En avance sur son temps, Jean Giono avait compris à la veille de la seconde guerre mondiale que la race paysanne s’était engouffrée dans une voie sans issue. À l’heure où semble s’esquisser une nouvelle humanité pour le siècle à venir, son témoignage et plus précisément sa Lettre font écho aux luttes qui s’amorcent et résonnent de façon prophétique pour sortir de l’ornière.
« C'était fabuleux, cela — dans la nuit, dans la nuit paysanne et farouche, [...] dans la nuit râpeuse et calleuse comme une joute paysanne — […] l'anthropologie matérialiste qui faisait son mouvement de labourage, de labourage uniforme et massif comme le vent […]. » (Marien Defalvard, L’Architecture, 2021)
Témoin du crépuscule de la race paysanne, Jean Giono s’adresse dans Lettres aux paysans sur la pauvreté et la paix à ces hommes dont le lien charnel avec la terre transcende les artificielles frontières nationales et sociales. C’est dans la frénésie précédant la déflagration de la seconde guerre mondiale que celui qui a vécu Verdun et le Chemin des Dames prend sa plume dans l’espoir de lancer une révolution que l’on pourrait rétrospectivement qualifier « d’escargot » : paysanne, individuelle et non-violente pour la paix.
Car, si Marcel Braibant peut affirmer à raison que « l’Ouvrier d’industrie est syndicaliste par destination ; par destination, le Paysan est individualiste »[1], la détresse de ce dernier est devenue trop profonde pour demeurer personnelle et inavouée au-devant d’une nouvelle guerre. Le mal n’est plus confiné au foyer, il est désormais diffus, dépassant les cultures et liguant les familles contre l’odieux amalgame de l’État, du rentier et de la ville industrialisée.
En conséquence, la paysannerie se mit en quête d’une force collective. À rebours du Front Paysan d’Henri Dorgères, qui tenta quelques années plus tôt de faire plier l’État par l’action directe et le rapport de force au moyen de la masse afin d’imposer la redistribution de la puissance et de la richesse nationale vers la campagne, Jean Giono opte pour une prise du pouvoir par les paysans avec une méthode diamétralement opposée : individuelle, hors de l’État, par la pauvreté et la paix.
« La marche en avant à tout prix mène souvent à l'imbécilité barbare et les retours en arrière à la plus sage des civilisations. » (Jean Giono, Les trois arbres de Palzem) (cité par Édouard Schaelchli dans Jean Giono, pour une révolution à hauteur d'hommes)
Son diagnostic est simple : « Le plus grand ennemi du paysan, c’est l’argent. Lui seul peut s’interposer dans cette liaison directe terre-corps qui est le sens de la paysannerie. C’est lui qui vous soumet au social. C’est lui qui, dès maintenant, avant même que vous commenciez à combattre, vous a vaincus en vous séparant de vos grandes armes, ne vous laissant plus que cette mauvaise pensée de la violence ». Les jacqueries dorgéristes étaient vouées à la défaite car elles n’ont en rien libéré les paysans de leur aliénation à un État industriel par essence adversaire du rural ; au mieux les auraient-elles enfermés dans une corporation paysanne au sein de laquelle ils seraient inévitablement devenus une fois de plus « des billets de banque dans la poche des capitalistes […] hachés pour changer [leur] chair sereine en or et sang dont le régime avait besoin »[2].
L’avenir du paysan ne s’inscrit ni dans l’idéologie fasciste, pourvoyeuse de guerre et d’un homme nouveau multiplié, ni dans l’idéologie communiste « mystique du travail ayant le défaut de toutes les mystiques : elle crée des besoins »[3]. Loin de la paix à tout prix ayant mené à la collaboration, Jean Giono ambitionne un bras de fer universel, imposant une paix acquise via la mise en défaut des États, et s’opposant au communisme, car émergeant de la propriété — pauvre, à hauteur d’homme — et étant « l’amorce d’une action collective dans laquelle les individus seraient appelés à se comporter réellement comme des individus, et non comme des molécules ayant à s’agréger, via le parti, dans une masse »[4].
Ayant laissé s’introduire l’argent et l’absence de mesure capitaliste devenue démesure, les paysans ont cessé de produire ce dont ils ont besoin pour vivre et se sont spécialisés puis ont intensifié une unique production agricole. Il ne s’agit pas d’un cours du blé trop faible pour acheter à manger et payer ses ouvriers, mais d’une production aux dimensions devenues absurdes qui a pour but d’alimenter le marché et non nourrir son homme : « Vous dépendez de l’État et de l’argent de l’État. Vous ne savez même plus que le blé se mange ».
« Créer est une œuvre individuelle. Les créations fascistes ne sont que l'œuvre d'un homme multiplié. Ce sont de simples créations de démesure ; elles ont l'âme tragique de la démesure. […] Toutes les murailles de Chine naufragent lentement dans le sable des déserts ; et Cassandre, sur les marches du palais d'Agamemnon parlant au peuple victorieux, fait voler au-dessus de ses têtes les ailes sombres de la démesure des rois. Les cathédrales n'étaient pas des œuvres collectives, c'était des œuvres successives : les artisans ne se multipliaient pas en elles, ils s'ajoutaient les uns aux autres. » (Jean Giono, Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix).
