Quand on est con, on est con.
Georges Brassens
Passant le seuil de l’entrée 9 ¾, Jean-Jacques frissonna, comme à chaque fois depuis ses vingt ans ; il frissonna de cette joie satisfaite qu’apporte la juste défense des bonnes valeurs.
Connaissant bien les lieux, et malgré sa veste en polaire qui lui donnait un peu chaud, il s’engagea d’un pas rapide dans les avenues haussmanniennes de carton-pâte, direction Bastille, l’un des cœurs battants du peuple du matin – celui du renouveau, des premières heures encore fraîches, de l’oubli enfantin de l’hier. Il était d’autant plus guilleret que, ces temps derniers, les congrès matinaux lui rappelaient ses années de jeunesse et, se rapprochant sans cesse davantage des neuf heures – au grand dam des partisans du compromis de midi –, ils le berçaient, l’enveloppaient dans un doux duvet de nostalgie ; car, quand bien même il ne saisissait pas vraiment les nouveaux slogans que reprenaient les plus jeunes, il savourait, après des décennies de modération, ce retour à un radicalisme de bon aloi – peu importait dans quel sens il allait : ce qu’il fallait, c’était revendiquer haut et fort, sans honte ni complexe, les valeurs du matin. Mais il était assez âgé pour avoir connu ce que l’on nommait désormais, en contrepoint de courants récents qui avaient entendu laisser sa place à la grasse matinée, le “vieux matin” : des décennies durant, il avait lutté, contre l’après-midi et sa fermeture d’esprit – fermeture d’esprit qui, bien entendu, s’arrêtait à la concurrence : là, ils étaient ouverts, et raillaient la « fermeture » du matin ! Grâce à toutes ces années, il savait désormais que, au fond, seul importait ce qui, tous, des premières minutes de la neuvième heure aux dernières précédant midi, les liait ensemble : le refus de l’après-midi, du jour déjà vieux, de la digestion, des miasmes de la sieste. Et, s’il voyait d’un œil tendre la jeune génération chercher de reconquérir le temps perdu en osant s’approcher à nouveau des neuf heures, il leur rappelait souvent que, par-delà les débats, les querelles même, seul comptait le peuple du matin, seule comptait leur appartenance commune à celle-ci de ces deux équipes qui, depuis des années, s’affrontaient démocratiquement dans ce beau stade des pas perdus.
Il était d’autant plus pénétré de cette obligation morale à l’unité qu’il voyait combien, en face, la dérive retardière se faisait menaçante ; car, si pendant des décennies le camp de l’après-midi s’en était tenu à un horaire raisonnable d’une heure, une heure trente tout au plus, des relents nauséabonds ramenaient désormais les heures les plus sombres, osant presque en appeler, malgré les leçons de l’Histoire, à ces fatidiques trois heures, dont nous savons tous combien elles sont dangereuses – entre digestion et travail, voire entre dessert dominical qui s’éternise, et devoirs des enfants.
Il fulmina au souvenir de l’émission de radio qu’il avait involontairement entendue sur son chemin, au micro de laquelle un éditorialiste – qu’on continuait de tolérer malgré l’extrémisme de ses vues – avait osé insinuer, et même affirmer, dans un parallèle infamant, que si l’on admettait dans le stade des pas perdus la légitimité des partisans des neuf heures, il devenait alors injustifiable de jeter l’opprobre sur les nervis des trois heures. D’ailleurs, persiflait-il, l’Histoire ne démontrait-elle pas, chiffres à l’appui, la dangerosité supérieure du matinisme extrême ? Combien d’accidents de la route à neuf heures, à cette heure à la fois pressée, et pas encore bien réveillée ? Rien de comparable aux indigestions postméridiennes qui, parfois, il l’admettait de bonne grâce, nous frappaient, certes, lorsque nous approchions trop des trois heures, mais dans des proportions qui étaient sans commune mesure avec l’hécatombe à laquelle menait, inexorablement, le matinisme abandonné à sa logique.
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Sur les gradins, l’attaché de presse du ministre de l’Economie regagnait joyeusement sa place, ses bras serrés entourant deux faramineuses boîtes cylindriques, dont le carton rouge et blanc regorgeait de pop-corn.
Si la futilité de son travail lui pesait quelquefois par son contraste avec la puissance des conflits qui agitaient le monde, il ne cessait cependant de s’amuser, presque démesurément ; quel numéro plus désopilant et pathétique que celui de ces bonshommes, de ces clowns qui, gigotant et s’agitant pour rien, se groupaient, avec force mimiques, autour de fanions éclatants et de banderoles pimpantes, mais qui ne renvoyaient à rien.
