À Marseille, en ce mercredi 27 avril ensoleillé, se tient la journée de lancement du Territoire Numérique Éducatif des Bouches-du-Rhône. La grand-messe se déroule dans l’auditorium du palais du Pharo, une réussite technique de 900 places, sise en sous-sol d’un parc dominant la rade, qui laisse voguer le regard vers la côte bleue et les îles d’If et du
Frioul. Une matinée de carte postale pour les huiles du monde de l’éducation, venues de tout bord suivre la liturgie numérique.
Cette journée prend place dans un « projet » national, celui des Territoires Numériques Éducatifs (TNE), déployé successivement depuis 2020 dans plusieurs départements. C’est au tour des Bouches-du-Rhône. Nous, enseignants signataires depuis 2015 de l’Appel de Beauchastel contre l’école numérique, avions déniché l’invitation : « Dans le cadre du projet Territoire numérique éducatif, M. Stanek, directeur académique [des services de l’éducation nationale (DASEN)] dans les Bouches-du-Rhône et M. Leydet, conseiller du recteur pour le numérique, vous remercient de réserver la date ». Chose faite immédiatement. En effet, on n’a pas tous les jours l’occasion de croiser, en la personne de M. Stanek, un ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, agrégé et docteur en philosophie, spécialiste de philosophie allemande, rédacteur de l’édition critique de l’œuvre de Schopenhauer, professeur à l’université de Poitiers et de Clermont-Ferrand, puis en Première supérieure. Nommé en juillet 2020 IA-DASEN des Bouches-du-Rhône, il a arpenté pendant plus de quinze ans les couloirs du ministère de l’Éducation Nationale. Jean-Louis Leydet est, quant à lui, directeur adjoint à la délégation régionale académique du numérique éducatif.
Ces intellectuels et administrateurs de haut vol supervisent le projet, occasion de glaner quelques « retours d’expérience» au fil de trois années, afin de « tester la mise en œuvre de la continuité pédagogique et réduire la fracture numérique 1 ». Une vidéo promotionnelle prélude au lancement officiel. Il faut s’attendre à voir nos scrupules dissipés, à entendre le recteur d’académie, M. Bernard Beignier, présent également au palais du Pharo :
« Nous savons parfaitement le rôle que le numérique joue aujourd’hui dans l’enseignement, dans l’Éducation Nationale, mais également dans l’enseignement supérieur. Et la territorialisation du numérique est un point très important, pour que tous les élèves, tous les professeurs, y aient le même accès. Le numérique n’est qu’un moyen, parmi quantités d’autres. Il n’est pas là pour faire du distanciel uniquement, comme on a pu le dire. Il s’agit de se demander maintenant, quand nous espérons que la vie normale reprenne, comment nous pourrons utiliser ce numérique de façon pérenne. C’est d’ailleurs le souhait de beaucoup d’élèves, qui l’ont apprécié. C’est un autre mode de fonctionnement, ce n’est pas s’éloigner du professeur, dans beaucoup de cas c’est au contraire s’en rapprocher » .
Ceci énoncé solennellement par ce juriste, agrégé en droit privé et sciences criminelles, curieux mélange entre Michel Foucault et Valéry Giscard d’Estaing, sur fond d’images de collégiens agrandissant des QR Code sur leurs téléphones portables, ou levant en chœur leurs prothèses digitales dans une salle bardée d’ordinateurs.
M. Stanek, sec, glabre, sage raie de côté, vante quant à lui dans le même clip la richesse et la diversité de notre territoire des Bouches-du-Rhône. Ou peut-être l’inverse :
« Il s’agit d’une ambition très forte pour notre département, qui nous engage bien sûr, tous, à construire un projet ensemble. En effet, notre territoire est très riche, il est très divers. Et ce projet qui est un projet commun doit aussi être un projet qui doit s’adapter aux richesses et aux particularités de notre territoire. »
La novlangue comme volonté et représentation. Le ton est donné, et c’est de sa voix monocorde que Jean-Louis Leydet finit de nous appâter :
« Cette stratégie d’accélération de l’enseignement numérique est un des piliers du quatrième programme d’investissements d’avenir (…). Il s’agit de mettre en place une approche systémique, fondée sur quatre piliers : les équipements des écoles, des collèges et des lycées ; les ressources numériques qui vont permettre le travail des enseignants et des élèves ; la formation des enseignants de manière à ce que ces équipements et ces ressources soient utilisés le plus efficacement possible ; et enfin le quatrième volet de la parentalité, qui permet de donner une nouvelle dimension au projet, qui permet d’accompagner les parents les plus éloignés du numérique, pour qu’ils puissent accompagner leurs enfants dans leur scolarité et dans les différentes démarches qu’ils doivent faire auprès des établissements scolaires ».
