En 1941, James Burnham prophétisa la révolution managériale (The Managerial Revolution) : force est de lui donner raison, si l’on prend en vue le formidable déploiement historique du management depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Car, en effet, quelle entité collective, aujourd’hui, ne déploie pas de dispositifs managériaux en son sein ? Quelle communauté demeure étrangère à ces pratiques qui se répandent telle une traînée de poudre dans nos sociétés postmodernes ? Les entreprises, bien sûr, mais également les associations, les collectivités, les universités et les hôpitaux – cette liste ne saurait bien sûr être exhaustive – mettent en œuvre des techniques de management stratégique (avec ses fameuses matrices), de contrôle de gestion (avec ses non moins célèbres tableaux de bord), de ressources humaines (avec sa sacro-sainte cartographie des compétences), de marketing (avec son incontournable marketing mix), etc. Toutes ces organisations, de surcroît, implémentent, dit-on dans le jargon des sachants du management, des systèmes d’information qui se substituent d’une part aux sens des hommes pour capter l’information et d’autre part à leur cerveau pour le traiter. Bref, il appert que le management revêt aujourd’hui une importance absolument fondamentale dans nos vies : preuves en sont l’institutionnalisation de son étude scientifique par une section du Conseil National des Universités, la sixième intitulée « Sciences de gestion », ainsi que la multiplication des cursus de formation au management, dans les Écoles de commerce, dans les Instituts d’Administration d’Entreprise (IAE), mais aussi dans d’autres instituts de formation (Sciences Po, ENA, CNFPT, IRTS, etc.). Toutefois, à étudier et à apprendre des techniques de management, on évite soigneusement de se poser la question philosophique par excellence : mais, au fond, qu’appelle-t-on management ?
La réponse à cette question est loin d’être évidente : nous avons tous, en effet, notre petite idée sur la chose. Non seulement de ce qu’il est, mais aussi, et peut-être avant tout, de ce qu’il devrait être. En premier lieu, nous sommes tous quelque part soit manager, soit managé, voire les deux à la fois dans le cas des cadres intermédiaires, et nous croyons pouvoir tirer de cette expérience individuelle une leçon générale ; de telle sorte que si la France compte plus de soixante millions de sélectionneurs de son équipe nationale de football, le nombre de ses théoriciens du management doit bien avoisiner le même ordre de grandeur. Or, le raisonnement philosophique naît précisément chez Platon comme un arrachement à la doxa, à l’opinion, et vise à construire un raisonnement qui ne s’enferme pas dans la réduction d’un jugement de goût ou de fait. C’est ici une difficulté épistémologique assez unique : jamais peut-être la population active ne fut aussi proche de l’objet que le philosophe se propose de penser. Mais l’on voit bien, en second lieu, où pourrait conduire l’entretien du flou et du nébuleux, en d’autres termes l’absence de dé-limitation et de dé-finition du management : à voir du management partout, à considérer que tout ce qui se passe dans la vie de l’organisation doit être affublée de ce nom, que l’ensemble de la gestion relève du management. Cela est pourtant bel et bien faux, et la clarification conceptuelle permettra alors de préciser les enjeux précis de l’introduction des pratiques de management dans les organisations, y compris l’hôpital.
Institution et Organisation : une polarité fondamentale On cerne ce que sont l’institution et l’organisation en ayant recours à l’étymologie : la racine indo-européenne « steh- », qui désigne notamment le mât du bateau, a trait à la verticalité qui assure la stabilité ; on la retrouve dans les mots suivants : être, stabilité, institution, instituer, instituteur, constitution, état (state), statut, stature, to stand, stehen, etc. De son côté, « organisation » provient du latin organum et du grec organon qui signifient « l’instrument, l’outil, le moyen » : la rationalité moyen-fin est donc à la base même de la logique organisationnelle. Alors que l’institution se pose comme tiers et garantit un monde stable et habitable pour une communauté, l’organisation ne se préoccupe que de son fonctionnement, au détriment de toute extériorité fondatrice. On comprend alors les enjeux de la phrase suivante de Peter Drucker, un gourou du management, tirée d’un article de la Harvard Business Review intitulé The New Society of Organizations (1992) : « La société, la communauté et la famille sont toutes des institutions conservatrices. Elles essayent de maintenir la stabilité et de prévenir, à tout le moins de ralentir, le changement. Mais l’organisation moderne est un déstabilisateur. […] Et elle doit être organisée en vue de l’abandon systématique de tout ce qui est établi […] ». Pour Peter Drucker, l’organisation, espace de connaissances et d’agencement des connaissances, n’a d’autre finalité que le changement et l’innovation. Par voie de conséquence, dans une société d’organisations qui n’a pas d’équivalent historique, les appartenances traditionnelles et institutionnelles se trouvent à chaque instant menacées d’être inadaptées au rythme de l’exception permanente : « Chacun de ces changements bouleverse la communauté, la disrupte, la prive de continuité ». Si bien, poursuit l’auteur, qu’il ne faut pas hésiter à fermer les institutions qui, tels l’hôpital et l’école, ne se montrent pas à la hauteur des nouvelles exigences de la performance. Malgré leur enracinement local profond, précise-t-il encore. Ailleurs, Peter Drucker n’hésite pas à ériger la destitution en règle générale de la politique institutionnelle : « La première politique du changement, donc, dans l’ensemble de l’institution, ce doit être l’abandon organisé », écrit-il ainsi dans L’avenir du management. Réflexions pour l’action. |
Je vous propose de baliser un chemin de pensée en retenant les six points suivants, méthode nécessairement et volontairement réductrice, mais adaptée au présent support.
