Hervé Krief, Interne ou le retour à la bougie, Ecosociété, 2020.

Le livre d’Hervé Krief débute par une citation de Jaime Semprun et se conclut de la même manière. Cela situe pleinement l’ancrage intellectuel de cet ouvrage qui peut se lire comme la continuation de l’Abîme se repeuple, paru en 1997. Le style est comparable, et le fond parait actualiser le très beau texte de Semprun en recentrant l’analyse sur l’Internet et ses effets sur nos existences.
L’auteur pose ainsi une critique radicale de l’Internet qu’il inscrit dans une histoire de la société industrielle que caractérisent deux siècles de destruction ; soit, la destruction des « savoir-penser » au XIXe, après celle des « savoir-faire » au XXe, puis des « savoir-être ensemble » – ce nouvel âge du capitalisme réussissant même à parfaire les deux premiers types de destructions.
Chacun des treize petits chapitres qui composent ce livre apporte alors un éclairage sur les domaines de notre existence ainsi affectés (et infectés) par l’Internet : centralité de l’outil, qui s’impose sans résistance ni débat mais conditionne nos modes de vie, transformation et appauvrissement des métiers, automatisation du cerveau et de la condition humaine, uniformisation standardisée des humains, extinction du politique au profit des multinationales, destruction écologique liée aux infrastructures nécessaires à cette soi-disant économie immatérielle, extractivisme meurtrier, croissance des déchets et conséquences sanitaires d’une vie connectée.
Bref, un progrès technique et économique qui nous conduit selon l’auteur non pas à vivre plus vieux, mais « à mourir plus lentement ». L’ouvrage se présente ainsi comme une véritable petite « Encyclopédie des nuisances » numériques…
Face à ce constat sévère, l’auteur avance deux éléments qui portent néanmoins à un certain optimisme, évoqués respectivement en annexe et dans un épilogue.
L’annexe fait référence à quelques exemples de résistance à la gestion et à l’informatisation de nos vies, tels que celle engagée par certains éleveurs hostiles au puçage de leurs bêtes et, plus largement, par l’ensemble des membres du réseau Ecran total[1]. L’auteur apporte ainsi la démonstration qu’il est toujours possible de s’organiser et de résister.
L’épilogue est pour sa part consacré à l’histoire de cette publication, ce qui est en soit particulièrement original. Hervé Krief illustre ainsi la possibilité d’écrire de diffuser un tel ouvrage en dehors du domaine industriel et marchand – en cohérence avec l’objet même de son ouvrage-, puisqu’avant d’être repris par un petit éditeur canadien ce texte fit l’objet d’une auto-édition, diffusée chez quelques libraires choisis par l’auteur, et sans code ISBN.
A contrario, cette illustration apporte aussi la démonstration que s’il on souhaite diffuser plus largement ses idées, il devient quasiment impossible de s’extraire du marché, l’éditeur fut-il des plus engagé et militant. La « lueur d’espoir » évoquée par l’auteur à la fin du livre est donc belle et bien « infime », comme il le précise.
Tâchons donc, malgré le choix des armes utilisées pour combattre, de maintenir cette lueur au cœur même de l’obscurité, en préservant l’intégrité de nos idées et le caractère artisanal de notre production – ce qui est déjà en soit un acte de résistance.
Norrin R.
[1] Le réseau Ecran total, né en 2013, réunit des personnes de différents secteurs professionnels et milieux sociaux, en résistance face à l’informatisation et la dégradation des métiers et l’emprise croissante des logiques gestionnaires qu’elle induit.
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