Si ce babil a déjà alourdi vos paupières, la startup Idruide, spécialiste en solutions éducatives, présente d’une façon plus directe les bases des Territoires Numériques Éducatifs. Nous trouvons dans sa brochure Le territoire numérique éducatif ? C’est pas sorcier !, le résumé des « mesures clés » :
• Former tous les professeurs à l’hybridation de l’enseignement et des apprentissages.
• Former les parents volontaires aux enjeux du numérique éducatif.
• Mettre à disposition des professeurs un bouquet de services et de ressources en ligne
via une plateforme.
• Assurer un socle minimal d’équipement numérique pour les écoles élémentaires.
• Équiper chaque classe (premier et second degrés) d’un kit d’enseignement hybride.
• Permettre l’équipement des élèves des classes élémentaires en état de fracture
numérique sous forme de prêt.
• Équiper les nouveaux professeurs du premier et du second degré.
• Évaluer le dispositif, en en mesurant la pertinence et l’efficience.
Puis des « chiffres » :
• 9 millions d’euros alloués à l’équipement de 2700 classes.
• 50 % des classes de tous les établissements, de l’école primaire au lycée, devraient
être équipées d’un kit d’enseignement hybride pour transformer sa salle en espace de
travail à distance.
• 6 millions d’euros dédiés au prêt d’équipement de 15 000 élèves en état de fracture
numérique (une pensée pour les malades).
• 700 ordinateurs reconditionnés mobilisés pour les TNE pour en réduire l’impact
écologique (pitié pour la smart planète).
Il y aurait plutôt de quoi fuir, mais comme nous faisons consciencieusement nos devoirs, nous nous donnons rendez-vous à 9h30. En bas des marches menant à l’entrée de l’auditorium, des jeunes gens en costume noir nous accueillent. L’habit ne fait pas le moine.
Ils ressemblent à des lycéens. En fait, ce sont des lycéens, issus du lycée professionnel Ampère, situé dans le dixième arrondissement de la ville, un important lieu de formation dans le domaine de l’électrotechnique, des systèmes électroniques numériques et de la climatisation. Il fait très bon ce matin, l’imposant hall d’entrée grouille de costumes cravates, tailleurs élégants, chemises échancrées, sourires et jovialité. Hôtes et hôtesses d’accueil, qui masqués, qui démasquées, répartissent les vagues d’arrivants selon qu’ils ont confirmé ou non leur pré-inscription, et surtout selon leurs fonctions. On trouve de tout : des enseignants tout-venant, des professeurs « référents numériques », des chefs d’établissements, des inspecteurs académiques de toutes disciplines, des chefs de projet, des industriels, des entrepreneurs, des élus et autres personnels administratifs. Dans le brouhaha, nous obtenons en ordre dispersé nos badges d’entrée, dont nous arborons autour du cou le ruban orange. Devant nous sont passés, pêle-mêle, un inspecteur en électro-technique, un entrepreneur du « Hub du Sud » et une directrice/ enseignante d’école primaire.