Un ensemble de connaissances scientifiques
Le management est un ensemble de connaissances scientifiques qui s’est constitué pendant la Révolution Industrielle. Les diplômes et les concours, les unités de formation et les laboratoires de recherche témoignent, comme je le fis déjà remarquer ci-dessus, de cette scientificité du management. En d’autres termes, le management n’est pas un art, comme certains le prétendent, soit en raison de leur ignorance, soit à des fins commerciales. Les enseignants-chercheurs de management transmettent un corpus éprouvé par des méthodologies scientifiques qui testent des modèles sur le théâtre des opérations : l’organisation. Tous les concepts qui pourraient faire penser à une dimension non scientifique, je pense en particulier à celui de charisme, désignent en réalité l’étude scientifique de l’impact comportemental sur la performance, et non pas une forme de mystique qui aurait pénétré l’entreprise. D’ailleurs, la naissance même du management comme « management scientifique » chez l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor, à la charnière des XIXe et XXe siècles, indique bien l’inséparabilité du management et de la science.
Une technoscience
Plus qu’une science, le management est une technoscience. Il a été fondé par des ingénieurs pour des ingénieurs (je cite trois noms qui correspondent à trois périodes successives : Charles Babbage pour la première moitié du XIXe siècle, Frederik Winslow Taylor pour la charnière des XIXe et XXe siècles, Herbert Simon pour la seconde moitié du XXe siècle). Une fois l’homme décomposé et désarticulé par le matérialisme des Lumières, ces ingénieurs tentèrent de rationaliser le fonctionnement des machines et de l’organisation du travail en y amplifiant les caractéristiques de la mécanique humaine. La démonstration nous en est fournie par Charles Augustin Coulomb dans ses Résultats de plusieurs expériences destinées à déterminer la quantité d’action que les hommes peuvent fournir par leur travail journalier, suivant les différentes manières dont ils emploient leurs forces. Considérant le corps humain comme « presque toujours la machine la plus commode », le scientifique s’emploie à déterminer la plus grande quantité d’action qu’un homme, à fatigue égale, peut produire : il examine alors tour à tour l’ascension d’une rampe ou d’un escalier avec ou sans fardeau, la marche avec ou sans charge, le transport d’un fardeau dans une brouette, l’utilisation d’un mouton pour enfoncer des pilots, l’actionnement des manivelles et le labour de la terre par la bêche. Mais à quoi bon tout cela ? Coulomb répond dans ses conclusions : ces expériences servent à « diriger les mécaniciens dans la construction de machines destinées à être mues par des hommes dont il faut toujours que les forces soient employées de la manière la plus avantageuse pour l’effet utile ». En d’autres termes, la décomposition du corps de l’homme en forces élémentaires, sur lesquels peuvent s’exercer les calculs de la physique moderne (pression, vitesse, frottement, etc.), est le préalable à la substitution de la machine à l’homme dans les usines et les champs ; certes, l’innovation rend ce remplacement techniquement réalisable, mais l’enjeu se situe tout d’abord au niveau de la condition de possibilité : à savoir que l’homme et l’animal, c’est-à-dire la vie pour reprendre le terme d’Arendt, aient été assimilés à l’artifice machinique, comme le programme matérialiste de Julien Offroy de La Mettrie y invita dès 1748.