Ah, cette savoureuse inanité de leurs slogans ! Matin, après-midi : s’avisent-ils que ces phares de leurs existences n’ont aucune réalité et n’existeraient même pas, l’un sans l’autre ? Se rendent-ils seulement compte qu’au sein même de leurs rangs, ils seraient incapables de s’accorder sur le sens de ces appellations que, mécaniquement, ils agitent ?
Il était encore jeune à l’époque où les manifestations matinales et postméridiennes avaient été déplacées dans ce stade, construit pour l’occasion par un condominium public-privé, et dont l’arène avait été recouverte de décors reproduisant l’architecture de la capitale, en la parsemant de tous les lieux symboliques du pays. On avait organisé cette piste aux simulacres en cherchant à reproduire dans l’espace la cartographie symbolique de l’affrontement entre matin et après-midi, avec au centre les symboles unifiants que se disputaient les deux partis, et sur les extrêmes les symboles provocateurs dans lesquels ils se réfugiaient périodiquement pour retremper leur identité. Incroyable lieu, et incroyable conflit que celui du matin et de l’après-midi : il suffisait de le vouloir, sans rien avoir à faire ni à penser, pour se sentir engagé dans une sorte de conflit pour le salut de l’humanité – immense avantage des symboles vides et, surtout, désincarnés, que de pouvoir coaguler tout, et signifier n’importe quoi.
Depuis sa tablette, l’attaché suivait de près son échantillon représentatif : Jean-Jacques, la vieille baderne, l’émouvait presque, avec sa bouille toute satisfaite d’une vie entière de marches et de slogans inutiles : trente ans à se faire détrousser dans la joie et la bonne humeur. Mais, en ce moment, son préféré, c’était Eudes-Amaury ; ou, mieux encore, sa sœur Marie-Chantal.
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Avançant d’un pas décidé qui claquait sur le pavé, et drapée dans son manteau loden strictement boutonné, elle jugeait son pays d’un air sévère. Venant au stade en VTC, elle fulminait déjà, ses yeux parcourant un bulletin qui détaillait les horreurs, chaque jour renouvelées, que déverse sur le monde cette nouvelle vague matiniste, si fière d’être éveillée d’aussi bon matin, si fière d’être neuve, vierge de tout. Très attachée aux valeurs qu’elle proclamait, Marie-Chantal ne demandait que le droit de les pouvoir continuer de proclamer, sans être raillée bruyamment par ces excités impolis, partisans des heures encore jeunes, ignorantes et mal dégrossies ; elle redoutait chaque jour davantage les éructations de ces suppôts de la neuvième heure, qui hurlaient que toute déclaration devait être acceptée, même la plus farfelue, car seule comptait ce que sentait, ce que voulait proclamer l’individu, et que rien, même les absurdités les plus éclatantes, ne pouvait être moqué – sauf, bien entendu, l’attardement mental des “après-midards”, toujours ce deux poids deux mesures, pestait Marie-Chantal.
Et cette confusion mentale qu’ils semaient ; ces équivalences absurdes, ces lubies insanes qu’ils répandaient ! Telles cet écologisme verbeux, auquel elle s’interdisait d’accorder la moindre attention au vue des délirantes propositions sociétales par lesquelles se faisaient remarquer ses portes-voix les plus en vue, et qui réfutait l’énergie nucléaire au motif inepte qu’elle serait une vieille lune après-midiste – comme si une source d’énergie avait quoi que ce soit à voir avec une orientation horaire !
Oui, tout était si chamboulé, depuis sa jeunesse – la faute au matinisme, et à chaque matin qui se levait sur le monde pour le changer. Heureusement, grâce au stade des pas perdus, elle n’était, justement, pas perdue : ce nom, certes disgracieux, était des plus exacts. Dans la grande perte des repères à laquelle s’abandonnait le pays, elle aimait revenir dans ces avenues de cinéma, et converger avec les siens vers leurs places, vers ces lieux mythiques, rendus célèbres par de puissantes manifestations du bon peuple de l’après-midi qui, lui, résistait. Elle aimait mettre ses pas dans ceux de ce peuple correct, sage et poli et, au fond, peu lui importait de pourquoi elle défilait ou votait, tant qu’elle était avec lui : elle défilait et votait pour choisir son camp, le bon, pour être là, et résister, lutter contre eux, eux et ces élucubrations dangereuses qui nous prennent le matin, au sortir du rêve. Cette lutte contre le grand danger, voilà ce qui, par-delà les différences et les mutations, les rassemblait, de ce côté-ci.
