A Vincent Levilly
Cet homme étrange avait comme enivré l’histoire.
Victor Hugo,
Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase.
Karl Marx, 1852.
Il faut finalement en revenir à la figure de celui que Hello, glosant sur un vers de Hugo, regardait comme une de ces « ironies de Dieu » destinées à « étonner et confondre le monde », sur lesquelles « le jugement qu’on peut porter » ne peut se terminer que « par un point d’interrogation »[1], ouvrant ainsi le champ aux formidables interrogations de Bloy, pour qui le Sacre de ce « Prodigieux » par Léon XIII « était peut-être […] comme l’Extrême-Onction administrée à une Europe très malade et condamnée par les plus savants docteurs »[2] . Avec lui commence en effet le grand mélange de sens et de non-sens qu’on voit, si manifestement aujourd’hui, présider aux destinées de la France et par rapport auquel doit être interprété le signe donné au monde le 15 avril 2019, quand la flèche enflammée de Notre-Dame vint s’abattre sur les dalles du Choeur, “comme une rame, une rame engouffrée à pic dans les flots, une godille, une pelle à vanner, un fléau dans la paille éclaboussant de grain, de larmes, tous les gens alentour, et déjà ricochant sur les ondes de la planète“.[3]
L’image de la rame, d’abord, convient assez à Napoléon , même si, comme le souligne Léon Bloy, l’élément marin lui fut souvent fatal :
“Il naît dans une île. Il fait constamment la guerre à une île. Quand il tombe pour la première fois, c’est dans une île. Enfin il meurt captif dans une île. Insulaire par naissance, insulaire par émulation, insulaire par nécessité de vivre, insulaire par nécessité de mourir. Même lorsqu’il tenait l’Europe dans ses mains, même dans ses plus terribles batailles, le perpétuel grondement de l’Océan couvrait pour lui le vacarme des canons. Ambitieux de régner sur toutes les mers, le continent lui fut toujours un obstacle.
Comme un grand vaisseau pris dans les glaces, il fut continuellement pris dans les terres et ne parvint pas à s’en dégager. Vingt ans il piétina le continent avec fureur, ne lui pardonnant pas de s’opposer à la conquête de cette île anglaise inaccessible, du haut de laquelle il eût été le Dominateur certain de l’Atlantique et de la Méditerranée, enserrant de ses flottes les vieux royaumes et les vieux empires et faisant une île de toute la terre, une autre île immense comme son rêve ! Tacete et ululate, qui habitatis in insula, semblait-il dire avec le Prophète, à chacun de ses pas, et ce fut en vain“.
Mais enfin, il y a en lui du rameur, ce qui le rapproche évidemment (tout en l’y opposant) d’Ulysse, si du moins l’on veut bien suivre l’image jusqu’au point où, se transformant en cet étrange instrument qu’on dit avoir dû, au terme de son odyssée, le roi d’Ithaque promener sur son épaule pour l’étonnement des antipodes, la rame devient l’instrument divin par excellence, propre, autant qu’à disperser la balle et faire le vide autour du grain qui seul demeure, à révéler à chacun ce qu’il est, lui-même ayant été, fléau que rien n’arrête, si l’on en croit toujours Léon Bloy, l’instrument aveugle et inconscient par qui il fallait « que fût consommée la Révolution française, l’irréparable ruine de l’Ancien Régime »[4]. Derrière la trop évidente mais exemplaire vanité de ses desseins se profilait un autre projet, qui avait besoin que fût ainsi proclamée la vanité de tous les royaumes, comme de toutes les entreprises sociales et politiques. Car « si le grain ne meurt »…
Notons ensuite que ce même jour du 15 avril 2019 était le Lundi de la Semaine Sainte, celui où se consacre le Saint Chrême, huile des baptisés, des confirmands et autres athlètes de Dieu, qui servit aussi à oindre le front de Napoléon, le 2 décembre 1804 à Notre-Dame (sur une autre île, d’ailleurs). Or, s’il était déjà peu conforme à la tradition royale et française de couronner un souverain dans la cathédrale de Paris, au lieu de le faire à Reims, où se trouvait normalement la Sainte Ampoule conservant l’huile du Sacre, il l’était tout aussi peu d’utiliser pour cet usage éminemment politique l’huile ordinaire des sacrements chrétiens. Il en fallait une toute spéciale, celle-là même qui symbolisait depuis Clovis « la légitimité continue du pouvoir », comme le précise Luc de Goustine dans un autre de ces ouvrages[5]. Mais il se trouve que cette ampoule avait été brisée par un conventionnel désireux qu’aucun tyran ne pût plus accéder au trône, et l’on ignorait absolument que quelques gouttes, conservées précieusement par le curé Sereine, attendaient secrètement, mêlées à d’autres huiles saintes, une toute autre occasion pour remplir leur office. Peu importait du reste à Napoléon, pour qui cette cérémonie était surtout une manière de signifier au monde qu’il ne connaissait d’autre loi et d’étoile que les siennes.
