Car cette révolution consiste justement – j’insiste à nouveau là-dessus – en ce que les machines, depuis qu’elles ont pris en charge nos efforts, se sont aussi octroyé la charge de fixer les finalités ; dès lors qu’elles se sont associées pour constituer un parc de machines, elles ont cessé de rester une somme de “moyens”, grâce auxquels nous pourrions poursuivre, librement ou à notre guise, tel ou tel but ; elles se sont plutôt transformées en notre monde ; un monde qui, avant même que nous ayons pu fixer tel ou tel but, nous a déjà envahis ; une structure qui, avant même que nous ayons pu prendre telle ou telle disposition, a déjà disposé de nous ; un pouvoir qui, avant même de nous aider à faire quoi que ce soit, nous a déjà asservis, autrement dit forgés.
Le rêve des machines, Allia, 2020 (1960), p. 45.
Ce qui s’appelle aujourd’hui “gestion d’entreprise” n’est rien d’autre que la tentative de rassembler deux types d’appareils dans une unique branche du savoir. Dans tous les cas, le fonctionnement du macro-appareil est la condition du fonctionnement du micro-appareil qui, vu depuis la perspective du macro-appareil, est abaissé au rôle de simple pièce. De la même manière, chacun de ces macro-appareils doit également, s’il veut tourner et fonctionner, être coordonné à d’autres, voire, en fin de compte, à tous les autres macro-appareils. On en déduit par là, aussi abracadabrant que cela puisse paraître, que les appareils se dirigent fondamentalement vers un “état idéal“, vers une situation dans laquelle il n’en existe plus qu’un, unique et complet, c’est-à-dire l’Appareil : un appareil qui “abolit et dépasse” en lui tous les appareils, un appareil dans lequel “tout fonctionne”.
Le rêve des machines, Allia, 2020 (1960), p. 50.
La génération précédente pouvait entendre un refrain – la S.A. l’avait propagé dans les rues allemandes – qui disait : “… et demain le monde entier”. Il est vrai que, de nos jours, l’on n’entend plus chanter cet hymne glacial au pouvoir total. Mais si nos oreilles étaient adaptées au monde actuel, nous pourrions à nouveau l’entendre aujourd’hui comme à l’époque : cette fois, dans le bruit des machines et même dans atmosphère, le plus souvent silencieuse désormais, qu’elles engendrent. En effet, ce refrain provient de l’atelier de la technique ; la technique, dont la domination est aujourd’hui tout aussi incontestable qu’à l’époque, si ce n’est davantage ; et ce refrain avait alors été composé bien avant que le mot “national-socialisme” ait seulement été forgé ; aussi épouvantable que cela paraisse : la S.A. ne fit rien d’autre que cueillir le refrain sur les lèvres d’acier des machines, pour ensuite, étourdie par ce venin, se mettre en marche en martelant comme une pièce de la grande machine de l’État total.
Le rêve des machines, Allia, 2020 (1960), p. 55.
Car le totalitarisme politique n’est pas la forme de base du totalitarisme : ce n’est ni le triomphe d’hommes politiques autoritaires ni le triomphe du principe politique autoritaire, mais bien au contraire la capitulation du principe politique comme principe propre, à savoir la mise au pas de la politique selon les principes fondamentaux de la technique. Partout où le totalitarisme politique prend le pouvoir, le principe politique est la toute première victime qui sera sacrifiée dans l’hécatombe du totalitarisme ; cela découle du principe totalitaire de la technique. Là réside le danger fondamental.
Le rêve des machines, Allia, 2020 (1960), p. 73.
Nous, les consommateur, sommes en premier lieu serviteurs, bien que nous soyons richement servis ou, plutôt, justement parce que nous le sommes si richement. Cela signifie qu’il nous est attribué une tâche spéciale, celle de faire disparaitre tous les produits par notre “travail de consommation“, afin de rendre nécessaire, par cette disparition forcée, la production des prochains produits. Être consommateur signifie : être employé comme indispensable liquidateur des produits et, à ce titre, garantir et maintenir le rythme de la machine de production. Voici le vrai sens de ce que vous appelez “pour nous”. Lorsque vous savourez votre Coca-Cola ou votre Chesterfield, vous remplissez votre devoir d’employé et vous le savourez pour la production ; ou plus exactement : le fait que vous le savourez, la firme le savoure, elle consomme avec jouissance votre jouissance de consommateur ; et c’est seulement parce qu’elle le savoure que vous le savourez. Si l’expression “joindre l’utile à agréable” a une signification, c’est uniquement celle-ci.
Le rêve des machines, Allia, 2020 (1960), p. 78.
Les règles morales ne peuvent pas concurrencer la consigne “à cinq heures, actionnez le levier”. A vrai dire, de telles consignes sont faciles, car elles sont fixées pour des situations totalement prévisibles. La morale ne s’intéresse pas à de telles situations, mais exclusivement aux millions de situations possibles et très concrètes qui échappent à la prévision. Pour cette raison, elle doit dans chaque cas particulier nous laisser décider comment, munis de cette règle générale, nous faisons moralement face à la situation donnée. C’est certes plus inconfortable que l’exécution entêtée de consignes détaillées mais en même temps plus digne, dans la mesure où la généralité des règles présuppose que nous sommes des être autonomes et capables de jugement.
Le rêve des machines, Allia, 2020 (1960), p. 128.