer que ces contes ont su captiver ainsi des personnes, jeunes ou moins jeunes, issues d’époques, de pays et cultures très diverses.
Or, la plupart d’entre eux mettent en scène quelques principes et mises en garde récurrentes qui nous paraissent d’une actualité saisissante[23].
Le premier de ces principes est la nécessité vitale, aussi bien pour l’individu que pour la collectivité, de respecter certains principes généalogiques. Dans les contes Blanche-Neige ou Peau d’Âne, les parents, en voulant tuer leur enfant ou le maintenir à tout prix avec eux, refusent « que la succession des générations les dépossède de ce qui leur est le plus cher, eux-mêmes » (Flahault, 2006). Sans respect de ce principe, il n’est pas possible de garantir à chacun une place unique – ce qu’on appelle l’ordre symbolique.
Le conte « La mort parrain » est particulièrement éclairant. A chaque âme correspond une bougie, et la Mort ne peut pas, même pour sauver son filleul, éteindre une autre bougie que la sienne afin de lui permettre de vivre au détriment d’autrui. Elle veille ainsi à faire respecter l’ordre des générations, car les identités ne sont pas interchangeables. Pour qu’une personne advienne, celle-ci doit avoir une place distincte de celle des personnes de la génération précédente. Et il en va de même dans Le petit Chaperon rouge – où pour devenir femme, l’enfant doit prendre la place de sa mère, ce qui implique par ricochet, de dévorer la grand-mère…[24].
Mais cela ne suffit pas. La personne doit aussi trouver sa place parmi ceux de sa génération, et se faire reconnaitre par ceux-ci pour ce qu’elle est, comme une personne unique, en acceptant pour cela le don des générations précédentes ; fut-il un poison comme dans Cendrillon, Blanche Neige, La princesse devineresse, ou Peau d’Âne. Dans ce dernier conte, c’est grâce au détournement du cadeau du père incestueux, que la princesse, malgré son apparence, se fait reconnaitre et aimer par le prince ; tout comme cendrillon se fait reconnaitre comme telle dans sa singularité, sans chercher à convaincre, mais grâce à la pantoufle de verre perdue, don vital reçu de ses marraines qui ne peut être portée que par elle.
Le danger de nier la différence des sexes est un autre de ces principes, que l’on retrouve par exemple dans Le petit poucet – l’ogre est ainsi ce personnage suffisamment stupide pour confondre ses propres filles avec les frères de poucet, et alors les dévorer ! Cette incapacité à faire la différence des sexes est une des caractéristiques de son inhumanité.
Autre idée commune à bien des contes : ne pas poursuivre à tout prix un objectif bien défini, un profit immédiat qui nous semblerait en outre acquis. Savoir emprunter au contraire le chemin de la sérendipité. Le conte intitulé La princesse devineresse illustre bien ceci. Le jeune « héros », à la différence de ses frères ainés qui pensent vaincre grâce à leur intelligence, et qui accourent ainsi vers la princesse, réussit à trouver une énigme insoluble lui permettant de gagner le cœur de la princesse – énigme insoluble, car elle n’est point affaire de logique. Elle lui est simplement inspirée par la succession des épreuves franchies et du long cheminement parcouru pour arriver jusqu’à elle.
Des leçons semblables s’observent dans des œuvres littéraires moins anciennes. Dans La Belle et la Bête par exemple, nous retrouvons comme condition du succès, la nécessité de rester suspendu à une reconnaissance de l’autre, sans pouvoir la décréter. La Bête se fait aimer et reconnaitre pour ce qu’il est par l’autre, la Belle, malgré son apparence. Elle y parvient en cherchant simplement de l’affection par ses bonnes attentions, et non en ayant recours à des manœuvres de séduction.
Une dernière caractéristique des contes est sa faculté à emporter l’imaginaire, à faire rêver, à susciter des émotions. Quel que soit le contenu du conte, il procure le plaisir du conteur et de ceux qui l’écoutent. Car l’acte de conter, c’est aussi un échange, une musicalité, en faisant naitre un moment privilégié entre deux êtres singuliers. Comme l’explique François Flahault, « Ici, la gratuité du jeu, la spontanéité avec laquelle il se déploie pour rien, sans se justifier, sans revendiquer de valeur, d’importance ou de signification, cette gratuité est précisément ce qui en fait un vecteur de reconnaissance inconditionnelle »[25].
La fable managériale est pour sa part impersonnelle, prescriptive, et elle nous invite à penser que les relations familiales peuvent s’affranchir de chacun des quelques principes structurants que vous venons d’exposer.
Dans le monde du management domestique moderne, Père castor raconte rarement des histoires. Il tend à être remplacé par un opérateur chargé d’exercer une fonction parentale en suivant un protocole prédéfini par un tiers invisible et censé optimiser le bon développement de l’enfant, objectivant ses capacités en compétences effectives.
