« Tous ceux qui aujourd’hui ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal, où les maîtres marchent sur le corps de ceux qui gisent à terre. Le butin étant, selon l’usage de toujours, porté dans le cortège, c’est ce qu’on appelle les biens culturels. »
Walter Benjamin.
Nous sommes nombreux à recevoir dans nos boites aux lettres le journal de notre commune. Dans le 13e arrondissement de Paris, ce magazine se nomme sombrement « Treize ». La frontière y est mince entre l’information et la propagande, mais cela ne nous choque point. Il est de bon ton qu’une équipe municipale promeuve son action et se félicite de ses réalisations. Cela fait partie du jeu. Mais dans le 13e arrondissement, ce jeu est étendu par le moyen d’une seconde publication intitulée « Treize urbain ». Il s’agit du magazine de la SEMAPA : la société d’étude, de maitrise d’ouvrage et d’aménagement parisienne. Elle est présidée par Jérôme Coumet, par ailleurs maire de l’arrondissement[1].
Treize Urbain, c’est 16 pages imprimées sur du joli papier par un imprimeur qui agit, nous dit-on, pour notre environnement. Il est certifié ainsi « imprim’vert », mais aussi « ECF » – c’est-à-dire « Elemental chlorine free » – ce qui en fait un magazine « environnement friendly », logo à l’appui.
On comprend tout de suite que nous ne sommes pas face à un simple outil de propagande local… C’est toute « l’idéologie-monde » qui va nous saisir pages après pages, sous couvert de « maitrise d’ouvrage et d’aménagement ». Au point qu’on peut légitiment s’interroger sur le lien entre l’aménagement de l’Est de l’arrondissement – du pont d’Austerlitz au périphérique, sur un territoire pris entre la Seine et les voies de chemin de fer -, et l’aménagement des esprits.
La dernière livraison – n° 36 de juillet-août – arbore ainsi sur sa couverture une pâlotte photo montrant la Seine, au niveau de la BNF. La photo illustre le thème du dossier du mois : « Les bords de Seine réinventés ». On y voit les habituels bateaux restaurants et les quais sur lesquels ont été aménagés de nouveaux bars restaurants éphémères. La foule y est toute aussi massive que l’imposant bâtiment du ministère du budget et des finances, en arrière-plan, sur la droite…
Feuilleton donc ce magazine qui s’ouvre sur un bref édito du maire-président, et sur deux pages d’actus.
Emmaüs campüs, en lutte contre la précarité des étudiants, leur propose 50% de remise sur les vêtements et durant certaines périodes, un « foodtruck solidaire » initié par deux associations locales propose quant à lui tous les mercredis soir un repas réalisé dans des ateliers de cuisine ouverts aux habitants pour le prix qu’ils souhaitent, et « Mobilypro » nous propose la première velostation (sic) « inclusive » de France, portée par Nielsen Concept mobility.
Le nouveau visage de l’économie sociale et solidaire (ESS) comme vitrine de la SEMAPA, qui se fait forte de promouvoir une certaine idée de la convivialité dans un quartier où la bétonisation rectiligne construit artificiellement et autoritairement la ville comme un lieu de passage anonyme et froid.
Page 8, on enfonce le clou : les associations Aurore et Yes We Camp vous proposent un énième « Tiers-lieux » baptisé « les Amarres » dans des grands bâtiments appartenant au campus de l’Institut français de la mode et jusqu’alors inoccupés. Il s’agit d’un projet d’occupation temporaire, dans un espace de 4000 m2 qui, nous promet-on, offre « une nouvelle expérience solidaire et festive ». Le rêve de « l’homo festivus » bien-pensant… Lisez bien : « Une petite envie de profiter des bords de Seine, de boire un verre au son d’un apéro-fanfare, de découvrir les saveurs du monde avant un tour sur un marché de créateurs, de se faire une session yoga & brunch, tout cela en contribuant à un projet militant et solidaire ? Rendez-vous quai d’Austerlitz pour rompre « les Amarres » avec le quotidien »… J’ai effectivement oublié de dire que vous pourrez y croiser le temps d’un mojito quelques-unes des 300 personnes en situation de vulnérabilité qui viennent pour leur part « bénéficier d’une assistance alimentaire, sanitaire et administrative ». Convaincu ? Alors vous apprécieriez aussi « Bercy Beaucoup ». Comme il est écrit : « Une friche ferroviaire en passe de devenir the place to be ». En fait, encore un tiers-lieu au cœur de la ZAC locale ; encore les mêmes associations à la chasse aux subventions qui se sentent devoir reprendre tous les codes de la start-up nation.
