“Quand ma liberté vient menacer celle des autres, je deviens un irresponsable. Un irresponsable n’est plus un citoyen”
Emmanuel Macron, Le Parisien, 4 janvier 2022.
“Si nous n’avions pas existé, Hitler nous aurait inventés“.
Günther Anders, 1977.
Il en est, parmi les citoyens responsables et vaccinés de ce monde, qui se font d’étranges et peu glorieuses illusions. Ils se disent qu’on ne les embêtera jamais – qu’on embêtera toujours les autres, qu’on embêtera au besoin tout le monde, sauf eux. C’est oublier un peu vite que le statut, ou la dignité, de vacciné n’a rien d’éternel, ni même de durable. Ce n’est pas un être, c’est un devenir. On n’est pas (on ne naît pas) vacciné, on le devient, on a à le devenir toujours plus et à nouveau, de mois en mois, à force de recevoir ses doses, à date prescrite (pourquoi pas quotidiennement?), jusqu’à ce que, dans un autre monde, on le devienne totalement : au paradis, là où n’iront jamais ces damnés de non-vaccinés, ou dans l’enfer qu’on nous réserve peut-être dès ici-bas, et où les vaccinés d’hier se retrouveront, tout bêtement, avec ces mêmes autres dont ils avaient vainement essayé de se prémunir, contaminés malgré eux par un variant imprévu, inventé exprès pour eux, pour faire d’eux, malgré leur bonne volonté citoyenne, une nouvelle catégorie d’irresponsables bons à enfermer ?
On a beaucoup ergoté, ces temps derniers, sur la récurrente évocation de l’étoile jaune par les réfractaires au passe antérieurement sanitaire, dorénavant vaccinal, pour justifier leur refus indigné d’être traités par le gouvernement comme des citoyens de seconde zone. On s’en est, paraît-il, offusqué, alors même que, sous cape, on en riait. Faut-il être en effet à la fois inculte, débile et perversement ignare pour penser à cette ignominieuse marque d’infamie dans un contexte où, précisément, on ne songe qu’à promouvoir une forme de citoyenneté ouverte à toutes les singularités, à tous les genres, à toutes les exceptions possibles ? A preuve le président de la République lui-même, qui n’hésite pas à s’identifier à tout et à n’importe quoi, au risque d’y perdre, précisément, ce qui, jusqu’à maintenant, faisait la dignité d’un homme d’État. Quel rapport avec l’idée que Hitler se faisait de la pureté raciale, seule condition, à ses yeux, pour être un bon citoyen allemand ? Non, il n’y a pas place, dans le système de la démocratie intégrale qu’on nous prépare, pour une quelconque citoyenneté idéale dont on pourrait être, même moralement, indigne. Au contraire le citoyen de demain est un homme comme tout le monde qui pourrait, à la limite, passer inaperçu de lui-même, tant la nullité de ce qu’on lui demande d’être s’apparente au néant.
Alors, que pouvait bien vouloir dire Emmanuel Macron ? Rien, sans doute, au niveau où se situait sa pensée du moment, probablement orientée par le souci de mettre en avant une personnalité tellement insignifiante qu’elle ne peut se faire remarquer que par des formules grossières. Et on se moque bien de savoir ce qu’il pouvait bien vouloir dire, en définitive. L’important est qu’en s’exprimant comme il l’a fait, il a simplement prouvé qu’il n’était pas à sa place, ou que cette place qu’il occupe est un lieu nul où ne peut plus désormais s’installer que la nullité. Mais à un autre niveau, cette parole, en dépit de sa nullité manifeste, disait bien quelque chose, néanmoins. Elle disait ce que la parole gouvernementale ne cesse, depuis des mois, de dire et de redire sans cesse : « vous n’êtes plus un peuple, vous êtes une population, une masse d’unités mal agrégées qui n’ont plus qu’un point commun, qu’un ressort collectif, la peur. Vous avez peur d’être malades, pauvres, disqualifiés, vous avez peur qu’on trouve en vous une trace de quelque chose qui ne serait pas exactement conforme à la norme, vous êtes les produits d’une peur qui dicte désormais sa norme à toute la société des hommes. Vous êtes des sous-hommes, à qui il suffit de promettre n’importe quel droit de jouir tranquillement de la vie la plus stupidement normalisée pour obtenir de vous un consentement muet à toutes les infamies possibles. Jouissez donc de ce qu’on vous permet d’obtenir par votre docilité, jouissez fébrilement du moindre moment de liberté qu’on vous ménage, en tremblant de peur qu’on ne trouve en vous quoi que ce soit qui ressemble à une véritable dignité. Vous êtes des nullités, et vous avez le droit de l’être, vous en avez le devoir, c’est même le seul devoir qui vous échoie. »