La logique managériale tend ainsi à façonner les structures qui médiatisent les relations humaines. Or, ce sont ces dernières, comme le montre François Flahault en s’appuyant sur l’analyse des contes, qui définissent notre identité, faisant de nous les meilleurs ou les pires des hommes.
Norrin R.
Illustration : Katarzyna Karpowicz – Viva La Vida, Women’s Masks
[1] Le Président de la République a promulgué le 21 avril 2021 la loi n° 2021-478 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste, laquelle faisait suite à plusieurs propositions de lois déposées dans les mois précédents.
[2] Force est de constater que la loi ° 2018-703 du 3 août 2018, renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes n’avait pas répondu pleinement aux problèmes soulevés tels qu’apparus dans les affaires dites de Pontoise et de Melun, qui l’avaient pourtant « justifiée ». La nouvelle affaire dite des « pompiers de Paris » soulignait ses insuffisances. Ainsi, une jeune femme de 25 ans qui accusait une vingtaine de pompiers de l’avoir violée à plusieurs reprises entre ses 13 et 15 ans, se voyait déboutée de sa demande en juillet 2019 par le tribunal de Versailles qui requalifie alors l’affaire en “atteinte sexuelle” ; puis par la Cour d’appel de Versailles qui refuse la requalification en viol demandée par la victime.
[3] Je remercie Alice Casagrande d’avoir contribué à la définition de cette notion de « perversion ».
[4] Au sens ou l’entend Jacques Ellul. Voir La technique, ou l’enjeu du siècle, Economica, 2018 (1954).
[5] James Burnham, L’ère des organisateurs, Calman-Levy, 1947.
[6] Baptiste Rappin, Au fondement du Management. Théorie de l’Organisation, volume 1, Ovadia, 2014.
[7] Thibault Le Texier, Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale, La découverte, 2016.
[8] Thibault Le Texier, op. cit. p. 41.
[9] Baptiste Rappin, op. cit.
[10] Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire, Flammarion, 2015 (2007), p. 305.
[11] Thibault Le Texier, op. cit. p. 46.
[12] Thibault Le Texier, op. cit. p. 43.
[13] François Flahault, L’Homme, une espèce déboussolée. Anthropologie générale à l’âge de l’écologie, Fayard, 2018.
[14] Vincent De Caulejac Fabienne Hanique, Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, Le Seuil, 2015, p. 186.
[15] Cité par Baptiste Rappin, « Essai philosophique sur les origines cybernétiques du coaching », Communication et organisation [En ligne], 43 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2015, p. 177.
[16] Le 22 avril 2020 le gouvernement diffuse un communiqué de presse indiquant que « Sophie Cluzel, secrétaire d’État auprès du Premier ministre en charge des Personnes handicapées, Adrien Taquet, secrétaire d’Etat auprès du ministre des Solidarités et de la Santé et Claire Compagnon, déléguée interministérielle Autisme et troubles du neuro développement, invitent les parents qui le souhaitent et les professionnels qui cherchent des solutions innovantes pour accompagner les familles à expérimenter un programme de soutien à la parentalité en ligne ». Il s’agit en l’occurrence du programme Triple P ®.
[17] Xavier Briffault, Santé mentale et santé publique. Un pavé dans la marre des bonnes intentions, Pug, collection : points de vue et débats scientifiques, septembre 2016. Michel Vandenbroeck , Griet Roets & Rudi Roose, “Why the evidence based paradigm in early childhood education and care is anything but evident”, European Early Childhood Education Research Journal, 20:4, 2012, pp. 537-552.
[18] Voir sur ce point l’analyse caustique du Gymnopédiste : https://lavieencube.com/2020/04/30/schiappa-guide-parents-confines-necronomicon/
[19] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018, p. 190.
[20] Baptiste Rappin, « Essai philosophique sur les origines cybernétiques du coaching », Communication et organisation [En ligne], 43 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2015.
[21] Bruno Rizzi, L’URSS : collectivisme bureaucratique. La bureaucratisation du monde, Champs libres, 1976 (1939).
[22] Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 2020.
[23] Pour tous les exemples donnés ci-après, nous renvoyons le lecteur à l’œuvre de F. Flahault, et en particulier La pensée des contes, 2001 ; Be yourself ! Au-delà de la conception occidentale de l’individu, 2006; et L’Homme, une espèce déboussolée, 2018.
[24] Yvonne Verdier, Le petit chaperon rouge dans la tradition orale, Allia, 2018 (1978, 1980).
[25] François Flahault, « Identité et reconnaissance dans les contes », Revue du MAUSS, 2004/1 no 23 | pages 31 à 56.
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