Relevons, concernant le pseudo-sacre de Napoléon, un dernier détail apparemment futile, mais qui, à la lumière de la parabole que nous rapporte Luc de Goustine, éclaire furieusement ce qui s’est passé le 15 avril 2019. Il apparaît dans la « topographie » de cette solennité, qui fut en réalité très différente de celle à laquelle nous a habitués le tableau de David. On la trouve ainsi restituée, à partir de documents et d’illustrations d’époque, par Pierre de Colombier, qui fait apparaître son « importance essentielle », en lien avec le déroulement chronologique de la cérémonie, qui eut lieu en « deux temps : le couronnement et le sacre, d’une part, le serment constitutionnel d’autre part », entre lesquels il s’agissait d’établir, en ces temps de conflit entre le politique et le religieux, « un certain équilibre ». Pour cela, l’espace de la cathédrale « doit avoir, en quelque sorte, deux pôles » : l’un pour l’opération religieuse, l’autre pour l’opération laïque ; d’un côté le choeur et l’autel, de l’autre « un escalier de vingt-quatre marches » pour servir de tribune d’où sera prononcé le serment. Mais, souligne Pierre de Colombier, “l’effet de cette double polarité est évidemment d’empêcher l’arrivée solennelle par le centre de la façade. L’architecte Percier a enfermé la cathédrale métropolitaine dans un immense « cartonnage », et les participants descendront de voiture devant l’archevêché et suivront une galerie qui unit l’archevêché à la basilique. Style singulier d’ailleurs et qui ne fait pas grand honneur à cet architecte qui ne doit pas être flatté d’exercer son art sur une cathédrale qui lui paraît certainement fort barbare. Il s’en tire – mal – avec un mélange d’antique et de semi-troubadour : beaucoup de détails petits et oiseux. Devant le portail, une sorte d’arc-de-triomphe, qui ne répond plus à rien puisqu’en arrière de la façade on trouve le dos de l’escalier vertigineux. A neuf heures, tout le monde est en place, en situation inverse de celle que semblait prescrire la vénérable cathédrale, puisque l’ordre va en décroissant de la tribune du Serment au choeur“.[6]
Nous soulignons les mots qui signalent le détail qui nous intéresse : cette inversion de l’ordre croissant que prescrit le vieil édifice, dont Luc de Goustine nous dévoile, de son côté, le sens, en ces termes :
“Dans l’église bâtiment, la nef orientée vers le soleil levant figure le poteau vertical ou stipes de la croix de la terre vers le ciel. Le transept coupure, clôture, barrière – est le patibulum, traverse horizontale à laquelle sont liés les bras grands ouverts, et clouées les mains du crucifié. Le chevet enfin, tête ceinte à Notre-Dame d’un déambulatoire et d’une couronne de chapelles, est parfois légèrement inclinée de côté, comme l’on dit qu’elle retomba après que Jésus eut émis son grand cri Eli, Eli, lama sabachthani et rendu l’Esprit.
Cette croix latine est orientée, chez nous ainsi pointée sur Jérusalem où Il mourut et ressuscita d’entre les morts. Tout son espace s’ordonne à cette forme où la sainte liturgie insère chacun de ses mouvements dans une ascension spirituelle qui s’accomplit à contre-courant de la chute et (dé-)perdition qui est comme la loi d’entropie de l’existence temporelle. L’on y arrive d’Occident, ce couchant qui chaque soir rappelle la nuit, la mort, celle du premier homme, Adam, dont le crâne enfoui donna son nom au mont où s’enracine le pied de la croix, Golgotha. La puissante foi médiévale, percevant que cette « montagne de péché », devenue par le Christ le « mont du salut », annonçait par avance l’Éden reconquis, nomma ce jardin clos à l’entrée « paradis », parvis.