En quoi un tel discours pourrait-il s’apparenter au discours hitlérien ? En ceci précisément que l’assimilation de l’être-national à une pure catégorie biologique revient à annuler tout ce qui fait de cet être autre chose qu’une simple catégorie. L’Allemagne, comme la France, comme l’Italie ou l’Espagne, est quelque chose de plus qu’une simple communauté d’existence biologique : c’est une communauté de destin qui reçoit de l’histoire un sens qui ne peut devenir un avenir que si, en lui, le fait d’être humain s’enrichit de tout ce qui peut qualifier l’existence, au delà du simple fait biologique. En rabaissant la vie collective au niveau d’une vie biologique à préserver à tout prix, on rabat l’humain en dessous de lui-même, comme Hitler l’a fait pour le peuple allemand à qui il fallait désormais désigner un sous-homme objectivement déterminé pour masquer à ses yeux son abaissement au dessous du niveau de l’humain. Les Allemands avaient besoin d’un sous-homme pour se sentir eux-mêmes des hommes, si ce n’est des surhommes. Les vaccinés d’aujourd’hui, dans la veulerie que leur impose la complaisance publique, ont eux aussi besoin de trouver hors d’eux-mêmes un type humain dévalorisé, ne serait-ce que pour se sentir eux-mêmes un peu plus qu’humains, si ce n’est un peu plus humains. D’où l’acharnement du gouvernement à faire de cette catégorie indéfinissable et mouvante une catégorie bien définie et vouée à disparaître. Et qu’était-ce d’autre, pour le nazisme, qu’un Juif ?
Il faut sans doute constamment garder à l’esprit le degré d’horreur qu’a pu atteindre, avec le nazisme, le mépris de l’homme dans ce qu’il a de simplement humain : l’anéantissement programmé de millions d’individus auxquels était dénié le droit même à exister et, en priorité, du peuple humain par excellence, de ce même peuple en qui l’Éternel avait élu non pas une aptitude ou une capacité particulière à être plus humain ou plus qu’humain, mais bien cette forme spéciale d’humilité qui ne s’acquiert que dans l’expérience du malheur, voire de la servitude, cette humilité de qui se tient déjà pour bien heureux d’être vivant sous le soleil et qui, par conséquent ne demande pas autre chose, – les Juifs que la miséricorde divine était allée chercher au fin fond de l’Égypte où ils vivaient misérablement, ayant quasiment oublié ce qui faisait d’eux un peuple à force de se trouver réduits à n’être qu’une population n’existant que par son importance quantitative, évidemment jugée excessive par les Égyptiens, demi-dieux à qui la condition humaine convenait si peu qu’ils en étaient venus à s’identifier à une race mythique dont la survie après la mort importait infiniment plus que la vie ici-bas. D’où le sens mystérieux de ce déchaînement de haine et de cette prodigieuse inventivité dans l’art de faire souffrir, commune à tous les peuples prétendument destinés à dominer, depuis les Egyptiens ou les Chinois jusqu’aux Nazis en passant par les Romains de l’époque impériale, sens qui ne se laisse éventuellement comprendre que comme expression du désir d’anéantir cela même qui fait un homme (selon le beau titre du terrible livre de Primo Lévi), afin qu’il ne reste plus dans l’homme d’autre aspiration qu’à survivre, le simple fait de vivre ayant perdu toute valeur du fait d’avoir pu faire l’objet d’un traitement aussi dégradant.
Mais l’horreur manifeste ne doit pas voiler ce qui, dans le nazisme, dépasse l’entendement, et qui n’est hélas pas le fait d’avoir envisagé d’exterminer une race. Car ce triste programme est commun à trop de régimes d’oppression pour suffire à qualifier l’entreprise hitlérienne. Non, ce qui qualifie réellement cette entreprise est ailleurs, et si peu concevable qu’on ose à peine essayer de le penser : derrière l’horreur manifeste des massacres et des sévices infligés à des êtres considérés comme inférieurs se dissimule un dessein plus sournois, celui de dépouiller l’acte même de tuer et de faire souffrir de tout sens, afin qu’il devienne finalement indifférent de tuer ou de ne pas tuer. Et dans ce dessein, finalement, les Nazis ont réussi. Ils ont réussi à imposer, non pas leurs objectifs avoués et immédiats (en réalité voués depuis l’origine à l’échec, comme l’avait vite compris Hitler, qui ne précipita la solution finale et la catastrophe que parce que le vrai dessein, évidemment millénariste, qu’il poursuivait le dépassait véritablement), mais bien le seul but auquel tendait réellement leur effort totalitaire, celui de dépouiller l’acte humain (même le plus terrible, le meurtre) de tout sens afin de rendre possible l’exécution par l’humanité d’un seul acte, dépourvu de finalité comme de toute signification subjective – une pure opération dans laquelle le langage même devînt une fonction programmable et régulable et la pensée un sous-produit destiné à servir l’élémentaire impératif de survivre dans un milieu devenu lui-même indifférent à force d’être soumis aux transformations rendues possibles par la technique.