Le gouvernement des hommes
La finalité de cette technoscience, qu’est le management, est le gouvernement des hommes dans les ateliers et les bureaux, bref, en situation de travail. Tout comme les machines, l’efficacité ou le rendement d’un travailleur correspond au minimum de pertes enregistré entre l’énergie investie et le résultat obtenu. Ce qui s’appelle conservation de l’énergie en thermodynamique devient gouvernement ou contrôle en management. Appliqué au taylorisme, cela donne : contrôle organisationnel par la séparation de la conception et de l’exécution, contrôle de l’activité par l’organisation scientifique du travail (la redéfinition des gestes en fonction de leur performance mesurée grâce au chronomètre), contrôle budgétaire par la création d’un système de calcul des coûts, contrôle anthropologique par la lutte contre la flânerie qui représente la dissipation de l’énergie à l’état pur. Observez l’actualité de ce programme ! Je voudrais en outre ajouter le point suivant, absolument essentiel pour comprendre le sentiment qu’éprouvent nos contemporains vis-à-vis du monde du travail : ce gouvernement des hommes est de facture techno-scientifique, c’est-à-dire qu’ils substituent aux relations humaines (y compris la relation d’autorité) un système, pour parler comme Taylor dans l’introduction des Principes du Management Scientifique, ou un ensemble de processus pour s’exprimer alors dans les termes du Lean Management issu du toyotisme nippon. Le corollaire en est la dépersonnalisation et l’anonymisation du travail, des auteurs du travail, des relations et des collectifs de travail ; et ce phénomène est évidemment à mettre directement en relation avec la crise du sens qui frappe aujourd’hui de plein fouet l’activité humaine salariée, dans l’ensemble des secteurs et des organisations (pour donner deux chiffres significatifs : seuls 11% des salariés français se sentent impliqués dans leur travail ; et 90% d’entre eux sont en cours de reconversion ou aspirent à se reconvertir).
L’organisation de la coopération
Ce projet de gouvernement, politique en ce qu’il organise la vie d’une communauté, se distingue à la fois du libéralisme et du socialisme car il rejette l’individualisme du premier et la conflictualité du second. Le management aspire à la coopération, à l’harmonie, il est profondément pacifiste. Il est d’ailleurs une formule de Taylor qui exprime clairement ce positionnement : « Harmony, not discord ; cooperation not individualism ». Au fond, les employeurs et les employés possèdent le même intérêt : l’efficacité, qui permet au premier d’être compétitif et au second de donner le meilleur de lui-même, c’est-à-dire de s’épanouir. Et qu’est-ce qui, de manière ultime, définit cet intérêt ? Eh bien la science, dont la Vérité, obtenue par les voies modernes de l’expérimentation, ne saurait être remise en cause et doit être partagée par tout être humain rationnel. Il faut ici mesurer la puissance de cet argument : car l’organisation du travail est devenue scientifique, elle quitte le giron de la délibération pour s’imposer d’elle-même ; on notera en outre que les économistes usent du même argument pour soustraire leur discipline, qui engage pourtant les citoyens, au débat public. Ceci n’est bien sûr pas étranger à la « République des experts », voire des sondages, dans laquelle nous vivons désormais.
Un arrière-fond religieux
En dernier ressort, le management s’appuie sur l’amitié dont Taylor fait le fondement de sa démarche scientifique. Plus précisément, il s’agit d’une sécularisation du messianisme des Quakers, qui appartiennent à la Société Religieuse des Amis, et qui rejettent autant l’Église que l’Écriture au nom de la fraternité et du partage de l’illumination intérieure. Il est en effet tout à fait curieux de trouver, à plusieurs reprises, sous la plume de l’ingénieur américain le terme d’ « amitié » : et ce dernier demeure tout à fait incompréhensible tant que l’on ne le rapporte pas à l’éducation religieuse de Taylor dont la mère, Emily Winslow, militait en faveur des droits des femmes et combattait fermement l’esclavage ; aussi inspira-t-elle à son fils, alors qu’il travaillait à la Midvale Steel Company, le recrutement de populations afro-américaines qu’il intégra à chaque équipe de travail afin de briser les logiques ethniques en place. Citons ici le fondateur du management scientifique : « The body of this paper will make it clear that, to work according to scientific laws, the management must take over and perform much of the work which is now left to the men; almost every act of the workman should be preceded by one or more prepatory acts of the management which enable him to do his work better and quicker than otherwise. And each man should daily be taught by and receive the most friendly help from those who are over him, instead of being, at the one extreme, driven or coerced by his bosses, and at the other left to his own unaided devices »[i]. Et voici qui est encore plus clair : « This close, intimate, personal cooperation between the management and the men is of the essence of modern scientific or task management »[ii]. L’on comprend alors que le management de proximité, la bienveillance, le bien-être, etc., ne sont pas des préoccupations récentes du management, mais font partie de son « programme génétique ».