Sur cette grande cour carrée, où se presse – à Notre-Dame plus qu’ailleurs – la foule bigarrée de la planète, s’enroulent et se déroulent les siècles passés du monde qu’on appelle « pro-fane » pour cette raison qu’il est pro-fanum : « devant le temple ». Et par le pied de la croix, s’ouvrent aux nations passantes ou visiteuses, ces touristes immémoriaux, trois porches d’entrée. Chacun, initiatique à sa manière, affiche sereinement son mystère de foi ; ici, au tympan central, le Jugement dernier présidé par le Christ. L’étrécissement comme diaphragmé des voussures incite l’orgueil à se rapetisser pour passer ces « portes étroites »… Mais, le seuil une fois franchi, le pèlerin se redresse sous les hautes arches pour attaquer dans la nef ce qui sera, comme nous le verrons, à la fois une marche, une navigation, un travail, et un long repas“.
Ainsi, le Sacre de Napoléon se déroule littéralement en sens inverse du lieu, ce qui symboliquement revient à inverser le sens même de la cérémonie, laquelle, au lieu de regarder, vers l’Orient, le point culminant que constitue le chevet et qu’on ne peut atteindre qu’en passant « la barre du transept », l’horizon même de la Croix, lui tourne le dos pour s’échapper, par un mouvement de retournement vers l’Occident qui équivaut à une sorte de fuite en avant vers le mirage d’un paradis dont on ne veut pas savoir qu’il est irréversiblement « perdu ». Mouvement que rien ne peut arrêter, puisqu’il est, dans sa désorientation, dirigé vers le bas, vers l’ouverture forcément béante d’un portail n’ouvrant plus que sur un impossible et vain dehors, espace d’une création désormais vouée à l’infernal travail de la dé-création : préfiguration de l’Enfer, non-lieu où cuisent et recuisent sans fin les ingrédients monstrueux du chaos.
En quoi donc tout ceci est-il susceptible d’éclairer ce qui s’est passé le 15 avril 2019 ? Il convient, pour répondre à cette question, de mettre les choses en perspective, dans cette même perspective qui permettait à Marx, juste après le coup d’Etat du 2 décembre 1852, de discerner, sous l’apparente tendance de l’histoire à se répéter, une loi de déperdition de sens qui conduit à faire des événements et des personnalités ultérieurs une véritable caricature de leurs prétendus modèles : ainsi de Napoléon 1er à Napoléon III, comme de la révolution de 1789 à celle de 1848. Mais tandis que Marx pensait voir à l’oeuvre, dans ce processus, une logique (véritable « ruse de l’histoire ») propre à faire émerger de nouveaux contenus, définitivement libérés des formes anciennes, susceptibles de faire advenir un véritable sens de l’histoire, orienté vers une fin révolutionnaire, il nous apparaît que la force d’inertie des choses va bien au delà d’une telle fin, en sorte que « le débutant » qui, pour suivre la métaphore de Marx, apprenant « une nouvelle langue », « la retraduit toujours dans sa langue maternelle mais […] ne réussit à s’assimiler l’esprit de cette nouvelle langue et à s’en servir librement que quand il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle, et qu’il parvient même à oublier complètement cette dernière »[7], non seulement ne parvient nullement à exprimer quoi que ce soit de sensé dans cette nouvelle langue, mais perd tout simplement le sens du langage pour entrer dans un non-sens intégral qui lui permet, enfin, de vivre comme il croit le vouloir, dans un univers déconnecté de toute réalité, et l’histoire qu’il nous raconte ressemble à celle de Mac Beth : « une histoire de fou dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien… »
Marx a certes bien raison de souligner que l’oeuvre de Napoléon se résuma à créer “à l’intérieur de la France les conditions grâce auxquelles on pouvait désormais développer la libre concurrence, exploiter la propriété parcellaire du sol et utiliser les forces productives industrielles libérées de la nation, tandis qu’à l’extérieur il balaya partout les institutions féodales dans la mesure où cela était nécessaire pour créer à la société bourgeoise en France l’entourage dont elle avait besoin sur le continent européen“[8], en sorte qu’il ne resta plus au pouvoir royal, prétendument restauré, qu’à poser « sa tête de lard » sur un corps national entièrement dominé par l’intérêt économique, quoique revêtu des défroques de la noblesse et de la religion, sous le poids duquel un peuple déchu ne pouvait rêver d’autre alternative au travail auquel il était rivé que sous la forme d’un bouleversement total de l’ordre social. Mais il se trompe lourdement en croyant que d’un prolétariat ainsi constitué, il peut sortir autre chose qu’un régime d’illusion et de peur. Si la « période de 1848 à 1851 ne fit qu’évoquer le spectre de la grande Révolution française », ce n’est pas parce que le travail de liquidation « de toute superstition à l’égard du passé » n’avait pas été suffisamment poussé pour permettre enfin à la révolution sociale du 19e siècle de tirer « sa poésie de l’avenir », en laissant « les morts enterrer leurs morts », « pour réaliser son propre objet », mais bien parce qu’à un peuple déraciné de son propre présent, il ne reste d’autre recours qu’une triste « résurrection des morts », forcément parodique en l’absence de toute véritable foi. