On notera également qu’à l’instar de la Wendy de Peter Pan, Trinity, l’héroïne guerrière de The Matrix est plus une grande sœur qu’une femme. Ce point est capital : comme Alice et Peter Pan, Neo nous invite à rester dans l’univers prégénital enfantin, celui d’avant la reconnaissance de la mort et de la filiation, celui d’avant la reconnaissance de la différence sexuelle et donc de l’interdit de l’inceste.
Enfin, les scénaristes, qui connaissent bien leurs classiques de la régression perverse, jouent sur la confusion entre l’ordre du désir et celui de la réalité, confusion légitimée par l’oracle qui dit à Neo : « tu seras celui que tu choisis d’être ». Notons – nous y reviendrons en conclusion de cette analyse – que cet oracle joue un rôle diamétralement opposé à celui qui fut adressé à cet autre tueur de père que fut Œdipe.
Il me semble que nous pouvons maintenant apporter une réponse à la question initiale, qui était de savoir à quelle libération nous invite The Matrix. La liberté fantasmée par l’adolescent reste au fond toujours la même : tuer papa, posséder maman, et vivre heureux avec ses camarades sans jamais avoir à se confronter à la résistance du réel par le travail ; être exonéré des difficultés de la relation à autrui ; échapper au regard d’autrui et à la loi, porter des lunettes noires qui permettent de voir sans être vu, de juger sans être jugé. Ne pas avoir à sortir de soi pour aller vers une personne que la différence des sexes rend inévitablement inquiétante. C’est cette aspiration à une liberté régressive et perverse qui peut trouver dans l’informatique et les techniques du virtuel un support de choix.
Il est clair que The Matrix n’a aucune intention critique : le film cherche avant tout à satisfaire de manière complaisante les désirs inconscients des jeunes spectateurs. Le savoir sur la psychologie de l’adolescence et l’intelligence fine des ressorts inconscients du rapport de l’homme à la technique dont font preuve les scénaristes sont utilisés de manière totalement cynique. Sous couvert d’un propos édifiant sur la résistance à la tyrannie, il ne s’agit ici que de capter un public en lui permettant de jouir en bonne conscience des scènes qui réalisent ses fantasmes infantiles, qu’il s’agisse de subvertir les cadres spatio-temporels de l’existence grâce aux nouvelles technologies de l’informatique ou bien de déchaîner contre l’ordre des adultes une rage destructrice et homicide. Le succès commercial du film montre que les scénaristes avaient bien compris que l’outil technique -ici, l’ordinateur- peut s’offrir comme support un surinvestissement fasciné et « addictif », et favoriser un rapport pervers et halluciné au monde et à autrui. Rapport qui n’a rien à voir ni avec un quelconque désir de liberté politique (la démocratie informatique…), ni avec un rapport d’utilité ou de profit, comme en atteste le phénomène hackers (sur lequel ce film jette une lumière intéressante) qu’on ne saurait expliquer par de seuls motifs économiques.
La Technique de la chair, L’Échappée, 2021, p. 88-89.
Nous pensons qu’il n’est pas possible, face à l’émergence de ce nouvel ensemble technique, de satisfaire les exigences de l’éthique en nous bornant à soumettre les utilisations particulières des biotechniques à des règles. Même si on ne partage pas tel ou tel aspect de leur pensée, il est indiscutable que les réformateurs socialistes du siècle dernier ont eu raison de penser que le développement de l’industrie, qui transformait complètement la société, ne pouvait pas être maîtrisé en se bornant à codifier par le droit les relations entre les individus. Ils ont compris que la maîtrise des techniques industrielles appelle une réorganisation sociale, et ils ont essayé de définir à leur manière les grandes lignes d’une nouvelle politique économique. De même aujourd’hui, il faut se rendre compte qu’une approche des biotechniques qui se borne à en codifier les usages particuliers restent insuffisantes : il faut chercher une maîtrise de l’ensemble du processus. Cela implique une nouvelle politique de la science et des biotechniques. Pour cela, il faut procéder à une analyse d’ensemble, dégager l’impact de ces techniques sur l’homme et sur la société, situer cet impact dans la dynamique technicienne et industrielle moderne.
La Technique de la chair, L’Échappée, 2021, p. 176.
Le simple fait de l’existence des techniques permettant de contourner le schéma parental de la reproduction humaine la fragiliser ces deux structures existentielles fondamentales que sont l’unicité et la filiation. Le fait que chacun puisse se référer à une origine parentale comme point d’ancrage de sa personnalité et de sa condition ne peut que devenir problématique. Par ailleurs, cette fragilisation des individus quant à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes ne peut être que renforcée par l’existence de techniques de manipulation de l’hérédité et de contrôle génétique : désormais la conscience moderne va devoir affronter le sentiment, et peut être la certitude pratique, que l’identité de l’homme à travers le temps et la succession des générations est sujette à la manipulation et transformation. Mais lorsque l’homme peut être agi, transformé dans son corps, ses pensées, son origine, sa descendance, sur quoi pourra-t-il s’appuyer pour prétendre changer son destin ? Où est le sujet de la vie éthique ? On voit mal ici comment échapper à la contradiction entre d’un côté l’efficacité et la puissance, et de l’autre côté la liberté et la responsabilité. C’est pourquoi ma première conclusion est que le recours au volontarisme éthique (qui peut consister à déduire des obligations à partir d’un principe général de responsabilité) est une attitude certes généreuse mais insuffisante pour réguler à travers leur usage l’impact des biotechniques sur la société et la vie humaine. Ceci d’autant plus que beaucoup d’effets inquiétants de ces techniques semblent échapper à la délibération et à la décision individuelle et collective.
