Parmi les choses que les gens n’ont pas envie d’entendre, qu’ils ne veulent pas voir alors même qu’elles s’étalent sous leurs yeux, il a celles-ci : que tous ces perfectionnements techniques, qui leur ont si bien simplifié la vie qu’il n’y reste presque plus rien de vivant, agencent quelque chose qui n’est déjà plus une civilisation ; que la barbarie jaillit comme de source de cette vie simplifiée, mécanisée, sans esprit ; et que parmi tous les résultats terrifiants de cette expérience de déshumanisation à laquelle ils se sont prêtés de si bon gré, le plus terrifiant est encore leur progéniture, parce que c’est celui qui en somme ratifie tous les autres. c’est pourquoi, quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : “Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?”, il évite de se poser cette autre question, réellement inquiétante : A quels enfants allons-nous laisser le monde?”.
Jamais sans doute une société n’aura vanté à ce point la jeunesse, comme modèle de comportement et d’usage de la vie, et jamais elle ne l’aura dans les faits aussi mal traitée. Chesterton avait pressenti dans Divorce que le sens ultime des théories pédagogiques alors les plus avancées, selon lesquelles il convenait de considérer l’enfant comme un individu complet et déjà autonome, était de vouloir “que les enfants n’aient point d’enfance” (Hannah Arendt a redit cela beaucoup plus tard, à sa manière). S’étant débarrassé, avec l’individualité, du problème de sa formation, la société de masse se trouver en mesure de réaliser ce programme, et dialectiquement de le compléter avec ce que l’on a appelé son “puérilisme”, en faisan en sorte que les adultes n’aient point de maturité. Les consommateurs étant traités en enfants, les enfants peuvent bien l’être en consommateurs à part entière (“prescripteurs”, comme tous les publicitaires le savent, d’une part sans cesse croissante des achats de leurs parents). De tout ce qu’un dressage si précoce à la consommation dirigée entraine d’infirmités et de pathologies diverses, les honnêtes gens soucieux de “protection de l’enfance” parlent fort peu. Ils se demandent d’ailleurs tout aussi peu comment il se fait que les pervers et les sadiques dont ils s’inquiètent de protéger leurs enfants en soient venus à tant abonder, justement dans les sociétés les plus modernes, policées, rationnelles.
L’abime se repeuple, L’encyclopédie des Nuisances, 1997, pp. 20-21.
Toute entreprise escomptant durée étant frappée de dérision, le monde appartient maintenant à ceux qui en jouissent vite, sans scrupules ni précautions d’aucune sorte, dans le mépris non seulement de tout intérêt humain universel, mais aussi de toute intégrité individuelle.
L’abime se repeuple, L’encyclopédie des Nuisances, 1997, p. 47.
Pour apprécier à sa juste valeur la part du gauchisme dans la création du novhomme et dans la réquisition de la vie intérieure, il suffit de se souvenir qu’il s’est caractérisé par le dénigrement des qualités humaines et des formes de conscience liées au sentiment d’une continuité cumulative dans le temps (mémoire, opiniâtreté, fidélité, responsabilité, etc.) ; par l’éloge, dans son jargon publicitaire de “passions” et de “dépassements”, des nouvelles aptitudes permises et exigées par une existence vouée à l’immédiat (individualisme, hédonisme, vitalité opportunisme) ; et enfin par l’élaboration des représentions compensatrices dont ce temps invertébré créait un besoin accru (du narcissisme de la “subjectivité” à l’intensité vide du “jeu” et de la “fête”). Puisque le temps social, historique, a été confisqué par les machines, qui stockent passé et avenir dans leurs mémoires et scénarios prospectifs, il reste aux hommes à jouir dans l’instant de leur irresponsabilité, de leur superfluidité, à la façon de ce qu’on peut éprouver, en se détruisant plus expéditivement, sous l’emprise de ces drogues que le gauchisme ne s’est pas fait faute de louer. La Liberté vide revendiquée à grand renfort de slogans enthousiastes était bien ce qui reste aux individus quand la production de leurs conditions d’existence leur a définitivement échappé : ramasser les rognures de temps tombées de la mégamachine. Elle est réalisée dans l’anomie e la vacuité électrisée des foules de l’abîme, pour lesquelles la mort ne signifie rien, et la vie pas davantage, qui n’ont rien à perdre, mais non plus rien à gagner, “qu’une orgie finale et terrible de vengeance” (Jack London).
L’abime se repeuple, L’encyclopédie des Nuisances, 1997, pp. 70-71.
La domination moderne, qui avait besoin de serviteurs interchangeables, a justement détruit – c’est peut-être là sa principale réussite – les conditions générales, le milieu social et familial, les rapports humains nécessaires à la formation d’une personnalité autonome. (Ceux qui avaient “un métier dans les mains”, comme on disait, étaient évidemment moins interchangeables que ceux qui ont qu’un écran devant les eux.) Par leur histrionnisme et par bien d’autres traits, ces caractères vidés de tout ce qui aurait pu leur donner consistance évoquent diverses formes de destruction de la personnalité qu’avait pu décrire autrefois la psychiatrie. Sans s’attarder aux considérations psychopathologiques qu’appellerait cette façon dont la maladie d’hier est devenue la normalité d’aujourd’hui (la Fausse Conscience peut toujours être consultée avec profit), il est facile de comprendre que des êtres aussi inconsistants et nécessiteux d’une personnalité d’emprunt seront forcément, bien plus encore que les militants du passé (“il suffit de parler leur langage pour pénétrer dans leur rangs”), les dociles instruments de toutes les manipulations qu’on jugera utiles ; de toutes les “Love Parades” et, quand il le faudra, de toutes les Révolutions culturelles.
L’abime se repeuple, L’encyclopédie des Nuisances, 1997, p. 70.
aux dernières nouvelles, un éventuel “clonage” des humains menacerait de transformer nos sociétés en termitières totalitaires. On peut douter qu’il soit indispensable de recourir à de tels moyens pour obtenir cet intéressant résultat qu’est pour la domination la constitution d’une masse homogène d’andropoïdes stéréotypés. Quand au problème pour comités d’éthique d’une frontière à garder infranchissable entre l’animal et l’homme, il est déjà réglé par une bestialisation de l’humanité qui ne doit rien à des manipulations accomplies dans le secret des laboratoires, mais tout à des conditionnements que chacun peut voir opérer.
L’abime se repeuple, L’encyclopédie des Nuisances, 1997, p. 84.