Décidément, l’ESS porte aujourd’hui de belles valeurs. Le festival de l’ESS du 13e était là pour les faire découvrir aux badauds : « joindre l’utile à l’agréable » (p.14). Un article en rend compte. Sans vergogne, il y est expliqué que l’ESS « est à l’origine de nombreuses innovations qui font partie de notre vie quotidienne, sans même que nous en ayons conscience : Sécurité sociale, aide à domicile, centres sociaux, indemnités journalières en cas d’accident, mutuelles, tiers payant, chèque-déjeuner… ». C’est vrai. Mais tout cela c’était le vieux monde, celui ou le social ne se nommait pas encore ESS, un temps où les Start-up de l’insertion n’étaient pas la référence, où les « tiers-lieux » s’appelaient bistro, boulangerie, ou trottoir et où ils ne mêlaient pas aide alimentaire et yoga ; c’était avant que des SEMAPA ne réaménagent les anciens quartiers ouvriers en quartiers d’affaires et lieux de plaisir militant.
Mais avant de finir la journée citoyenne au bateau-piscine Joséphine Baker avec, au programme, « nage en plein air, solarium et activité zen » (p.9), il vous reste à découvrir le meilleur.
Passons rapidement sur le « premier coup de marteau du nouveau Center in Paris de l’école américaine », qui permettra le triplement des locaux de l’Université de Chicago, implantée depuis 2003. On retiendra tout de même que le projet se combine sur le même ilot avec une partie logement et activité. Il y est prévu un indispensable chocolatier, une encore plus indispensable micro-brasserie, un incontournable atelier de réparation de vélo et de la restauration. Inutile de chercher boulangerie, ou autres commerces de restauration ; ici on ne fait que passer, s’amuser ou dormir – quant au reste, on se fait livrer par de jeunes types en vélo (d’où l’atelier de réparation ?). Le rédacteur de l’article (p.12 et 13) insiste sur le fait qu’il s’agira ainsi du « best of both » – le meilleur des deux mondes (entendez, de Paris et de Chicago). Mais c’est faux. Le meilleur arrive…
La pièce maitresse de ce numéro, la manifestation la plus significative du cynisme, du mépris et de l’arrogance de l’idéologie qui s’écrit à l’encre « Elemental chlorine free », se trouve aux pages 10 et 11. L’article est intitulé « L’arc d’Urs Fischer, un nouveau point de repère dans le paysage du 13e », et il donne la parole à une certaine Roxana Varza, directrice de la Station F.
La station F, pour les habitants du quartier, c’est un vieux bâtiment de la SNCF réhabilité en énorme hangar accueillant où l’on vient manger dans des restaurants au rapport qualité-prix douteux, mais dans un esprit cool – ça veut dire aller chercher nous-même le plat qu’on a commandé servi dans une assiette ou boite généralement en carton, en espérant trouver une place à l’une des nombreuses tables communes, à côté de jeunes hommes à la barbe parfaitement taillée et de jeunes filles au sourire aussi satisfait que celui de Roxanne.
Mais c’est aussi, et avant tout, le plus grand campus de start-up du monde, imaginé par Xavier Niel. Là où travaillent les fameux barbus qui, entre une partie de baby-foot et un brainstorming sur la création de bornes interactives pour renseigner les SDF sur les services offerts par les acteurs de l’ESS[2], ont à présent le plaisir d’apprécier ce fameux Arc de l’artiste contemporain Urs Fischer ; sculpture qui n’est pas sans me rappeler une de mes créations de classe maternelle, réalisée en terre cuite et vernie à la main. Sauf que mon œuvre ne faisait pas 11 mètres de haut, et ne pesait pas 22 tonnes en fonte d’aluminium, comme se plait à le souligner l’auteur de l’interview.