Vers où aller dans ce tohu-bohu ? Au pays des robots enseignants, il suffit de suivre les néons. Ceux de la marque coréenne Samsung clignotent en bleu et attirent notre œil. Nous approchons et découvrons qu’on nous a trompés sur la marchandise. Au rez-de chaussée se tient en réalité le salon du High-Tech. Il fallait s’en douter : entre « l’école de la confiance », le « projet » du ministre macronien Jean-Michel Blanquer, et le « contrat de confiance », slogan publicitaire du groupe Darty, il n’y a en définitive qu’une frontière ténue. Une table, une brochure : avec le tableau blanc interactif Flip, de Samsung, « libérez le potentiel de vos élèves » ; « plus connectée et interactive, l’école fait sa révolution ». En tant que chimpanzés du futur, dénués de prothèses digitales, aucun d’entre nous n’est en capacité de scanner le QR Code au bas de la brochure. Fort heureusement, une démonstration a lieu, une lycéenne écrivant et effaçant du doigt, sur un tablécran, le même mot avec des variations de coloris. Un vendeur ripoliné et badgé s’approche puis suggère : « – si cela vous intéresse, nous pouvons vous accompagner vers la démo, avec grand plaisir ; – je vous remercie, bien aimable à vous, pour l’instant je regarde, mais ça m’intéresse. Je reviendrai vers vous le cas échéant ; – bien évidemment, yapad’souci ». Sur l’une des brochures présentées par le stand Samsung, « cinq experts » au service des Territoires Numériques Éducatifs présentent leur offre complète : le géant coréen, donc, mais encore Idruide, créateur de solutions personnalisées pour « administrer les parcs d’appareils mobiles, animer la classe, sécuriser la navigation Internet et les données personnelles » ; Naotic, et sa gamme de contenants « intelligents » pour transporter, charger et protéger vos appareils mobiles ; Easytis, entreprise spécialisée dans les ressources matérielles pour l’éducation, avec notamment son petit robot BlueBot, parfait pour « aider au développement de la pensée computationnelle » ; une fois que les enfants auront cessé de penser en humains, c’est-à-dire d’une manière qui excède la seule fonction de calcul, ils pourront toujours essayer de pallier leurs difficultés de lecture en recourant aux produits de Sondo & Sondido, qui met au point des « bibliothèques de livres numériques ». À peine le temps de songer au devenir de la classe « mobile, tout terrain et engagée » orchestré par ces cinq entreprises, que déjà notre regard se porte ailleurs.
À quelques mètres, dans une autre pièce jouxtant le hall d’entrée, l’un des nôtres soupèse une table de travail vert pomme. Il vient d’être accaparé par un démarcheur de l’entreprise allemande EinrichtWerk, spécialisée dans les « solutions innovantes pour un apprentissage flexible ». Découvrez, pour organiser votre espace de co-working avec vos chères têtes blondes, le « bureau révolutionnaire » pour tous les concepts pédagogiques : ça roule, ça s’empile pour minimiser l’encombrement, ça s’emboîte. De surcroît le plateau de travail stratifié HLP d’une épaisseur de 13mm avec bord de sécurité à fraisage bombé, rayon d’angle de 32 mm, rayon de courbure de 4 mm, permet d’apprendre à la même hauteur. « Voyez, on peut déjà poser l’ordinateur dessus ! ». On pourrait gloser sur la coque de siège 3D dernier cri, la chaise avec repose-pieds, la prise de courant optimale, l’optimiseur acoustique ou encore, merveille des merveilles, le pouf à cinq côtés se prêtant à d’innombrables arrangements, mais il faut se rendre à l’évidence : la conférence a déjà débuté dans l’auditorium. Nous quittons à regret une autre petite pièce où un jeune homme délivre vraisemblablement une « démo » devant des bourgeoises médusées par tant de fluidité. En effet, un requin trône au centre de l’écran, entouré de diverses icônes. Navrés, nous ne pourrons vous en dire davantage, le devoir nous appelle. Cela dit, nous avons la carte personnelle de Christophe Paris, Directeur général de EinrichtWerk. Présentez-nous votre QR Code, nous nous chargerons de vous « interconnecter ».
L’auditorium se présente, plongé dans la pénombre, avec ses 900 places occupées aux trois-quarts, plongeant vers la scène où sont alignés, sur des fauteuils matelassés, les intervenants du début de matinée. Sur la droite de l’estrade, un pupitre doté de deux micros à l’acoustique parfaite, derrière lequel se succèdent les « partenaires » de cette journée de lancement. Le visage de chacun étant dupliqué sur écran géant, flanqué de son nom et de ses fonctions. Nous prenons place tour à tour dans le public. Nos tenues somme toute ordinaires n’attirent pas l’attention, pas davantage que le fait que nous nous retrouvions à cinq dans un petit coin de la salle, deux d’entre nous occupant plus haut l’extrémité opposée de la rangée.