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, à peine accomplie, la prétendue révolution de 1848 se laissa capter par « l’aventurier » qui, « sous le masque mortuaire de Napoléon », dissimulait « ses traits d’une trivialité repoussante »[9]. Après lui, l’autre aventure, la Commune, malgré ce qu’elle peut avoir de touchant, ne témoigne guère que de la puissance hallucinatoire du désespoir, qui est tout ce qui reste quand s’effondre l’illusion dont tout pouvoir humain tire son pouvoir de fascination sur les hommes, fussent-ils le prolétariat.
En ce sens, c’est bien dans notre direction que continue de se poursuivre la fuite symbolique de l’Empereur des Français, courant après le rêve d’une domination universelle qui n’était en réalité que le masque de la mort – rêve dont le président Mitterrand se voulut manifestement l’occulte continuateur, quand, en bon franc-maçon qu’il était, il enferma le Louvre dans cette pyramide de verre qui achevait d’identifier l’absolutisme de Louis XIV au monarchisme cadavérique des Pharaons, lui-même devenu, dès avant son décès si longtemps retardé, la vivante momie de l’idéal socialiste qu’il avait si délibérément trahi. Hello avait déjà souligné que le mystère de Napoléon le reliait aux grands rêves de l’humanité : “Ses soldats croyaient adorer en lui le général triomphant. Peut-être étaient-ils dominés, sans le savoir, par une admiration tout à fait inconsciente et incomprise de ceux qui l’éprouvaient. Peut-être étaient-ils dominés par l’homme qui, s’il eût été fidèle à son type et à lui-même, était chargé de porter le poids des deux sceptres, sceptre d’Orient et sceptre d’Occident. Peut-être leur émotion, beaucoup plus haute que leur intelligence, saluait-elle un avenir ignoré d’eux-mêmes. Peut-être ce front soucieux, s’il eût été plus humble et plus divin, était destiné à la couronne qu’aucune main humaine n’a touchée, le couronne vierge, la couronne d’Asie. Peut-être est-ce cette possibilité, vaguement sentie, sans être le moins du monde comprise, qui ébranlait le monde d’un ébranlement singulier. Peut-être était-ce elle qui faisait pleurer les vieux soldats, quand ils voyaient au soleil d’Austerlitz la redingote légendaire“.[10]
Bloy l’exprime encore plus fortement :
“J’ai dit plus haut que tel était le sentiment profond de ses soldats. Quand ces pauvres gens mouraient en criant : « Vive l’Empereur ! » ils croyaient vraiment mourir pour la France et ils ne se trompaient pas. Ils mouraient tout à fait pour la France, ils donnaient leur vie comme cela ne s’était jamais fait, non pour un territoire géographique, mais pour un Chef adoré qui était à leurs yeux la Patrie même, la patrie illimitée, resplendissante, sublime autant que la grande vallée des cieux et de laquelle aucun savant n’aurait pu leur désigner les frontières. C’était l’Inde et c’était l’immense Asie, l’Orient après l’Occident, le Globe vraiment de l’Empire universel dans les serres terribles de l’Oiseau romain domestiqué par leur Empereur, et leur Empereur, c’était la France, – équivoque, énigmatique, indiscernable avant son apparition – désormais précise dans sa majesté, irradiante et claire comme le jour, la jeune France de Dieu, la France du bon pain et du bon vin, la France de la gloire, de l’immolation, de la générosité héroïque, de la grandeur sans mesure, de toutes les litanies du cœur et de la pensée ! “[11]
Mais précisément, ce qui fait la force du rêve est cela même qui lui interdit de se réaliser, cette impossibilité radicale qui, faisant miroiter le passé dans l’avenir, enferme le dormeur dans l’éternel présent de son sommeil, bercé des lueurs d’un soleil qui ne se lève jamais que pour se coucher et dont l’aveuglante lumière de midi prive, en les écrasant impitoyablement, les choses de leurs ombres fuyantes. L’histoire n’a rien à faire de ces rêves, et quand elle les intègre dans son cours, c’est pour mieux tromper le désir des peuples, qui toujours s’éveille au bruit de l’impossible. D’où l’image saisissante que Benjamin emprunte au tableau de Klee, Angelus Novus :
“Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès“.[12]
Quoi de plus propre à illustrer l’aventure napoléonnienne telle qu’elle se révèle au travers de l’inversion symbolique du Sacre à Notre-Dame ?
