On doit craindre le pire, à mon avis, quand la crudité de l’expérience sociale n’a plus aucune résonance plausible chez ceux qui ne la vivent pas.
En pays défait, Pierre Guillaume de Roux, 2019, p. 43.
Il est impossible de croire à des individus qui n’ont pas commencé quelque part, qui n’ont jamais subi cette épreuve initiale de concentration de l’être, seule capable de donner un titre à l’attention des autres, et seule capable de le maintenir dans les tourmentes. Là où la densité de la vie a disparu, il n’ a plus de place que pour des existences bavardes, monnayées en justifications oiseuses, coulées dans le moule de la biographie journalistique avant que le moindre mot ait été écrit à leur sujet. Des existences sur lesquelles nous ne pouvons rien accrocher ni projeter, vu qu’elles-mêmes ne sont plus arrimées nulle part.
Voyez d’ailleurs comme tout se tient d’une manière dramatiquement risible. N’ayant pas su commencer, vous donnez l’impression de ne plus savoir faire qu’une seule chose : continuer. Continuer à n’en plus finir. Continuer sur un mode autistique qui a divorcé d’avec le temps.
En pays défait, Pierre Guillaume de Roux, 2019, p. 52.
Les valeurs, en politique, on fourni un cache-misère à l’abandon de l’art de gouverner. A l’école, leur déploiement a coïncidé avec le renoncement à tout apprentissage et à toute transmission dignes de ce noms : de la maternelle à l’université ne régnera plus, bientôt, qu’une bigoterie citoyenne décérébrée, ouverte sur le grand large planétaire. Dans l’entreprise, les valeurs auront été le cheval de Troie – hennissant d’autonomie, d’épanouissement personnel, de cohésion d’équipe et d’éthique sociale – d’une idéologie managériale qui peut se vanter d’avoir détruit les derniers liens vivants et frémissants que le salarié entretenait avec son travail. Dans les médias, leur affichage a masqué un abaissement sans précédent du métier d’informer. Quant aux valeurs dont se réclament écrivains et artistes à chaque soubresaut de ce pays, elles ne font que souligner d’un trait gras le néant bavard qu’est devenue la création contemporaine.
En pays défait, Pierre Guillaume de Roux, 2019, p. 85-86.
L’exception culturelle – soit dit pour détourner une expression qui eut son quart d’heure de célébrité – n’existe pas. d’abord parce que la pensée managériale a infusé ses catégories dans tous les domaines, et qu’un artiste connu et célébré, en ce début du troisième millénaire, ressemble bien davantage à son contemporain banquier, journaliste ou dirigeant de grande entreprise qu’à un artiste des siècles précédents. (Les faits l’avouent cyniquement, sans qu’on ait besoin de les solliciter : l’un des artistes les plus célèbres au monde n’a-t-il pas été démarcheur politique, puis courtier en matière premières ?). Ensuite parce que le marketing de soi et la mobilisation de l’attention collective sont les mêmes partout : aussi arrogants, aussi agressifs, excluant également toute discrétion préservatrice, toute maturation solitaire, toute alternance raisonnée de présence et de repli. Enfin parce que les médias, agissant comme une cellule d’isolation, ont engendré un sérieux de synthèse commun à tous les importants : artisans de l’imaginaire, promoteurs de concepts, chroniqueurs du monde déréglé ou gestionnaires des urgences les plus concrètes, c’est le même langage déjà entendu, usé avant d’être proféré, les mêmes phrases-couloirs où l’air du temps circule dans tous les sens à a fois.
En pays défait, Pierre Guillaume de Roux, 2019, p. 109-110.
Les journalistes ont pris la détestables habitudes, depuis quelques années, d’appeler “invisibles” ou “anonymes” tous ceux qui échappent au champ de vision des détenteurs de l’argent, du pouvoir et de la parole. Aveuglement doublé de goujaterie, qui ne ne surprend guère venant de la profession. Qui sont les “anonymes”, en vérité? Ceux dont le langage se cogne aux parois d’un quotidien répétitif et sans éclat, mais conserve, du même coup, une densité à mesure des épreuves ? Ou ceux qui n’ont pas hésité à se faire les relais, pour ne pas dire les esclaves, d’un galimatias dépourvu de tout trait distinctif ?
En pays défait, Pierre Guillaume de Roux, 2019, p. 119-120
Une société où l’on a pu croire en toute bonne foi que le stalinisme, le maoïsme, et après eux d’autres calamités idéologiques, constituaient l’achèvement radieux de la promesse démocratique, était mûre pour le sinistre barnum du marketing, du management, des ressources humaines, des chartes éthiques, du vivre-ensemble, de l’inclusion sociale et autres inepties imbues d’elles-mêmes.
En pays défait, Pierre Guillaume de Roux, 2019, p. 148.