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Depuis sa loge, le représentant d’une enseigne occidentale de la grande distribution, équipé d’une nuée de drones personnels filmant pour lui les points et personnages qui le divertissaient le plus, s’amusait beaucoup du rictus indigné de Marie-Chantal, qui lui faisait oublier les dures négociations de la veille avec les Chinois. Narquois, il observait un matiniste à l’hygiène douteuse qui, d’un côté de son écran partagé, se régalait d’un sandwich dont le seul but culinaire semblait d’être le plus exotique ou, plus précisément, le moins national possible, tandis que, sur l’autre moitié de la surface incurvée, un après-midard à lunettes dévorait gaillardement un fromage dit traditionnel, au papier recouvert du drapeau national ; et il souriait de ce symbole qui, depuis l’interdiction de toute traçabilité, n’était guère plus qu’un nouvel emblème tarifé, équivalent de la pomme croquée, du crocodile vert ou des quatre cercles enchaînés. Mais il souriait d’autant plus que, l’un et l’autre, avec leurs soifs jumelles de banderoles inversées, le servaient tout aussi bien.
Ce temps passé à faire un drapeau de tout et n’importe quoi ; jamais moins, et jamais plus qu’un drapeau… Ainsi du sempiternel égosillement réciproque sur le nombre de fonctionnaires, qui était sans doute, à ses yeux du moins, le bouton le plus désespérément efficace parmi tous ceux permettant de contrôler l’un comme l’autre de ces deux camps à l’esprit mécanisé. Peu importaient les distinctions entre les différentes institutions, et moins encore les processus de ramification et d’hybridation croissantes de l’Etat : seul comptait de pérorer « plus ! » ou « moins ! » – et ensuite, l’on fera ce que l’on voudra.
Mais il adorait ce stade, et ces deux équipes qui, par-delà les changements de tactiques, de joueurs, d’entraîneurs, de maillots, continuaient visiblement de se reconnaître dans on ne savait plus trop quoi, par on ne savait quel miracle.
Il se demandait parfois ce que ferait l’une de ces deux équipes si, investissant un jour ses places et avenues, et défilant une fois de plus, elle apprenait que l’autre camp n’est, lui, pas venu… et si cette absence devenait permanente, si le camp adverse se dissolvait, cessait de réclamer, dénoncer, concourir aux élections pour remporter le droit d’apposer son symbole à l’évolution immuable des choses… Sans doute l’équipe laissée à elle-même se rediviserait-elle immédiatement sur une autre ligne de fracture qui, elle aussi, devra être absolument vide de contenu, afin de pouvoir survivre aux chocs du réel sans jamais avoir à y répondre : pair-impair, avancée-recul (sans préciser vers où), blanc-rouge (ou vert-bleu), carpe-lapin (ou corbeau-renard), droite-gauche (ou en haut à gauche-en bas à droite), etc.
Rien de plus relaxant que la vision de ces deux hamsters dans leurs petites roues chamarrées, et qui se livrent, sur place, à une course effrénée.
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Comme ce Kévin qui, fraîchement sorti de la salle de musculation, déambule en jeans et casquette puis, tout en ruminant sa haine de ces satanés matinistes, débouche sur une place, et se dirige vers le tribun du moment – ou bien le regarde depuis chez lui, sur son téléphone – ; et ce tribun le grise, l’enveloppe d’un verbe d’autant plus libre, qu’il ne se sait tenu par aucune conséquence. Ces moments de proclamation, ces refus tonnés de la lèpre matiniste qui ravage son pays, de cette armée de cucks et d’hommes-soja qui en défigurent les villes et en euthanasient les campagnes, ces imprécations lui font un bien immense, en lui pourvoyant repères à suivre et étendards à brandir, loin de ce monde flou et complexe que déchirent guerres à trois bandes, ruptures des approvisionnements, délitements des États. Il s’enivre de termes crus, se délecte d’en voir certains qui, diabolisés il y a peu, sont désormais repris jusque sur les plateaux de télévision : et il se satisfait de cette avancée de ses “idées”, de ses mots-clés, avec la même force dont il trépigne devant l’avancée de ceux de ses adversaires qui, eux aussi, génèrent en flux tendu des concepts-drapeaux pour marquer leur territoire. Peu importe, au fond, la réalité de ces fanions : à chaque camp ses mots, et ce sont les mots qui marquent l’état du front, dans cette extension du stade des pas perdus que sont la grande presse et les grandes chaînes audiovisuelles. Alors Kévin manifeste, et rejoint un groupe d’amis membres d’un groupe plus avancé : ils iront déployer une banderole juste sous le nez des partisans du matin, conquérant ainsi une place de choix au JT du soir par un des actes politiques les plus subversifs de la décennie ; puis ils rentreront, la journée terminée, visionner ensemble la vidéo – en HD – de leur épopée.
Car telle est la beauté du stade des pas perdus : donner à chacun une conviction, sans condition. Rien de réel n’est demandé – puisque rien de réel ne sera octroyé.