De toute façon, personne ne prête attention à personne. Pendant que les dignitaires psalmodient leurs litanies, les autres intervenants affalés dans leurs fauteuils pianotent sur leurs ordiphones, alors que le public s’enfonce dans la narcose, dont il ne s’extrait que pour lancer des salves d’applaudissements de convenance.
Lorsqu’on n’est pas habitué à jouer ce rôle-là dans sa vie courante, l’effet d’étrangeté est néanmoins saisissant. Dès les premiers mots énoncés depuis l’estrade, on se demande s’il s’agit vraiment de la réalité ou de son simulacre : « co-construction locale » ; « diagnostic partagé » ; « partenaires » ; « acteurs » ; « insuffler l’innovation » ; « créer des ponts » et des « passerelles ». La représentante de la Caisse des dépôts et consignations, qui aligne ces vocables, est sans doute en train d’animer un atelier de désintoxication de la langue de bois, sous l’œil sagace de M. le recteur et du DASEN philosophe. Las, la participation plus que modeste du public laisse entendre qu’il n’en est rien. Ces gens-là y croient, ou se sont du moins tant habitués à y croire, que leur carapace idéologique est devenue une seconde nature. Alors, de guerre lasse ou par enthousiasme, l’assistance suit le courant.
Arrive ensuite à la tribune M. Jean-David Ciot, maire de la ville du Puy-Sainte-Réparade, représentant de l’Union des maires des Bouches-du-Rhône, qui déverse sa mélasse avec maestria. Physionomie bonhomme, mèche cendrée impeccable, M. Ciot frétille à l’idée d’accélérer la digitalisation de notre société. Il conceptualise : l’épanouissement de l’enfant et son développement dépendent d’un équilibre entre les trois pôles que constituent les parents, les professeurs et les élus. Le maire du Puy-Sainte-Réparade a tout fait pour équiper les établissements de son secteur de Tableaux Blancs Interactifs (TBI), d’ordinateurs et de réseau filaire. Aujourd’hui, lorsque le réseau subit une panne, c’est l’ « émeute » (sic) des enseignants devant la mairie. « – C’est bien la preuve qu’il y a un besoin du numérique ».
Non, sophiste, c’est la démonstration des effets de la dépendance technologique, dans une situation de monopole radical. C’est le résultat d’un processus de dépossession qui, au principe du développement industriel, détruit des manières de faire éprouvées. Autrement dit, pour produire de la valeur pour les marchands de technologie, il faut avoir répandu au départ la disvaleur 2 . Rendez les gens dépendants de biens et de services après avoir détruit les conditions sociales et culturelles qui leur permettaient de subsister par eux-mêmes, et ils estimeront y avoir droit parce que ces biens et services répondent à leurs « besoins ».
Voyez combien nous sommes naïfs, nous qui prétendons argumenter face à un Jean- David Ciot. Peine perdue. L’élu poursuit son prêche. Certes, des difficultés se font jour. D’abord en raison de l’accès au numérique, contrarié chez certains. Raison pour laquelle il faut « accompagner » les parents et les enseignants, pour les éveiller aux vertus de la
digitalisation. Le progrès, c’est l’hétéronomie radicale : être pris par la main pour la moindre action. Ensuite, quelque chose chiffonne l’élu, comme du reste le parterre de ses acolytes du jour. Il s’agit du rachat de Twitter par le milliardaire transhumaniste Elon Musk. Dégoulinantes de vertu, les huiles s’effarouchent du méchant monopole ainsi créé. On a les surprises qu’on peut. Toutefois, en surmontant ces écueils, il s’agira de se mettre à la page en faisant confiance à la jeunesse, si intuitive et spontanément portée vers le numérique. Entre nous et le mur, le maire conclut par une anecdote : il vient de se racheter un écran plat, bien plus grand que le précédent. Il était déjà fier de son ancien écran acheté il y a huit ans, mais sa fille de quatre ans à l’époque s’était approchée de cette antiquité en essayant d’agrandir l’image avec ses doigts. Constatant son échec, elle avait estimé que l’écran de papa était « nul ». Conclusion de Jean-David Ciot, que l’on ne taxera certes pas d’âgisme : écoutons les jeunes, prenons-les en exemple, car ils nous montrent la voie de la « flexibilité à l’évolution ». En d’autres termes, sachons ne pas être des freins à l’évolution, nous vieux réacs de parents ! Non, décidément, même Dieu ne peut rien pour Jean-David Ciot.