De la cybernétique au management contemporain
Le management connut une évolution importante à partir des années 1950 et de l’influence tout à fait décisive de la cybernétique. Il resta bien sûr un gouvernement technoscientifique de la coopération efficace, mais il quitta le paradigme énergétique, celui de Taylor et des autres auteurs classiques, pour gagner le paradigme informationnel dont accoucha la cybernétique. Il inscrit désormais son horizon dans celui de la boucle de rétroaction (encore nommé feedback ou apprentissage) qui suit la séquence suivante, bien connue des théoriciens et des praticiens de l’amélioration continue : finalité – action – évaluation – correction. Toutes les fonctions du management contemporain se sont greffées sur ce modèle : le management stratégique est la discipline qui pose les finalités pertinentes ; le contrôle de gestion, et son extension la gestion des ressources humaines, assume l’évaluation quantitative et qualitative des actions engagées afin d’en tirer une analyse des écarts ; le toyotisme a permis de faire évoluer le taylorisme vers une logique de flux, redéfinissant de la sorte les principes de l’action et de la production ; etc. Tout ceci ne fut possible qu’à la condition de concevoir l’entreprise ou l’institution comme une organisation, c’est-à-dire comme un système d’information palliant la rationalité cognitive limitée des êtres humains. En effet, d’une part l’informatique, car elle est décentralisée, permet de récolter une masse de données qu’aucun homme ne pourrait recueillir ; et, d’autre part, les algorithmes offrent une capacité de traitement de l’information bien supérieure à celle du cerveau humain. Néanmoins, parmi ses nombreux corollaires, cette révolution informationnelle en compte un qui joue un rôle central dans le malaise du travail contemporain : qui dit que l’information reflète l’énergie dépensée, c’est-à-dire l’activité humaine ? Tout d’abord, les indicateurs sont choisis, et ne prêtent que très rarement à discussion, si bien que nombre d’entre nous ne s’y identifient pas, ne s’y reconnaissent pas, et considèrent qu’ils reflètent le point de vue de leurs concepteur plus que le leur. Ceci est d’autant plus marquant que ces indicateurs peuvent être sources de multiples prescriptions normatives (de formation, de rémunération, de mobilité…) alors même qu’ils sont construits d’une façon jugée arbitraire. Plus encore, tout indicateur est un prélèvement fonctionnel opéré sur une situation concrète de travail qui, dans son vécu, ne pourra jamais se ramener à une évaluation informationnelle abstraite. L’identité professionnelle se compose en effet d’aspects intangibles, sociaux et symboliques notamment, qui échappent à la prise de cette logique de la compétence, et qui pourtant contribuent de façon essentielle à la réalisation d’un travail bien fait. En d’autres termes, si la reconnaissance fait aujourd’hui tant débat, c’est bien parce le sens de l’activité humaine, dans ce qu’elle comporte de charnel et de symbolique, c’est-à-dire d’intime, est perdu de vue dans des dispositifs d’évaluation qui ramènent l’efficacité à un simple déploiement d’un savoir (« savoir, savoir-faire, savoir-être » selon la bien pompeuse mais néanmoins célèbre formule).
Baptiste Rappin
2021
[i] Traduction personnelle : « Le corps de cet écrit établira que, dans le cadre d’un travail accordé aux lois scientifiques, le management doit prendre en charge et réaliser la plupart des tâches aujourd’hui dévolues aux hommes ; presque tous les actes d’un travailleur devraient être précédés d’un ou de plusieurs actes préparatoires du management qui lui permet de réaliser son travail mieux et plus rapidement que d’une autre façon. Et chaque devrait recevoir quotidiennement un enseignement, et aussi l’aide amicale de ceux qui sont au-dessus de lui, au lieu d’être soit dirigé et contraint d’un côté, soit laissé à lui-même de l’autre ».
[ii] Traduction personnelle : « Cette coopération proche, intime et personnelle entre le management et le travailleur est l’essence du management scientifique ou management par les tâches ».
Submit your review | |