Alors, sur une autre place, ou bien dans un amphithéâtre dont l’écran géant reproduit la grand-messe de la semaine, Kitty ondule ses cheveux bleus en imaginant un monde sans après-midicat, enfin libéré du mal et de la violence. Pénétrée des valeurs du matin, elle exige que la société lui reconnaisse le droit de, chaque jour, repartir de zéro, afin de libérer ce qu’elle est au fond d’elle-même et l’être pleinement, et que chacun le puisse, être soi-même, dans un monde neuf et donc vierge de contraintes, rendu à la fluidité et au multicolore naturels. Il faut libérer les énergies, laisser flower les vibes de la vie, vivre dans un perpétuel matin puisque la vie n’est, intrinsèquement, jamais terminée : toujours il faut vouloir aller, marcher, avancer. Alors, chaque jour, avec une rigueur inquisitoriale et une discipline quasi monastique, elle combat, sur Twitter et Instagram, les concepts vieillis de l’après-midi, et avance ceux, toujours neufs, du matin, pour peupler le monde de mots joyeux, encore couverts de rosée.
Car, comme le disait Peter Pan, on doit rêver d’aventure.
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L’air sombre et pensif, un officier supérieur du système atlantique de sécurité, fuyant pour quelques heures ce bureau où il vit désormais, contemple ces deux troupeaux sans qui tout se serait déjà écroulé.
Car, dehors, le mécontentement grandit ; et, à chaque nouvelle crise énergétique, militaire ou économique, les heurts se font plus violents. C’est que, petit à petit, la masse de la population s’arrache à l’orbite du stade des pas perdus, préférant à ce rituel la contestation, l’émeute, voire la constitution de groupes informés et organisés, et tendus vers l’action tous azimuts.
Il fallait au plus vite raviver cette lutte réglée, pacificatrice en ce qu’elle était sans conséquence et, partant, canalisait les conflits sociaux par le théâtre ; sinon, bientôt l’ordre serait intenable. Lors des élections – que certains dans les hautes sphères envisageaient désormais d’abolir, au vu de leurs dangers croissants pointés par nombre de cabinets de conseil –, les différents partis du matin et de l’après-midi voyaient leurs scores d’effondrer, et ce malgré la reprise incessante de leurs symboles par les médias, qu’ils fussent publics ou subventionnés : la constitution de mouvements politiques portant la lutte sur un autre plan que celui des seuls symboles n’était plus qu’une question de temps. Au-delà même du champ électoral, c’était tout le pays qui échappait à ce théâtre général qui, des décennies durant, l’avait tant assagi ; et, avec la fin des paisibles – car baignés d’inconséquence – débats entre matin et après-midi, l’administration continentale se retrouvait face à un questionnement croissant de son action.
Ce haut responsable comptait beaucoup sur le regain revendicatif de nouveaux groupes qui, au sein des deux équipes du stade, rameutaient la masse vers les extrêmes de ce clivage symbolique, dramatisant ainsi le conflit – autant que faire se pouvait. Une mode s’était même lancée de part et d’autre de ne s’attaquer plus qu’aux symboles là où, autrefois, on s’emparait de problèmes réels pour en faire des symboles – la solution de ces problèmes n’étant jamais envisagée ensuite, car il importait moins de les résoudre que de les brandir. Soit cette mode parachèverait le stade des pas perdus, et confinerait la population à une compétition de pures banderoles ; soit, levant trop le voile sur l’inanité de ces faux programmes tout juste prétextes à pérorer, elle achèverait de détourner la masse de l’emprise de ces joueurs de flûte qui, depuis des décennies, dressaient leurs ouailles aux sarabandes inutiles.
Mais il songeait parfois que les choses se déroulaient bien plutôt comme si, à mesure que son audience faiblissait, le stade des pas perdus se recroquevillait, s’immergeant sans cesse davantage dans son cloaque de sigles et de slogans, pour échapper à la vision d’un monde dont il était chaque jour plus criant qu’il lui échappait. Il n’était qu’à voir la part croissante que se taillait la nostalgie, et ce tant chez les matinistes, pourtant affamés de lendemains, que chez les après-midards, pourtant pressés de mettre fin à l’hégémonie culturelle de leurs adversaires : car, à mesure que la réalité du monde s’éloignait de leurs symboles figés, ils ne pouvaient que regretter les époques passées, où ce hiatus était moins criant. Quand bien même elle restait, par bien des aspects, d’une puissance fascinante, il la voyait s’éroder, cette capacité à ne pas voir, à parler faux, à renchérir jusque dans l’irréel pour, à tout prix, ne pas affronter sans croyance les affres de la vie… non, il ne lui semblait pas que la force de ce déni à la fois inquiet et satisfait suffirait encore longtemps.
Il espérait se tromper car, sinon, une fois une masse critique échappée aux symboles tapageurs et organisée autour de principes, d’objectifs et d’actions, arrivera le temps des conséquences.
Lucas Favre, Avril 2022
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