Car il est bien vrai qu’au delà du rêve napoléonien, l’histoire de France aboutit, après deux guerres mondiales qui étaient peut-être les répliques lointaines et curieusement démultipliée par le temps (effet de l’inversion des réalités dans le miroir du rêve) des guerres de l’Empire et malgré la parenthèse gaullienne, à ce point nul de non-retour marqué par le simulacre de règne du président Mitterrand, que Jean Baudrillard (qui fut un ami de Luc de Goustine) résuma ainsi, en une oraison funèbre mémorable :
“Sa jouissance aura été de faire avaler par l’opinion toute la fraude et la ruse de ce qui aura été le plus grand détournement de fonds de l’histoire récente: la captation d’héritage socialiste, à des fins impénétrables, mais certainement pas sociales (ni peut-être historiques: ce n’est pas l’appétit de gloire ni la concupiscence historique qui l’emporte chez lui comme chez de Gaulle, plutôt le sarcasme, la manipulation figée du Commandeur, l’ironie obscure et dominatrice de celui qui tient la place du mort, ce que le masque figé et le pâle sourire incertain exprimaient déjà tout entiers). Mais surtout la captation d’opinion, la dévitalisation politique d’une société dans laquelle il aura distillé pendant des années l’imagination de sa propre mort.
Et cela dans une sorte de défi à la servilité, à celle des masses (mais, encore une fois, cela fait partie du pouvoir ordinaire) et à celle de tous ceux qui l’entouraient, dont on se plaît à penser qu’il les méprisait «souverainement». C’est en tout cas ce qu’on lui souhaite, car il aura été entouré de tant de gens méprisables! Tellement qu’à le mépriser à son tour on ne fait que lui rendre hommage et lui être fidèle. Car il n’aura vécu que de la puissance du mépris, et cela, paradoxalement, vaut le respect. A la fin, d’ailleurs, l’Histoire lui aura donné raison, puisque le peuple, ce bon peuple flatté, floué, ridiculisé a posteriori par tout ce qu’on lui aura caché, pis: qu’on lui aura révélé trop tard, toujours trop tard, pour l’étouffer et le blanchir ensuite avec impudence, puisque ce peuple aura quand même trouvé bon de pleurer collectivement sa mort (ne parlons pas de la tristesse des courtisans et des repentis).
