Daniel Cérézuelle, La technique et la chair, L’Échappée, 2021.
L’ouvrage est composé de trois chapitres au sein desquels se répartissent 15 articles publiés au cours de ces 20 dernières années.
Le premier chapitre décrit et analyse ce que l’auteur appelle “l’esprit du technicisme”. Il convoque à cette fin et en premier lieu quelques-uns des auteurs français les plus importants tels que Jean Brun et Dominique Janicaud, auxquels sont consacrés les premiers articles. L’auteur en est un fin connaisseur, et la lecture de chaque article est l’occasion de nouveaux commentaires sur nombre de références habilement mises en situation. Le lecteur trouve ainsi avantage à la lecture de chacun d’entre eux, qu’il ait lu ou non les ouvrages cités. Ce plaisir est encore plus grand pour peu qu’on soit “cinéphile”. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir les analyses de Matrix et d’Avalon, et la manière dont Daniel Cérézuelle mobilise bien d’autres références de ce type pour illustrer certains des phénomènes les plus inquiétants de notre temps et leurs soubassements idéologiques.
Les effets désorganisateurs du déferlement technologique, objet du deuxième chapitre, sont illustrés par 5 articles de grande qualité qui apportent des éléments de réflexion importants sur ces sujets et enjeux actuels qui bouleversent jusque notre condition humaine : biotechnologies, informatique, management. L’auteur propose aussi une analyse particulièrement pertinente de la catastrophe liée au cyclone Katrina. Nous y retrouvons ce qui semble être une préoccupation majeure de Daniel Cérézuelle : la question du lien social et de son maintien dans un environnent dénaturé par un imaginaire technique où la puissance semble primer sur le reste. Cette préoccupation qui avait fait l’objet d’un précédent ouvrage intitulé “Pour un autre développement social“, où l’auteur plaidait pour une déconnexion entre l’action sociale et le formalisme technique et la professionnalisation, nous invitant alors à imaginer de nouveaux modèles qui permettraient de réencastrer l’économique dans le social. C’est là l’objet d’un autre article de ce deuxième chapitre – “la technique et le “rez-de-chaussée de la civilisation“- que l’auteur conclue ainsi : “le projet moderne de mobiliser la puissance opératoire des formalismes techniques, scientifique et économique, voire d’en généraliser l’application pour réorganiser la vie individuelle et collective, risque d’aggraver encore plus la désorganisation, voire la décomposition « du rez-de-chaussée de la civilisation“. Le lecteur de la Vie en Cube retrouvera ici l’idée directrice d’un de mes derniers articles, consacré à la dénaturation des relations intrafamiliales sous l’influence des techniques managériales : ICI.
Le dernier chapitre s’ouvre par un article qui illustre parfaitement le titre de l’ouvrage, ainsi que le fondement intellectuel de la critique que l’auteur adresse à la société technicienne, qu’il partage avec Charbonneau, Ellul et Illich : le constat d’une négation de la chair, d’un appauvrissement du monde sensible, et d’une dépersonnalisation technicienne ; de sorte que le monde moderne semble dans l’impossibilité de répondre à l’exigence d’incarnation qui façonnait jusqu’alors notre identité culturelle.
L’article suivant est une critique acerbe des travaux de Bruno Latour, qui rejette notamment les réfutations que Latour émet à l’endroit d’Ellul, de ses critiques du système technicien, et des fondements de la critique résumés précédemment. Pour cela, Daniel Cérézuelle ne se contente pas de commenter les récents et navrants travaux de Latour. Il repart de “La vie de laboratoire“, coécrit avec Steve Woolgar. Probablement l’ouvrage de plus innovant et le plus intéressant de Bruno Latour. C’est du moins celui qui porte en soit la critique potentielle la plus stimulante aux thèses de Jacques Ellul, mais à laquelle l’auteur réplique par une formule qui nous semble des plus justes : “quand l’arbre de l’innovation risque de cacher la forêt du système techno-industriel“. Sans doute chacun des travaux témoignent-ils ainsi d’une focale d’observations différentes, sans que les résultats de l’un ne puissent réellement invalider l’autre.
Le système techno-industriel ne cesse de modifier notre rapport au temps et à l’espace – c’est le sujet du dernier article de l’ouvrage. L’auteur déconnecte ce thème du seul sujet de l’accélération et de ses manifestations les plus triviales. Il nous alerte plus largement sur l’éventail des dangers auxquels nous confronte le déferlement technologique. En résumé : celui-ci génère un risque de chaos sans précédent qui suscite en retour celui d’une utilisation excessive de la puissance pour tenter de maitriser ce chaos – ce qui se traduit par un contrôle de nos existences jusque dans les replis de notre intimité, et une limitation de nos libertés. De l’attentat du World Trade Center (cité par l’auteur) et de ses conséquences, à la gestion récente de la pandémie du Covid19, il est difficile de ne pas valider cette thèse… Plus la technique se développe, plus elle nous rend dépendants et vulnérables, justifiant le recours toujours croissant à des techniques “invasives”.
Au final, La technique et la chair, est un ouvrage dense, qui peut déstabiliser le lecteur du fait de sa construction toute particulière, mais qui s’avère être une référence indispensable que toute personne intéressée par le sujet ce doit d’avoir dans sa bibliothèque, qu’il soit novice ou spécialiste.
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