Prostrée entre les quatre murs de sa chambre muette, Virginia attend impatiemment que sonnent ses deux réveils. Hier soir, le podcast que lui a proposé Herr Pod intitulé « De l’importance et des bienfaits de la ponctualité dans la vie du citoyen » lui ont fait comprendre que ces petits retards anodins du quotidien pouvaient avoir des conséquences désastreuses sur sa vie, sa carrière, mais aussi sur celles des autres. Impossible donc pour elle de dormir plus que de raison, et voilà de longues minutes maintenant qu’elle tourne et se tord dans son grand lit vide. Le silence pesant de l’aube naissante la pique, la brûle, mais Herr Pod doit encore se reposer si elle veut qu’il tienne toute la journée. Plusieurs fois déjà elle s’est redressée pour regarder le petit cadran numérique de chargement. 88 %. C’est à peine assez, déplore-t-elle. Les deux petits écouteurs sans fil reposent paisiblement dans leur douillet petit cocon électronique. Immuables, tranquilles, ils semblent profiter pleinement de cette nuit de sommeil alors qu’elle, rageusement, se rallonge et contemple, à travers d’épaisses couches de silence, le plafond fissuré de son vingt-deux mètres carrés.
Lorsque enfin le premier réveil de 6 h 58 sonne, elle bondit hors de son lit. L’alarme de 7 h 00 aussitôt coupée, elle se précipite au chevet de son seul ami. 91%. Ça va être court, mais elle ne peut plus un seul instant encore, supporter le vacarme assourdissant du silence macabre qui règne dans la pièce. Délicatement, du bout de ses doigts tremblotants, elle saisit l’écouteur gauche qu’elle insère lentement dans son oreille puis répète le même rituel sacré pour l’écouteur droit. Le réveil de Herr Pod est doux, presque suave. À peine le bouton de marche enclenché, la mélodie de démarrage empli son être d’une apaisante langueur. Son esprit tourmenté de la nuit se tranquillise, ses membres raides se décontractent et c’est son âme tout entière qui s’éveille.
- BONJOUR VIRGINA. J’ESPÈRE QUE TU AS BIEN DORMI.
D’un hochement de tête solennel, la jeune femme acquiesce. Pourquoi tracasser Herr Pod avec ses ennuis d’insomnie ? Il a certainement prévu quelque chose pour la détendre comme il a l’habitude de le faire tous les matins. Elle sourit à l’idée de faire deviner à son ami ses envies musicales, lui qui, pas une seule fois jusqu’à présent, ne s’est trompé dans ses choix.
Elle a envie de piano. D’une mélodie aux notes envoûtantes et aux…
- CE MATIN JE TE PROPOSE DE T’ENSEIGNER LA GESTION DES ÉMOTIONS.
Surprise, elle n’a pas le temps d’être déçue que déjà commence la leçon du coach virtuel.
- BIENVENUE DANS CETTE LEÇON SUR LA GESTION DES ÉMOTIONS VIRGINA. ENSEMBLE NOUS ALLONS APPRENDRE A CONTRÔLER ET A UTILISER NOS ÉMOTIONS DANS LES MOMENTS LES PLUS IMPORTANTS DE NOTRE EXISTENCE.
Silence. Virginia se remet lentement en mouvement. Herr Pod parle doucement, d’une voix chaude et rauque. Sa voix drape le corps de la jeune femme d’un voile de bien-être.
- LA VIE EST UNE COURBE TRACÉE SUR UN GRAPHIQUE FAIT D’UNE ABSCISSE ET D’UNE ORDONNÉE. SUR L’AXE DES ABSCISSES LA VIE S’ÉCOULE LENTEMENT, INLASSABLEMENT, JOUR APRÈS JOUR. RIEN NE SAURAIT FAIRE ACCÉLÉRER OU RALENTIR LE RYTHME DE LA COURBE, MAIS D’UN JOUR A L’AUTRE, SUBITEMENT… ELLE PEUT S’ARRÊTER.
Devant son miroir, elle se regarde, s’observe attentivement. Quelques coups de tampons fardés auront vite raison de ces traits fatigués et de ces poches sous les yeux qui creusent son visage pâle.
- L’AXE DES ORDONNÉES, QUANT A LUI, MARQUE LES TEMPS FORTS DE NOTRE JOURNÉE ET A FORTIORI DE NOTRE VIE. UN ÉLAN DE JOIE, DE BONHEUR, DE PLAISIR ? LA COURBE S’ENVOLE. UNE COLÈRE NOIRE, UNE TRISTESSE INFINIE, UNE GRANDE DÉCEPTION ? LA COURBE S’EFFONDRE. C’EST AINSI QUE FONCTIONNE LA VIE.
Ses cheveux crépus l’énervent et déjà elle sent décliner la courbe de sa vie ; mais elle aperçoit le spray démêlant qu’elle a acheté sur les conseils de Herr Pod la semaine passée, et aussitôt sa courbe remonte. Merci Herr Pod !
- C’EST POURQUOI, PARVENIR A CANALISER ET A MANAGER SES ÉMOTIONS EST PRIMORDIAL POUR ATTEINDRE LE BONHEUR D’UNE JOURNÉE RÉUSSIE. QUOI DE MIEUX QUE DE SE COUCHER LE SOIR AVEC UN BONHEUR QUI SUIT UNE COURBE EXPONENTIELLE ? CAR UNE NUIT PAISIBLE ASSURE UN LENDEMAIN PROPICE !