La Technique de la chair, L’Échappée, 2021, p. 178.
L’informatique est donc nécessitée par la puissance, la complexité, le besoin d’interconnexion du milieu technique, plutôt que voulue par les hommes. Son effet global principal, c’est l’autonomisation par intégrations systémiques, de l’ensemble des techniques dont la croissance et la régulation échappent largement à la maîtrise individuelle et collective et aux normalisations éthiques. Par sa fonction métatechnique, l’informatique contribue au caractère anéthique de la technique moderne. Elle contribue aussi à son caractère fascinant et mythogène, interposant entre l’homme et son monde tout un imaginaire (valeurs, représentations) qui oriente sa sensibilité éthique, de sorte que l’outil se développe dans un vide critique. Ainsi, c’est l’intériorité même du sujet, son rapport au réel, ses valeurs, sa capacité à se poser des problèmes et à faire des choix, qui sont puissamment influencés par les effets indirects de l’outil informatique. Même s’il en a toujours été ainsi, cette situation est contradictoire avec l’impératif d’autonomie ; de cette contradiction, l’homme peut être désormais être conscient : il serait immoral de son accommoder.
La Technique de la chair, L’Échappée, 2021, p. 206.
Nous baignons dans l’imaginaire techniciste, il nous dit ce qu’il faut considérer comme réel, vrai et important. Or l’imaginaire fait partie de l’être intime de l’homme de chair ; il lui colle littéralement à la peau. C’est pourquoi, lorsqu’on remet cet imaginaire en question, cet homme peut réagir comme si on lui arrachait la peau. À cet égard, il n’y a guère de différence entre l’imaginaire religieux des sociétés sacro-magiques et l’imaginaire techniciste de la société moderne. Ce qui explique que l’homme de chair qui appartient à la société technicienne, confronté aux problèmes posés par l’accélération du changement technique, ne sache répondre que par plus de technique. Mais le projet moderne de mobiliser la puissance opératoire des formalismes techniques, scientifique et économique, voire d’en généraliser l’application pour réorganiser la vie individuelle et collective, risque d’aggraver encore plus la désorganisation, voire la décomposition « du rez-de-chaussée de la civilisation ».
La Technique de la chair, L’Échappée, 2021, p. 228.
L’homme moderne, celui de la société technicienne, a cherché à projeter autour de lui un système de médiation grâce auquel il tente de réaliser son désir d’échapper au tragique de sa condition. Etre fragile, ambigu, problématique, être relatif par excellence, voué à vivre dans la zone incertaine où la matière se fait esprit, l’homme a essayé de se créer un environnement propre qui lui permet d’affirmer son identité en maîtrisant et en utilisant à son profit les propriétés de ce monde. Mais de cette maîtrise, il attend non seulement la satisfaction efficace de ses besoins, mais aussi la réalisation de son désir de dépasser sa condition, de surmonter sa naturalité et de s’ériger en absolu. Malheureusement, l’homme reste ce qu’il est ; relatif et transitoire individu de chair pensante, il n’arrive pas à s’approprier les qualités de l’existence absolue qu’il désire. Ces qualités, c’est sur ses médiations, ses instruments, sa technique qu’il va les projeter. Et moins l’homme arrive à assouvir son désir de changer de peau, de dépasser les limites de sa condition, plus il va transformer ses œuvres en une sorte d’absolu. Voulant échapper à la nature et à sa nature, l’homme moderne travaille donc à créer une sorte de surréalité libératrice à laquelle il accorde une valeur inconditionnelle, et à laquelle il est prêt à tout sacrifier, y compris lui-même.
La Technique de la chair, L’Échappée, 2021, p. 366.
L’être de chair a besoin de vivre au sein d’une civilisation qui inscrit la puissance des techniques dans un ordre symbolique plus vaste, qui organise les relations que les hommes ont entre eux et avec le monde. En retour, ce monde symbolique, qui varie selon les civilisations, fournit à chaque individu le sol à partir duquel il peut se construire comme personne. Les transformations des techniques, l’accès à de nouveaux degrés ou même à de nouvelles formes de puissance, ont toujours retenti sur l’univers symbolique des hommes, selon un processus d’interaction. D’un côté, les innovations techniques appellent par exemple de nouvelles manières de vivre ensemble ; de l’autre les constructions symboliques imposent en retour des limites à la puissance des nouvelles techniques, limites au-delà desquelles leur usage ne peut être ni bon, ni beau, ni juste. L’homme de chair a donc besoin de vivre dans une civilisation.
La Technique de la chair, L’Échappée, 2021, p. 369.