Son successeur à la tribune, M. Pierre Huguet, est d’un autre genre : vertical, propre sur lui, il fait un adjoint au maire en charge de l’éducation tout à fait dématérialisé. En effet, il remercie son prédécesseur, « le maire de, du Puy de, la réparation de…, d’Allauch, voilà » (rires gênés de Jean-David Ciot et des officiels) ; « ah, pardon, voyez, j’ai confondu, je ne sais pas ce qui m’a pris ». Voici de toute évidence un homme de terrain sensible à son territoire. Pour information, Allauch est une commune qui jouxte les quartiers Nord-Est de Marseille, tandis que le Puy-Sainte-Réparade se situe à peu près à six kilomètres de Pertuis, une ville du Vaucluse. L’adjoint au maire maîtrise davantage les poncifs que la géographie de son département de rattachement ; à l’évidence, la technologie doit profiter à tous grâce à un accès démocratisé, et la crise sanitaire dont-on-espère-qu’elle-est-désormais-derrière-nous a également dessiné des solutions d’avenir autour du numérique. Et le technocrate de remercier le maire de Marseille Benoît Payan pour le soutien affiché au volontarisme numérique. Si vous avez raté un épisode des péripéties municipales marseillaises, on vous rappellera que M. Payan était le second de Michèle Rubirola, la candidate qui, en l’emportant aux élections municipales de 2020 sous la bannière du rassemblement de la gauche et des écologistes « Printemps marseillais », avait mis fin au potentat local de Jean-Claude Gaudin et de ses successeurs désignés, anciens membres de l’UMP recyclés chez les Républicains ou en Macronie. Une fois la façade féminine et féministe dissipée, à l’occasion du désistement de Mme Rubirola cinq mois à peine après sa prise de fonction, la politique marseillaise était revenue à la normale avec Benoît Payan. Une pensée émue, donc, pour tous les militants citoyennistes, désireux de vivifier la démocratie représentative, qui ont vraiment cru, et soutiennent encore, que cette élection a changé la vie des marseillais. Le maire doublure, comme ses prédécesseurs, comme le président de région ou Mme Vassal, présidente de la Métropole, va là où se présentent les investissements technologiques. Ni plus, ni moins.
C’est ce que nous rappellent Béatrice Bonfillon puis Marie-Florence Bulteau-Rambaud, respectivement déléguée aux collèges du Conseil départemental des Bouches-du-Rhône, et Vice-Présidente de la région Sud en charge de l’Éducation, des Lycées, de l’orientation et de l’apprentissage. La première, maire Les républicains (LR) de la petite ville de Fuveau, rend hommage à la dynamique d’innovation de la région, impulsée par Martine Vassal, afin de « fédérer les savoir-faire ». La seconde, élue Modem ralliée lors des municipales à la liste La République en marche (LREM) conduite par l’ancien président de l’université Aix-Marseille Yvon Berland, rappelle l’ambition du territoire marseillais, incarnée par Renaud Muselier, sarkozyste fraîchement macronisé : devenir la première « start-up région » d’Europe. Au cas où vous en doutiez : la technocratie se contrefiche du clivage droite/ gauche, son emprise est transversale.