C’est même là le plus démoralisant de toute cette histoire. Car à Mitterrand lui-même, il n’y a pas au fond à faire de procès. Tout ce qu’on peut lui imputer, c’est la servilité des autres, c’est l’extraordinaire complaisance, complicité, refus de lucidité qu’il aura promus et dont il aura joui tout au long de son règne: cette défaillance collective du réflexe politique, cette impuissance grandissante devant l’immense délit d’initié qu’est devenu le pouvoir. On peut faire son deuil, provisoire, de Mitterrand (puisque, de toute façon, il l’a organisé lui-même peut-être a-t-il même commandité son cliché mortuaire et sa diffusion, tout cela est dans la même logique), mais ce dont il va falloir faire son deuil définitif, au vu de ce consensus funèbre autour de sa mort, y compris autour du mort virtuel qu’il était devenu depuis quinze ans, c’est de toute perspective démocratique, de toute chance d’une intelligence et d’une transparence quelconque de la chose publique. Le constat est fait: rien ne pourra jamais changer. Cela, il nous l’a fait savoir, c’est sa victoire à lui, et je suis sûr qu’il aura joui de cette vérité amère jusque par-delà sa mort“.[13]
Inutile peut-être de s’imposer ici le labeur fastidieux de reporter les grandes lignes de ce portrait (masque) mortuaire sur un Macron se posant, devant le même Louvre de désolation, en 2017, comme le continuateur providentiel des grandes œuvres de l’histoire, et se révélant vite comme l’exécuteur patenté des plus basses, dans le sillage bourbeux de ses deux prédécesseurs, Sarkozy et Hollande, qui ne réussissaient à lui léguer que d’informes ébauches à mener jusqu’au terme de la consommation finale. On se réjouirait presque si le choix de Marine Le Pen d’inaugurer sa campagne, elle aussi, au pied de la pyramide de verre présageait qu’enfin le masque mortuaire de Napoléon allait trouver, pour finir, sa vraie place, sur la face boursouflée d’un populisme ventripotent, n’ayant d’autre atout à faire valoir devant l’histoire qu’un semblant de féminité. Ainsi tout serait consommé, sans doute, et l’on comprendrait enfin le sens de tout ceci.
Faut-il rire, alors, ou trembler, en songeant que c’est cela (cette abomination de la désolation) que signifiait aussi l’incendie de Notre-Dame, au moment où la parole surmédiatisée du président des riches s’apprêtait, ce lundi 15 avril, au sortir d’un Grand Débat honteusement orchestré pour justifier les pires agissements policiers que nous ayons connus depuis l’Algérie, à régler définitivement leur compte aux Gilets Jaunes, descendants probablement inconscients des grognards de Napoléon ? L’effondrement de l’antique charpente du temps de Philippe Auguste et de Saint Louis, puis la chute de la flèche n’étaient-ils pas le prélude d’une catastrophe générale de tout l’édifice-métaphore d’un monde en perdition ? D’où cette image apocalyptique que Luc de Goustine n’hésite pas à convoquer dès les premières pages de son livre fulgurant :
“Un grand signe apparut dans le ciel : c’était une femme enveloppée du soleil, la lune sous les pieds et une couronne de douze étoiles sur la tête. Elle était enceinte et elle criait, car elle était en travail, dans les douleurs de l’accouchement. Un autre signe apparut dans le ciel ; c’était un grand dragon rouge feu, qui avait sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes sept dia-dèmes. Sa queue entraîna le tiers des étoiles du ciel et les jeta sur la terre. Le dragon se plaça devant la femme qui allait accoucher, afin de dévorer son enfant dès qu’il serait né. Elle mit au monde un fils, un enfant mâle qui doit diriger toutes les nations avec un sceptre de fer, et son enfant fut enlevé vers Dieu et vers son trône. Quant à la femme, elle s’enfuit au désert…” (Apoc. 12, 1-6.)
Dira-t-on qu’il y a là beaucoup d’hyperbole pour évoquer l’état de la France ravagée par les réformes de la petite bande de communiquants à la solde des milieux financiers qui nous gouverne ? Sans doute, si l’on s’en tient au niveau de ce qui secoue quotidiennement la une de journaux stipendiés, qui ne regardent jamais qu’aux effets sur une opinion qu’ils façonnent quotidiennement à leur image. Mais pour qui s’intéresse à cette autre actualité que constitue la chaîne des millénaires, l’évidence du désastre planétaire et de la déchéance des nations résonne tout autrement que sur les plateaux télévisés : elle résonne comme la grande voix des orgues sous les voûtes d’une cathédrale. Et là, ce qui s’entend, sous le tonnerre des trompettes de l’Apocalypse, c’est le souffle minuscule d’une brise qui, tout en consolant de sa douceur la souffrance des humbles et des délaissés, sait éteindre les pires embrasements de l’âme. Et elle nous dit, cette brise, que tout est consommé, certes, et que le temps des grandes détresses, que chevauche le cavalier de la Peur, a bien commencé. Mais elle nous rappelle surtout que c’est là, alors même que tout est consommé, que commence aussi la grande aventure, celle de l’Advenue de Celui qui tient en ses mains le roseau, de qui la Croix, barrant la route des « hommes pervers », est aussi le pont sur lequel les affligés du monde franchiront la mer de flammes qui les sépare du Royaume.
