Coralie Lemke, Ma santé, mes données, Premier Parallèle, 2021.
Il est habituel de penser qu’il existe un secret médical qui serait particulièrement protégé, avec des règles juridiques encore plus strictes que pour les autres activités professionnelles soumises au secret. Il n’en n’est rien sur le plan juridique. Mais cela suggère sans doute que dans l’imaginaire commun, les données relatives à notre santé sont particulièrement sensibles. Peut-être parce qu’elles renvoient à notre intimité la plus profonde ; parce qu’elles dévoilent les éléments physiques et psychiques les plus cachés, et nos fragilités les plus essentielles.
Il n’est guère étonnant que ces données personnelles de santé puissent ainsi être particulièrement convoitées dans une société où le marché est roi, et où le succès des firmes repose sur la meilleure connaissance possible du consommateur, sur une transparence du corps et de l’âme qui permettra la captation de son attention et sa manipulation. Néanmoins, s’en tenir à cette idée serait réducteur, car l’attrait pour ces précieuses données et la prédation qu’elles suscitent est aussi motivé par d’autres raisons, dont le (légitime) projet de faire avancer la science et la médecine.
C’est donc à mi-chemin entre le marché et la science que va s’opérer ce qui s’apparente à une reconfiguration de l’appareil d’État qui, en confiant nos données de santé à des acteurs privés de la Tech – dans le domaine de la collecte, du stockage et/ou du traitement des données -, étend progressivement sa dépendance à des opérateurs privés. Ce faisant, il sabote aussi ce qui reste de nos services publics en remplaçant les hommes, les espaces physiques et les outils manuels par des applications numériques, des bornes informatiques, des logiciels et des serveurs qui sont la propriété de marchands.
Comment une telle chose est-elle possible ? Et comment s’opèrent ces processus ?
L’enquête journalistique de Coralie Lemke apporte un certain nombre de réponses. Du côté des patients et des citoyens, ignorance, résignation et commodité travaillent de concert – l’attrait pour les gadgets connectés et le quantified self est sans doute le plus significatif. Cela permet aux autorités de jouer des mêmes instruments, sans exclure en outre les fausses notes. Entendons par là, des actes purement malintentionnés, ou l’indigence de certaines mesures prises par les pouvoirs publics, dont on peut parfois se demander si elles ne relèvent pas de quelques conflits d’intérêts.
L’investigation journalistique ne manque pas d’exemples même si on peut regretter ici et là qu’elle ne soit pas un peu plus développée. Le panorama dressé est toutefois suffisamment riche, complet et didactique pour remplir l’objectif de l’auteure : éclairer le grand public. Sur ce plan, “l’affaire” du Health data hub, qui a vu dans un premier temps l’État confier l’hébergement de l’ensemble de nos données de santé à Microsoft, avec le risque même de voir le gouvernement américain y avoir accès compte tenu de leur législation, est remarquablement bien expliqué et résumé.
De même, le lecteur pourra découvrir à loisir, s’il l’ignore encore, les pratiques et les ambitions des Facebook, Amazon, Google ou Doctolib à l’égard de nos données de santé. Après lecture de cet ouvrage, impossible d’ignorer les éléments factuels de diffusion, de collecte et de stockage des données de santé, mais aussi les techniques de vols et de revente de celles-ci, les entorses au consentement, et les enjeux inhérents à leur exploitation – notamment pour le secteur assurantiel et la protection sociale.
Quels seraient alors les moyens de “stopper l’hémorragie de données”, s’interroge à juste titre Coralie Lemke ? L’auteur élimine un certain nombre de solutions. Elle montre ainsi clairement les limites de la patrimonialisation des données de santé, qui permettrait de vendre ces données plutôt que de les voir exploitées par d’autres sans contrepartie, expliquant qu’il s’agit là d’une “liberté factice” qui revient à marchander sa dignité. Elle explique en outre, avec raison, les limites d’un système de protection qui repose, comme c’est le cas aujourd’hui, sur la notion de consentement individuel “supposément libre et éclairé”. L’auteure juge cette posture hypocrite “quand on pense à la myriade de petites lignes de jargons juridiques dont sont composées les conditions générales d’utilisation“.
En revanche, elle voit dans le fait de permettre au citoyen de ne pas figurer dans les bases de données un retrait préjudiciable aux progrès de la science et de la médecine, et sans doute ainsi un manque de civisme. D’où sa question finale qui est de savoir comment créer de la confiance pour que chacun accepte de rester dans le système. Cela nous semble être une manière univoque de penser le progrès, où l’économie numérique joue un rôle central, alors même que la place de cette dernière est sans nul doute ce qui devrait être interrogé en premier lieu.
Il n’est alors guère étonnant que, constatant pourtant l’inefficacité des outils de régulation – tels que le RGPD, la Cnil ou ces homologues européens -, l’auteure continue malgré tout de croire qu’une amélioration de la gouvernance pourrait éviter certaines dérives. Elle propose par exemple d’intégrer des citoyens mieux informés et plus engagés à des instances dédiées à la régulation. Elle défend également la mise en place de structures protectrices qui offriraient les mêmes garanties à tous, afin de contourner les limites du recours au seul consentement individuel. L’intention est louable, j’avoue ne pas partager cet optimisme, surtout lorsqu’elle se risque à réclamer que “le domaine de la tech s’implique dans cet objectif, en intégrant une part d’éthique à ses compétences dans le numérique“.
N’est-ce pas un peu comme demander aux fabricants d’armes d’apporter une contribution éthique à un débat sur la fin de vie… ?
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