Nous commençons à nous impatienter, le temps de déterminer le moment opportun de notre intervention. Nous sentons bien que le public piaffe à son tour. Le discours de Mireille Brangé nous laisse un délai tout en indiquant qu’il faudra agir vite dès son allocution terminée. Le propos est d’un autre tonneau. Les services du Premier Ministre nous parlent par sa voix posée de normalienne, spécialiste de littérature comparée et des rapports entre films et œuvres littéraires. Mme Brangé débarque à Marseille en tant que « coordinatrice nationale de la stratégie d’accélération “enseignement et numériqueˮ ». On prête une oreille intéressée à son propos lu au mot près, lorsque ce membre de l’élite au pouvoir cite Euripide, les cités grecques et l’Odyssée, dont elle retrouve le parfum chaque fois qu’elle se rend à Marseille, dit-elle. Ce décor de carte postale amollirait presque notre résolution, si l’allocution ne s’empêtrait dans des distinctions vaseuses : la « mesure » des Grecs était une valeur contestable et peu appropriée (alors qu’elle constitue le fond de toute réflexion un peu sérieuse sur la technologie). Par contre, il faudrait se ressaisir de la métis, astuce ou ruse, exercée par Ulysse pour se sortir des mauvais pas. De fait, le numérique serait aujourd’hui une « aide à notre métis collective ». Attention, bien entendu, à ne pas jouer les apprentis sorciers comme l’odieux Elon Musk. Mais une fois ces garde-fous érigés, nous pourrons faire de Marseille un laboratoire de l’avenir, comme les cités grecques, en leur temps, étaient des laboratoires démocratiques. Bravo à Mme Brangé pour ce tour de passe-passe cenéquiste. En effet, si la smart city d’aujourd’hui n’est au fond que la continuation technologique de la polis antique, il n’y a plus de prise pour la critique. C’est l’évolution normale des choses, le smartphone n’étant, par exemple, que la version numérisée de la tablette de cire. Mais nous parlerons une autre fois de seuils de renversement, d’accumulation produisant un changement qualitatif ou d’historicité des techniques, car l’intervenante achève péniblement son propos.
Nous saisissons la balle au bond. Pendant les applaudissements, trois d’entre nous grimpent sur scène. Murmures dans le public, entre dépit, crainte vague et frémissement de curiosité : va-t-il enfin se passer quelque chose ? L’un distribue des tracts à la rangée d’intervenants, l’autre se tient près du pupitre en guise de sécurité pendant que le troisième se rue sur le pupitre et lit d’emblée le texte suivant, avec en prime son image reproduite sur l’écran géant :
« Aujourd’hui, “transformerˮ l’école, c’est achever de la plier aux exigences de l’économie planétaire et de l’innovation technologique. Placer la machine au centre de l’école, c’est priver l’enseignement de ses potentialités critiques et de son humanité.
Nous exagérons ? Il faut vivre avec son temps ? On n’arrête pas le progrès ?
Mais quel progrès, si :
• le temps passé devant les écrans par les 16-24 ans atteint désormais 12 heures par jour (données du collectif CoSE – Collectif Surexposition Écrans), entraînant chez les élèves :
◦ une perte d’attention
◦ une incapacité de se concentrer sur une tâche longue
◦ des troubles du sommeil et des apprentissages (on n'osera faire le lien avec
l'explosion des dys), des désordres psychiques
◦ une dépendance physico-chimique (dopamine) aux appareils électroniques
◦ une perception brouillée du réel et du virtuel ?
• la France stagne dans les classements internationaux basés sur les résultats des élèves, alors que l’OCDE elle-même reconnaît dans ses rapports que le numérique n’améliore pas sensiblement l’apprentissage et la réussite ?
• l’abandon progressif de l’écriture et des calculs à la main au profit des machines (traitement de texte et calculatrice) entraîne une déperdition continue des capacités cérébrales, puisque le cerveau est un organe plastique, dont les réseaux de neurones se « musclent » et se fortifient par des gestes répétés sans machines ?
• le contenu de l’enseignement se réduit à des procédures standardisées susceptibles d’être contrôlées par une machine ?
Toutes tendances accélérées pendant la crise du Covid, occasion de banaliser le télé-enseignement, autrement dit la fin de la relation vivante entre le professeur et l’élève, qui constitue le cœur même du métier d’enseignant. Crise qui laisse une génération d’élèves désorientés – les prétendus digital natives, soumis de surcroît, s’ils sont lycéens, à la pression de l’orientation et du tri algorithmique de Parcoursup.
Alors qu’il faudrait de toute urgence décélérer, on nous impose, à coup de millions d’euros, une numérisation intégrale de l’école.
Alors qu’il n’y a d’enseignement réel que dans et par l’échange humain, on le robotise comme « tout le reste », participant ainsi du désastre social et écologique en cours.»