Cette précision quantitative illustre bien le propos de la critique d’art Annie Le Brun lorsqu’elle explique que le gigantisme est devenu la caractéristique majeure de l’art contemporain, car il « présente le double avantage d’être d’abord complètement en phase avec un système prêt à anéantir tout ce qui pourrait entraver son développement, tandis que la sidération qu’il suscite, assure la suspension de la moindre pensée critique, amenant chacun à participer, fut-ce à son insu, au grand spectacle de la transmutation de l’art en marchandise et de la marchandise en art »[3].
Cette œuvre (et cette commande), nous dit la directrice de la station F., est « née d’une rencontre (…) entre l’artiste suisse et Xavier Niel qui a toujours été sensible à l’esprit d’audace dont l’art contemporain peut-être une traduction visuelle ». Cette pseudo « rencontre » entre un capitaine d’industrie et une figure de l’art contemporain est une de ces banalités qui illustre combien cet art est avant tout un « art des vainqueurs pour les vainqueurs »[4]. L’Arc de Fischer, est sensé, nous explique-t-on, inviter les passants à pénétrer dans la sublime Halle Freyssinet, « chef-d’œuvre de l’architecture industrielle des années 1920 ». Et de l’aveu même de la directrice, le projet de colonisation des friches industrielles par les nouveaux rois du monde n’en est qu’à son début, puisque la station F inspirerait de « nombreux projets de reconversion numérique de (telles) friches à travers le monde ».
Sans doute le fait de s’implanter sur les anciens lieux de vie et de travail des ouvriers donne-t-il aux nouveaux occupants l’impression de travailler réellement en plus d’affirmer leur victoire incontestable sur l’ancien monde ; celui du travail ouvrier, des quartiers et des modes de vie populaires qui caractérisaient cet arrondissement. Ce n’est pas que les ouvriers n’existent plus, ils ont simplement été remplacés par d’autres, tristement exploités dans des usines à l’autre bout du monde, telles que celles de Foxconn en Chine ; dans d’autres types de « tiers-lieux »…
Et pour couronner définitivement cette victoire, celle de la « continuelle création de valeur sans richesse » et des « séductions du totalitarisme marchand » (Le Brun), quoi de mieux qu’une œuvre de Jeff Koons ? Sachez en effet – et comment s’en étonner ? -, qu’il est aussi possible de « contempler » dans les murs de la station F. une de ses « œuvres ». Pas n’importe laquelle. Elle s’appelle Play-Doh, et elle ressemble à un énorme étron composé de morceaux de pâte à modeler de différentes couleurs qui s’entremêlent. La directrice des lieux nous l’affirme : c’est un point de rendez-vous sur le campus… Et cette œuvre « est intéressante dans la mesure où elle parle de ce que font les équipes des start-up que nous accueillons. La façon dont elles travaillent leurs idées pour tenter de créer quelque chose de novateur ».
Est-elle sincère où se moque-t-elle de ses locataires ? Nous ne le saurons sans doute jamais.
En revanche, ce dont nous sommes certains, c’est que ce
numéro d’été de la revue de la SEMAPA nous en dit beaucoup plus que n’importe
quel exposé savant sur la manière dont l’urbanisme parisien contribue à défaire
le monde en participant activement à l’inscription des idées les plus
destructrices dans tous les aspects de l’aménagement de la ville et des façons
de l’habiter.
[1] Sur la destruction du 13e arrondissement par la SEMAPA et ses amis, voir : https://lavieencube.com/2021/03/12/densification-bati-ecologique-betonisation/ Et aussi :
[2] Voir par exemple : https://www.demainlaville.com/borne-solidaire-information-sans-abris/
[3] Annie Le Brun, Juri Armanda, Ceci tuera cela, Image, regard et capital, Stock, 2021, p. 31.
[4] L’expression est de Wolfgang Ullrich, critique d’art, cité par Annie Le Brun dans plusieurs de ses ouvrages.
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