L’exemple le plus frappant de cette technicisation du meurtre reste bien celui de la chambre à gaz, telle qu’on la trouve sobrement décrite par Primo Lévi dans son Rapport sur Auschwitz :
« Les victimes, introduites dans la première salle, recevaient l’ordre de se déshabiller complètement parce que – leur assurait-on – ils devaient prendre un bain ; et pour accréditer au mieux ce terrible mensonge, ils recevaient un morceau de savon et une serviette ; après quoi on les faisait entrer dans la « salle de douches ». Celle-ci était une immense salle dans laquelle tout un système de douches factices était installé et sur les murs on pouvait lire des recommandations telles que « lavez-vous bien car la propreté c’est la santé » ou « n’économisez pas le savon » ou « n’oubliez pas votre serviette ». De la sorte, la salle donnait vraiment l’impression d’être un véritable établissement de bains. »[1]
On est naturellement saisi d’un profond dégoût quand on songe que ceux qui accompagnaient les victimes pouvaient eux-mêmes s’imaginer qu’ils accomplissaient un véritable acte de salubrité et qu’ils pouvaient s’efforcer d’adopter l’attitude et le ton, empreints de la plus parfaite bienveillance, convenant à cette opération purement sanitaire et hygiénique. Hypothèse qui ne serait pas en contradiction avec ce qu’on nous dit du réel souci de la santé et de l’hygiène qui animait en profondeur le système national-socialiste, selon Chapoutot, qui a bien mis en évidence que les responsables de la politique antisémite considéraient sérieusement le problème juif comme un « problème sanitaire » dans la mesure où
« les millions de personnes entassées dans les ghettos, soumises à la famine et à l’épuisement, contaminent également soldats et administrateurs allemands en Pologne. »[2]
S’ensuit une propagande méthodique destinée à convaincre les soldats de l’occupation en Pologne du danger qui les menace, dont le film Kampf dem Fleckfieber indique bien la tonalité hygiéniste :
« Un vieux centre d’infection par le typhus se trouve en […] Pologne, partout où l’on rencontre la population juive. Une saleté inimaginable et un commerce incessant portant sur des vêtements infectés de poux sont responsables de la diffusion incontrôlable de l’épidémie […]. Ils mettent ainsi en danger le soldat allemand qui entre en contact avec cette population pleine de puces […]. Un simple aperçu de l’intérieur lamentable de leurs logements doit mettre en garde le soldat allemand devant le danger invisible qui le menace dans ces quartiers juifs, au beau milieu de l’environnement le plus sale qui soit. »[3]
D’où la nécessité d’une action rigoureuse et méthodique qui se présente comme « un processus biomédical », l’action Reinhard, mettant en application « la décision d’assassiner tous les Juifs d’Europe », action dénuée de toute « cruauté », menée avec le maximum de décence et d’humanité, voire de bienveillance, comme le souligne Himmler, qui « revendique non seulement la justesse et la justice des mesures prises, mais la juste mesure de ce qui est accompli », affirmant notamment qu’on « ne constate nulle part de souffrances inutiles ou d’excès fâcheux, mais juste ce qu’il faut de rigueur et de cohérence pour traiter le problème juif » :
« Ce processus a été mené de manière conséquente, mais sans cruauté. Nous ne tourmentons personne. Nous savons que nous combattons pour notre existence et pour la préservation de notre sang nordique. »[4]
L’horreur se situe ainsi à un autre niveau que celui auquel nous avait habitués le spectacle des violences antiques ou classiques, telles que le châtiment infligé aux combattants gaulois d’Uxellodunum ou le massacre de la Saint-Barthélémy. Ici, non seulement tout s’exécute avec froideur et méthode, mais encore tout s’inscrit dans une méthode qui, si elle le pouvait, s’économiserait sans doute le douloureux devoir (ou le plaisir sadique) de tuer des innocents. Il apparaît ainsi que l’essentiel ne consiste nullement dans le fait de trouver normal de tuer ou de faire souffrir, mais bien dans le souci de traiter un problème indépendamment de toute considération morale ou philosophique, sentimentale ou religieuse, en désenchâssant, pour reprendre le terme de Polanyi, l’action humaine, de tout ce qui, normalement, lui donne sens ou non-sens.