Cris dans le public : « – mais vous êtes qui ? Présentez-vous au moins, on ne sait pas qui vous êtes ? ; qui êtes-vous, quel syndicat ? ». Huées, agitation sur la scène. Le micro est coupé, nous passons en voix de ventre. Rejoint sur la scène par une quatrième larronne qui a distribué des tracts dans le public, l’un d’entre nous s’élance de l’estrade, saute aux pieds du public et commence à lire quelques citations compromettantes : l’une, extraite du rapport OCDE/ Pisa de 2015 faisant état de l’inutilité de l’élargissement ou la subvention de l’accès aux appareils et services de haute technologie pour favoriser la réussite des élèves ; l’autre, issue d’un sénateur LR, Jacques Grosperrin, rapporteur de la Commission d’enquête sénatoriale sur l’éducation, en 2014-2015, énonçant que « nous allons peut-être résoudre des problèmes avec les tablettes, mais nous allons créer d’autres difficultés plus graves. Je vous donne rendez-vous dans dix ans pour constater le niveau d’écriture ». Surgis du public, trois autres acolytes continuent de tracter et de reprendre en chœur les citations en question. Du chahut, une classe qui ne se tient plus tranquille : on a frôlé la vie à l’auditorium du Pharo. Le recteur reprend le micro et pense faire pencher la balance : « nous avons compris votre message ; lorsque j’étais jeune, j’écrivais encore à la plume d’oie. On a fait je crois quelques progrès depuis ! ». Les fanatiques applaudissent à tout rompre, nous lui répondons que ce n’est pas si certain (il aurait fallu, il est vrai, être plus décisif encore : l’état de son raisonnement aujourd’hui montre plutôt que les progrès technologiques n’impliquent pas nécessairement un progrès de l’intelligence), adjurons les mânes de Schopenhauer, auteur amoureux des classiques s’il en est, avant d’être raccompagnés vers la sortie par le service d’ordre. Enfin, par les lycéens embauchés pour l’occasion. Au-delà du doute légaliste qui nous étreint (est-ce bien justifié d’embaucher des mineurs pour une telle tâche ?), le symbole vaut le détour. Voilà un projet d’avenir pour la jeunesse au temps du numérique intégral : tous agents de sécurité ! L’un d’entre eux semble entreprenant, grisé par l’occasion d’un contact physique. « -Attention, pas touche sinon c’est deux heures de colle ! ».
Une belle plante costumée, membre de l’organisation, nous attend à la sortie, au bord de la crise de nerfs : « vraiment, ce n’est pas respectueux pour l’organisation ce que vous avez fait ! – mais nous ne sommes pas là pour respecter l’organisation ! – Oui, eh bien, ce n’est pas respectueux de l’institution, venant de la part d’enseignants ! – Parce que vous croyez que l’institution nous respecte ? ; – vous vous seriez signalés avant l’évènement, nous aurions pu vous laisser une place de contradicteurs pendant la journée. Vraiment, c’est pas bien ! ». La contestation intégrée, ou l’ennui de la grand messe. La peste, ou le choléra. Un technicien micro nous raccompagne vers la sortie : « franchement, j’ai pas le droit de vous le dire, mais bravo pour votre courage, c’est vraiment bien ce que vous avez fait ; les gens de ma génération, tous ces gens, là, ils me dégoûtent. Ils sont en train de tout saloper ». Dans le monde du faux-semblant, on ne sait jamais jusqu’où les proclamations sont sincères. On a envie d’y croire. L’individu dit avoir été détaché pour couvrir l’évènement, mais venir d’une autre région.
La matinée touche à sa fin. Les membres de l’assistance sortent soit définitivement, soit pour aller avaler en terrasse un plateau-repas. Nous finissons la distribution de nos tracts dans le parc, à la sortie de l’auditorium. Si certains les ont refusés au motif que cela « pollue la planète », d’autres les ont bien lus. Un inspecteur régional (IA-IPR) en Sciences et Vie de la Terre s’approche de nous. Peut-être parce qu’il se situe à un niveau intermédiaire, assez loin du terrain mais pas encore à mille lieues, à l’instar de la brochette d’officiels qui se sont succédés sur l’estrade, il a été sensible à notre propos. Attention cependant, éléments de langage : intéressé par le « fond », en désaccord sur la « forme » ; votre intervention a fait jaser, il faut des gens comme vous, des « contre-lobbies », puisqu’il y a bien des multinationales qui ne se privent pas d’engager des lobbies ; l’homme est « technophile », mais du genre « prudent » ; les machines ne sont que le prolongement de la main, de l’œil et du cerveau humains, donc il faut décider de les utiliser si elles peuvent faire mieux, et ne pas forcément le faire si elles font la même chose ou moins bien ; on a besoin de paroles « râpeuses », « poil à gratter », pour ne pas tomber dans la « doxa » ; il aurait fallu inviter un « spécialiste universitaire en sciences cognitives » pour guider un débat contradictoire, décidé « en amont » ; je suis un grand lecteur de Michel Desmurget, avec son livre La fabrique du crétin digital.