Alors, prenons courage et n’ayons peur de rien, car ce qui vient, silencieusement, là même où la voix du mensonge médiatique voudrait nous convaincre qu’il n’y a que lui, qu’il n’y a, hors de lui, rien à voir ni à entendre, cela même qui n’a l’air de rien, et qui est silence, est aussi « réversion silencieuse » de ce qui, dans la puissance, s’efforce en vain d’occuper tout l’espace – s’efforce d’exterminer le réel pour faire de tout un simple effet de réalité dans un système devenu pure simulation. Car c’est là où il n’y a rien, précisément, que le rien devient tout-puissant, devient entre les mains des faibles et des exclus l’arme fatale qui retourne la puissance contre elle-même, comme l’avait si bien vu Baudrillard en émettant l’hypothèse du suicide des Twin towers, le 11 septembre 2001, qui eut lieu alors que tout semblait fini avec « l’effacement du communisme et le triomphe mondial de la puissance libérale » :
“c’est alors, dit-il, qu’a surgi un ennemi fantomatique, perfusant sur toute la planète, filtrant partout comme un virus, surgissant de tous les interstices de la puissance : l’islam. Mais l’islam n’est que le front mouvant de cristallisation de cet antagonisme. Cet antagonisme est partout, et il est en chacun de nous. Donc, terreur contre terreur. Mais terreur asymétrique. Et c’est cette asymétrie qui laisse la toute-puissance mondiale complètement désarmée. Aux prises avec elle-même, elle ne peut que s’enfoncer dans sa propre logique de rapports de forces, sans pouvoir jouer sur le terrain du défi symbolique et de la mort, dont elle n’a plus aucune idée puisqu’elle l’a rayé de sa propre culture“.[14]
La même réversion est à l’œuvre à présent que, pour vaincre un virus qui semble être venu à point nommé relayer la menace terroriste, la « mondialisation aux prises avec elle-même » poursuit, à travers la double opération de la vaccination (en réalité traitement génique) et de la numérisation universelles, le même dessein programmatique d’en finir avec ce qui, existant hors d’elle, n’existe pas pour elle. Elle est à l’œuvre partout où s’accomplissent les gestes les plus simples, devenus, du fait même d’avoir été désignés comme les agents occultes de la contamination, de véritables actes de résistance, qui nous dispensent d’avoir recours à la violence pour retourner la puissance contre elle-même, comme elle était à l’œuvre, déjà, dans le silence du grand confinement de mars 2020 où nous apprîmes, malgré nous-mêmes, que tout pouvait s’arrêter.
Oui, tout peut s’arrêter pour celui qui dispose du silence et de la paix. Tout peut s’arrêter, comme s’arrêtera le feu, puisque l’essentiel est sauvé. Viens, Seigneur Jésus. Maranatah.
Egletons,
le 25 janvier 2022.
[1]. Ernest Hello, Le Siècle, les hommes et les idées, Librairie Perrin, 1913, p. 55.
[2]. Léon Bloy, L’âme de Napoléon, Imaginaire Gallimard, p. 56.
[3]. Luc de Goustine, Parabole de Notre-Dame, Saint-Léger éditions, 2021, p. 10.
[4]. Léon Bloy, ibidem, p. 17.
[5]. Service royal. Du Mystère à l’Histoire., Les unpertinents, 2021, p. 95.
[6]. Pierre de Colombier, Notre-Dame de Paris, Mémorial de la France, Plon, 1966, pp. 182-185.
[7]. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Editions sociales, 1969, p. 16.
[8]. Ibidem, p. 16
[9]. Ibidem, p. 17
[10]. Ernest Hello, Op. Cit., p. 53.
[11]. Léon Bloy, Op. Cit., p. 45.
[12]. Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, in Oeuvres, Gallimard, Folio essais, 2000, p. 434.
[13]. Jean Baudrillard, « L’ombre du Commandeur », dans Libération, le 5 février 1996.
[14]. Jean Baudrillard, « L’Esprit du terrorisme ».
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