Sans doute les Allemands ne faisaient-ils ainsi que radicaliser un souci déjà omniprésent dans la pensée européenne profondément infectée de l’idée pastorienne et des raisonnements spenceriens : tout ne semblait-il pas, en particulier dans le contexte colonialiste, s’orienter vers l’idée que la terre est un espace vital restreint qu’il convient d’aménager au mieux dans l’intérêt d’une race privilégiée par ses aptitudes supérieures à survivre ? Tant pis si quelques indiens ou quelques nègres étaient ainsi destinés à disparaître de l’horizon créé par la super-civilisation occidentale, évidemment technicienne et marchande, qui permettait à l’humain de se dépasser enfin, après des siècles d’arriération mentale, culturelle et sanitaire. Le projet avait seulement besoin d’être expurgé de toute dimension métaphysique ou poétique, et c’est bien ce à quoi contribua profondément Hitler, en face duquel les dirigeants du monde post-nazi n’eurent pas de mal à se poser en champions d’une conception de l’humain susceptible de s’accorder avec toutes les données d’une science résolument positive, décidée à prendre l’homme tel qu’il est, sans préjugé d’aucune sorte : comme une espèce – l’espèce par excellence, destinée à s’élever au dessus d’elle-même pour entrer dans une dimension totalement désanimalisée, mais aussi déspiritualisée. L’idée même de race était ainsi exclue, au profit d’une vision globale du phénomène humain dans laquelle l’individu était invité à s’identifier à ce qui est commun à tous, au lieu de se reconnaître dans ce qui le distingue des autres.
D’où le développement de cet humanitarisme au nom duquel les nations unies par la victoire contre le totalitarisme allaient instaurer le nouvel ordre mondial, en poursuivant une guerre sans merci contre tout ce qui, dans l’humain, se définit comme irréductiblement autre. Il n’est nullement insignifiant, de ce point de vue, que le premier acte par lequel s’affirma aux yeux du monde la puissance qui allait impulser un nouveau sens à l’histoire ait été le double lâcher de bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, acte qui imposa littéralement silence, comme le souligne si bien Günther Anders, à tout ce qui aurait pu parler non seulement contre lui mais tout simplement de lui :
« C’est au point, dit-il, que lorsque j’ai cherché à parler de la déflagration atomique avec les victimes d’Hiroshima, elles restaient tout simplement muettes. […] L’événement était trop grand pour qu’ils aient pu le percevoir. Ce qui vaut pour ceux qui l’ont provoqué et pour ceux qui l’ont subi. Que les premiers n’aient pas eu l’idée de l’ampleur des effets qu’ils ont produits, cela vaut aussi bien pour les victimes qui les ont subis ; tout comme les auteurs ne pouvaient pas prévoir le mal qu’ils faisaient, les victimes ne pouvaient se rappeler ce qu’on leur avait fait. »[5]
Et plus symbolique encore la situation morale du pilote de l’avion d’où furent lâchées les deux bombes : celle de « coupable sans faute »[6] qui ne peut pas revendiquer la responsabilité d’un acte dont il n’arrive même pas à se faire une idée. Comment l’humanité l’eût-elle pu davantage ? Entrée dans l’ère où, comme le dit toujours Günther Anders, « l’humanité était devenue capable, de manière irréversible, de s’exterminer elle-même »[7], celle-ci ne pouvait plus, par défaut de pouvoir s’élever au-dessus de ses propres outils, faire autre chose que les imiter « pour voir, un peu, ce que nous faisons »[8].
On ne nous fera donc pas dire que nous redoutons d’être traités par le pouvoir technicien qui conduit la mondialisation jusqu’à ses extrêmes conséquences comme les Juifs furent traités par le régime nazi. C’est bien pire : nous craignons que s’installe un régime absolument inqualifiable, à la faveur d’une peur d’un type nouveau, incommensurable avec les peurs ancestrales, déterminée par la puissance même dont nous disposons et qui, par ce qu’elle dépasse notre entendement, requerrait de nous, si nous voulions prendre conscience de ses possibles effets, une imagination renouvelée. Quel type de régime ? Nous ne croyons pas que les dirigeants de notre monde, pas plus que leurs acolytes, financiers, hommes d’affaires, hommes de communication, irresponsables en tout genre investis d’une fausse responsabilité dont ils se défaussent du reste constamment, soient capables de concevoir lucidement un type de gouvernement mondial viable, même accordé aux ambitions ou aux profits que leur courte vue leur fait envisager. Ce dans quoi ils risquent réellement de nous entraîner, c’est dans un système de vie sociale entièrement déterminé par l’usage que nous faisons de nos moyens d’action et de contrôle – un système proprement inhumain, dans lequel la vie humaine dépendrait totalement d’un appareillage qui déqualifierait systématiquement l’acte humain et le réduirait au rang d’opération purement technique n’ayant de sens que par rapport à un acte collectif dans lequel toutes les responsabilités individuelles seraient dissoutes.