Il y a à prendre (un peu) et à laisser (beaucoup) dans cette apologie juste milieu de l’opposition concertée et conviviale. Il aurait fallu, encore, distinguer entre instrument et machine, à la manière du romancier darwinien Samuel Butler dans son « Livre des Machines » (chapitre du livre Erewhon), que nous recommandons à tous les inspecteurs de SVT, par ailleurs technophiles modérés 3 . Mais parvenu à un certain niveau hiérarchique, que peut-on attendre d’autre hormis la position du « technophile prudent » ? Elle vaut sans doute mieux que le zèle de l’idolâtre ou le cynisme des décideurs, mais ne peut aboutir qu’à un simulacre de démocratie organisé en tables rondes et débats contradictoires. Les gratifications narcissiques en incitent plus d’un à jouer la partie de l’opposant officiel à l’intérieur de la démocratie spectaculaire, en attendant peut-être une cooptation à plus haut niveau. Non merci pour nous.
Un petit peu après, certains d’entre nous sont abordés par des lycéens de la ville de Gardanne, où le recteur était passé il y a quelques temps pour féliciter le dynamisme des projets des équipes de mathématiques. Il en a certainement profité pour faire quelque publicité en faveur de la journée de lancement. Évidemment, les adolescents ont été réveillés par notre intervention et interrogent un des nôtres pour le compte de la radio de leur lycée. Il se murmure que le recteur aurait asséné à l’auditoire, suite à notre intervention : « je rencontrerai ces gens-là ! » Que diable sont venus faire des crétins ardéchois sous le soleil de Marseille, pour perturber un évènement où rien n’est dit, et dont rien n’est à dire, puisqu’il s’agit du cours de l’évolution, autre nom de l’omertà ?
Telle est la conclusion de cette matinée : nous avons perdu, c’est un fait. Les millions, les moyens, les liens de caste, la liturgie, la perversité d’une foi technologique devenue seconde nature alors même que l’on sait qu’elle ouvre sur le gouffre, tout cela est de leur côté. Et pourtant, dès que quelque chose détonne, dès que l’on prend la peine d’excéder les procédures de la démocratie spectaculaire pour affirmer quelque chose qui a été pensé, il est des oreilles pour prêter attention et des voix pour exprimer leur soulagement de voir un peu de vie surgir de l’ennui. Comme si souvent, Debord avait vu juste dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988) : la société qui s’annonce démocratique est la réalisation d’une perfection fragile. Si son expansion technologique s’accroît toujours plus dangereusement, dénotant sa fragilité, il est désormais établi que « partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle ». De ce qui existe, on ne discute plus. On se bouscule par contre pour le gouverner.
Alors, mesdames messieurs les organisateurs, tenez-vous le pour dit : nous accepterons volontiers à l’avenir toute invitation de votre part, dans les plus belles salles de conférence, à condition d’y entrer sans protocole. Quant aux autres:
À TOUS CEUX QUI, COMME NOUS, REFUSENT DE LAISSER LEURS ENFANTS
DEVENIR DES HOMMES-MACHINES DANS UN MONDE-MACHINE :
RETROUVONS-NOUS,
RÉFLÉCHISSONS,
POSONS LA LIMITE.
Appel de Beauchastel contre l’école numérique
le 27 avril 2022
1 – Source : education.gouv.fr
2 – Cf. Ivan Illich, « Disvaleur » in Dans le miroir du passé, Œuvres complètes, vol. 2, Fayard
3 – Cf. Notre Bibliothèque verte, vol. 1, Service Compris, 2022, pp. 221-236.
Texte publié avec l’aimable autorisation de PMO. Présentation et texte original : https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1677
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