Il appelle donc tout paysan, quel que soit son pays, à retrouver le sens de la mesure, c’est-à-dire produire pour le besoin propre de son foyer et pas davantage ; produire la somme de ce qu’il désire, et non l’exponentielle qui démultiplierait ses profits ; remettre la main à la charrue et arrêter la machine. En somme : soustraction de l’État, refus du rendement technique multiplié : pauvreté monétaire, vraies richesses.
Si cette voie semble utopique, elle remémore pourtant la simplicité des générations du siècle précédent, propriétaires, familiales et artisanales : « se guérir de la peste n’est pas retourner en arrière, c’est revenir à la santé. C’est se retirer du mal. L’intelligence est de se retirer du mal ». Mais l’œuvre est devenu difficile tant les sirènes de la ville ont séduit petit à petit l’homme de la combe.
La France rurale de la fin des années 1930 est moins que l’ombre de celle qu’elle fut avant 1870, le chemin de fer ayant largement « violé » la campagne, pour reprendre le mot d’Henri Vincenot. La joie du rat des champs a cédé sa place au progrès du rat des villes, et nombre de paysans sont devenus industriels, c’est-à-dire dépendants de l’État, des aides sociales, d’un patron et d’un salaire pour s’acheter à manger et faire vivre le foyer. Ceux-ci ont pleinement renoncé à la pleine souveraineté qu’ils détenaient sur leurs existences, « poussés à poursuivre on ne sait quelle artificielle grandeur ».
« Du fond de l’abîme qu’est la nuit pour moi, je regardais encore vers la lumière de la petite pièce, et cette lumière, dans l’ombre, c’était l’espoir en beauté fidèle et indiscutable du lendemain et l’inlassable joie de vivre. » (Henri Vincenot, Récits des friches et des bois : La joie de vivre)
Jean Giono avait déjà compris que le paysan court vers son suicide, qu’il s’agisse de son corps abattu sur le champ d’honneur parce que l’État a décidé de lui voler jusqu’à sa propre vie, ou de son âme par la production industrielle et managériale dans les grands abattoirs du Marché. Toujours au service des riches ; quoique cette richesse n’est qu’une malédiction, car elle dépasse l’humain et pousse à la démesure, s’illustrant dans le jeu malsain de la captation de l’abondance et drainant jusqu’à la vie pour persister.
La pauvreté et la mesure sont le meilleur antidote à la guerre. Elles sont moins séduisantes que l’ivresse urbaine et son factice progrès, mais elles débarrassent de l’omnipotence de l’État et garantissent la survie du paysan. Elles mettent les paysans en première ligne face aux tyrans, mais elles coupent les vivres à l’industriel et au va-t-en-guerre. Elles sont la finalité d’une action individuelle, mais partent d’un dénuement partagé face aux auspices funèbres.
Les temps étant malheureusement ceux de la « maladie moderne de la vitesse », l’accélération frénétique menant au déclenchement de la seconde guerre mondiale ne laissa pas le temps à la révolution « escargot » de Jean Giono de prendre racine et elle n’eut donc pas lieu. Sa Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix n’en reste pas moins capitale. Elle résonne comme la supplication d’un homme ayant connu une autre époque, peuplée d’autres personnes, invitant à reconnecter le paysan à sa terre, à retrouver le goût du vrai et l’authentique joie de vivre. « Derrière la face anarchisante de ce projet, il y a un rêve, peut-être un fantasme, peut-être une véritable hantise qui lui confère une dimension apocalyptique dont on n'a pas encore compris, semble-t-il, toute la puissance de vérité» (Edouard Schaelchli, Jean Giono pour une révolution à hauteur d’hommes).
La race paysanne n’est aujourd’hui plus et ce témoignage du siècle dernier appartient au passé. À ce paysan a succédé l’homme analogique de la radio et de la télévision qui se mue désormais en homme numérique du réseau, s’illustrant par une présence multipliée pour une réalité nulle et auquel la terre est étrangère. Les transformations s’accélèrent, le technocapitalisme amplifiant « la dictature de l’urgence et du lointain »[5], et au moindre accident de l’histoire cet homme nouveau se rend davantage dépendant de l’État capitaliste et de ses aides pour lesquelles il cède tout ; dans ce piège qui se referme, les seules solutions présentées sont à nouveau des soumissions ou des révoltes collectives qui mèneront une fois de plus à son suicide.
Bernard Charbonneau, autre grand témoin, nous conseillait :
« un homme réel, mais libre, cherchera d’abord à s’enraciner en un lieu. Il
acceptera l’immobilité — cet autre silence — afin de pénétrer ce lieu en
profondeur plutôt que de se disperser en surface »[6]. Il
pourrait s’agir d’un premier pas vers cette révolution individuelle, par la
pauvreté et la paix entrevue par Jean Giono, la seule permettant de se sortir
de l’ornière et des désastres à venir : « l’intelligence est de se retirer
du mal »[7].
[1] Marcel Braibant, D’abord la terre. Le salut par les paysans, Denoël et Steele, 1935.
[2] Jean Giono, « Je ne peux pas oublier », in le Refus d’obéissance, 1937.
[3] Jean Giono, citation dans Edouard Schaelchli, Jean Giono pour une révolution à hauteur d’hommes, Le Passager clandestin, col. « Les précurseurs de la décroissance », 2013.
[4] Ibid.
[5] Renaud Vignes, L’accélération technocapitaliste du temps, R&N, 2021
[6] Bernard Charbonneau, L’homme en son temps et son lieu, R&N, 2017
[7] Jean Giono, Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, Héros-Limite, 2013
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