Tel est bien, à vue de nez, l’effet de ce qu’on appelle aujourd’hui la politique sanitaire, qui vise à déposséder l’individu du contrôle qu’il pourrait avoir de sa propre santé en faisant dépendre celle-ci de mesures dont il est impossible de mesurer les effets : masques, tests, vaccins, mais dont il est loisible de voir qu’ils entretiennent une peur indéfinissable, parce qu’en elle se mêle la crainte légitime d’être malade et de mourir, celle, tout aussi légitime, de tomber sous la sanction de la loi (d’une loi mouvante) et celle, surtout, de se sentir responsable de ses actes. Réduits à l’état de population ne comptant que par son importance numérique et numérisée, nous perdons chaque jour davantage le sens de ce qui pourrait faire de nous un peuple. D’où notre extrême fragilité vis à vis d’une propagande qui prétend faire des chiffres (statistiques et sondages en tous genres) le seul critère de rationalité, dans un contexte où toute parole semble être devenue impuissante à décrire le réel. Situation évidemment dangereuse pour un pouvoir qui, en manipulant les chiffres, se révèle essentiellement fondé sur le néant. D’où la tentation de trouver un bon bouc-émissaire pour réveiller les vieux instincts d’une humanité toujours susceptible de se comporter en meute, et quel meilleur bouc-émissaire que ce ramassis d’individus qu’on a déjà parqués, mentalement, dans leurs ghettos d’insanité et d’ignorance crasse, en les désignant d’un nom purement privatif de ce qui qualifie les bons Français – les non-vaccinés ?
Mais qui sait si ceux dont la plupart ne savent pas encore bien pourquoi ils « résistent » ne trouveront pas, dans l’épreuve même qu’on leur impose, une capacité nouvelle à faire peuple, en réalisant ce « front transversal » dont rêvait Buber en 1953 ? Citons-le ici pour conclure :
« L’incapacité des peuples et des hommes à mener un authentique dialogue n’est pas seulement le phénomène le plus récent de la pathologie de notre temps ; il en constitue également le phénomène qui nous interpelle avec l’urgence la plus pressante. Je crois malgré tout que les peuples peuvent, en cette heure, engager un dialogue, un dialogue authentique les uns avec les autres. Un dialogue authentique, c’est un dialogue où chaque partenaire perçoit, accepte et confirme l’autre dans sa différence existentielle, y compris quand il se trouve en opposition avec lui ; c’est la seule manière, non pas d’éliminer l’opposition, mais de la gérer humainement et de conduire à un dépassement de celle-ci.
Les hommes voués à engager le dialogue sont naturellement ceux qui, aujourd’hui, dans chaque peuple, livrent le combat contre l’inhumain. Ceux qui forment, sans le savoir, un grand front transversal au sein de l’espèce humaine, doivent le rendre visible, en se parlant les uns aux autres, sans passer sous silence ce qui les divise, mais de manière à l’assumer collectivement.
En face d’eux se dresse ce qui tire profit de la division des peuples, à savoir l’inhumain dans l’homme, le sous-humain, l’ennemi de l’humanité qui doit advenir.
En hébreu, le mot Satan veut dire « celui qui fait obstacle ». C’est la définition correcte de l’inhumain dans l’homme et dans la race humaine. Ne laissons pas l’élément satanique nous empêcher de réaliser l’homme ! Libérons la parole de l’interdit qui pèse sur elle ! Ayons, malgré tout, le courage de faire confiance ! »[9]
Si le Juif n’existait plus, il faudrait le réinventer.
Egletons,
le 14 janvier 2022
[1]. Primo Lévi, Rapport sur Auschwitz, éditions Kimé, 2005, p. 81.
[2]. Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, 2014, p. 495.
[3]. Cité par Johann Chapoutot, ibidem, p. 496.
[4]. Ibidem, p. 496-497
[5]. Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse?, Éditions Allia, 2010, pp. 72-73
[6]. Ibidem, p. 67
[7]. Ibidem, pp. 64-65
[8]. Ibidem, p. 69
[9]. Martin Buber, La Souveraineté invisible. Perspectives sur une humanité qui vient, Éditions de l’Eclat, 2021, pp. 140-141
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