Bernard Granger, Excel m’a tuer. L’hôpital fracassé, Odile Jacob, 2022.
Le trop plein de rationalité produit souvent l’effet contraire, poussant l’irrationnel jusqu’à l’absurde.
Le livre de Bernard Granger, professeur de psychiatrie à l’université Paris-Cité et responsable de l’unité psychiatrie de l’hôpital Cochin, en offre un témoignage édifiant. Nous y retrouvons, appliquées à la gestion des hôpitaux, toutes les plaies administrativo-managériales habituelles: notamment celles qui, appliquées méthodiquement à chacun de nos services publics, finissent par les gangréner de manière irrécupérable. L’enseignement, le secteur social et médico-social, ou de l’hôpital, dans tous ces domaines, la feuille Excel a fini par mobiliser davantage de temps et d’attention que celle accordée à la personne pour et avec laquelle nous sommes censés agir.
Pages après pages, nous acquerrons aussi la conviction que les ressorts de la déshumanisation de l’hôpital sont les mêmes que ceux qui ont présidé à la gestion de la crise sanitaire, avec le concours actif de quelques cabinets conseils. Cela démontre sans nul doute l’incapacité des pouvoirs publics à répondre autrement au mal que par ce qui le fait advenir.
Dans les deux cas, la raison technique et managériale réussit à tuer le peu de considération due à la personne humaine et à sa qualité de vie. Cela se manifeste par l’emprise croissante d’un pouvoir administratif qui n’a d’autre finalité que son autojustification, la destruction du sens commun et des repères par l’intégration d’une novlangue qui inverse l’ordre des priorités en même temps qu’elle amoindri l’esprit critique, la démultiplication des indicateurs et le fétichisme d’une codification des actes qui impose le règne de la quantité au détriment de tout autre critère d’évaluation. Ce à quoi nous pouvons ajouter les effets induits d’un tel état, telle que la propension croissante à l’irresponsabilité et à la lâcheté, l’irrespect, le harcèlement et la protection organisée des harceleurs… La chose est parfaitement illustrée par l’auteur, qui note : « la médecine hospitalière a déchu pour devenir une industrie au rendement factice, une médecine d’abattage déshumanisée, dans laquelle les soignants ne se reconnaissent plus. On a réussi à les dégoûter de leur travail ». On ne saurait mieux dire.
On pourrait s’attendre alors à des propositions plus ou moins « révolutionnaires » de sa part, d’autant que la psychiatrie, sa spécialité, est sans aucun doute l’un des domaines de la médecine les plus maltraités qui soient. Il n’en est rien, et la dernière partie est relativement décevante.
L’auteur suggère ainsi de s’inspirer du mouvement de la slow médecine, laquelle milite pour que les soignants retrouvent le temps de bien faire leur travail. Il n’a d’autres « solutions » pour atteindre cet objectif que de prôner la mise en œuvre d’un management participatif et d’invoquer le concept d’« hôpital magnétique » – celui au sein duquel le personnel reste travailler parce que la culture est centrée sur le patient, l’expertise des soignants, etc.
On retiendra -à la marge -que « l’expertise patient » (soutien autogéré entre pairs) n’est pas évoquée… Mais surtout, nous ne discernons pas comment tout ceci se mettrait en place. A moins qu’il faille prendre au premier degré l’idée de l’auteur selon laquelle il serait bien d’attirer plus d’étudiants en médecine issus des sciences humaines, pour rendre l’hôpital plus humain. La chose semble peu probable lorsqu’on voit leur propension à se nourrir des idéologies les plus dogmatiques qui soient et le degré de bienveillance et d’humanité qui règne au sein des laboratoires de sciences humaines.
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