Une fois apprêtée, le teint « reboosté », les cheveux lissés et démêlés, les lèvres teintées et les cils recourbés, Virginia se plaît. Elle n’aurait jamais pensé à cette couleur de rouge à lèvres, mais une fois encore la voix bienveillante de son ami le lui a sagement conseillé. Rose Rouge. Elle aime les roses rouges.
- LES ÉMOTIONS DE L’ESPRIT HUMAIN SE DIVISENT EN DEUX CATÉGORIE : LES BONNES ET LES MAUVAISES. CES DEUX CATÉGORIES SE DIVISENT ENCORE EN DE NOMBREUSES SOUS CATÉGORIES QUE L’ON PEUT CLASSER EN FONCTION DE LA QUANTITÉ DE BONHEUR OU DE MALHEUR QU’ELLES NOUS APPORTENT.
Un dernier regard dans le miroir et la jeune femme se dirige vers la seule armoire qui orne son petit appartement. La porte coulissante sortie de ses gonds menace de tomber, mais Virginia, habituée à cette vétusté grouillante la maîtrise d’une main ferme.
Comment s’habiller ? Du plat de la main, elle caresse cette masse de tissus accumulés au fil des ans, dans l’espoir de trouver le vêtement qui aujourd’hui, lui plaira.
- PARLONS DU BONHEUR. QU’EST-CE QUE LE BONHEUR ? C’EST TRÈS SIMPLE : C’EST LA SOMME DE CE QUI FERA CROITRE TA COURBE SUR L’AXE DES ORDONNÉES. LA MASSE DE BONHEUR ACCUMULÉ DANS LA JOURNÉE DÉTERMINERA SI CELLE-CI EST UN SUCCÈS OU UN ÉCHEC ; SI ELLE EST A CLASSER DANS LES JOURNÉES MÉMORABLES OU SI ELLE EST A OUBLIER. LA VÉRITABLE QUESTION EST DONC LA SUIVANTE : COMMENT ACCUMULER DU BONHEUR ?
Comment accumuler du bonheur ? Cette simple question s’ancre aussitôt profondément dans son esprit. Le Bonheur. C’est tout ce dont elle aspire après tout ! Elle n’a pas une vie facile, ça non ! Son travail au bureau, cet appartement décrépi, cette solitude, qu’elle revendique comme étant son choix mais qui en réalité lui pèse un peu plus chaque jour. Mais elle tient le coup ! Et elle, autant que les autres, si ce n’est plus, a aussi droit à une poignée de bonheur!
- IMAGINE UN HOMME DÉCLARER SA FLAMME A UNE FEMME. CHAQUE JOUR, DEPUIS PLUSIEURS SEMAINES, ELLE SENT SON REGARD PARCOURIR SON CORPS. LA FEMME NE LE DIRA PAS MAIS ELLE L’A REMARQUE ET DÉJÀ SA COURBE CROIT.
Cela fait bien longtemps que personne ne lui a déclaré sa flamme, se dit-elle. Elle n’est pourtant pas plus laide qu’une autre ! Devant son miroir, elle passe ses mains sur ses hanches comme pour les aplatir. Rien de trop, ni de trop peu, mais puisqu’elle aussi souhaite décrocher le jackpot du bonheur, elle décide de mettre toutes ses chances de son côté ! Ce sera une robe, avec un décolleté qui laisse entrevoir une poitrine ferme et généreuse. Et noire, la robe ! Pour affiner ses courbes. Ce n’est pas commun de porter de tels vêtements un mardi se dit-elle, mais de fait, elle sentira le regard envieux des hommes parcourir son corps et tirer un peu plus vers le haut, la courbe de son bonheur.
- PUIS VIENT LE GRAND JOUR OU IL DÉCIDE DE SE LANCER. S’IL COMMENCE PAR TENDRE UN BOUQUET DE JOLIES FLEURS A SA CONQUÊTE, LA COURBE DE CELLE-CI FERA UN BOND NON NÉGLIGEABLE ! ET SI A CELA L’HOMME GLISSE UN PETIT MOT CHUCHOTE QUI RUISSELLERA ENTRE LES PÉTALES DE L’AMOUR POUR ATTEINDRE LA FEMME EN PLEIN CŒUR, LA COURBE S’ENVOLERA. IMAGINE UN INSTANT, L’HOMME SE LANCER ET SUSURRER : VOUS ÊTES AUSSI BELLE QUE CES FLEURS, AUSSI DOUCE QUE LEURS PÉTALES ET ATTIRANTE QUE LEUR PARFUM…
Le regard noyé dans cette extase imaginée, elle rêve à ce prince charmant avec qui elle escaladerait le Mont Bonheur pour se retrouver seuls à son sommet. Elle enfile donc sa robe, déterminée à faire chavirer les cœurs. Soutien-gorge rajusté, elle est prête à faire bouillir les hormones de tous les mâles qui croiseront sa route en allant au travail en ce mardi matin. Elle se sent déjà mieux ! Merci Herr Pod !
- MAIS LE BONHEUR, C’EST AUSSI SAVOIR FAIRE PLAISIR A AUTRUI. SI LA FEMME REJETTE L’HOMME LEURS DEUX COURBES DÉCLINERONT. ELLE SERA GÊNÉE ET LUI SERA MALHEUREUX. LA DÉCISION DE CE REJET DOIT DONC ÊTRE ÉVALUÉE AVEC PRÉCAUTION.
Il faudrait être folle pour rejeter un homme de nos jours, pensa la jeune femme. Avec ces temps qui courent !
- COMMENT RÉAGIR DANS UNE SITUATION AUSSI INÉDITE QUE CELLE D’UNE DÉCLARATION D’AMOUR ?
Elle sauterait de joie ! Hurlerait son bonh…
- IL NE FAUT SURTOUT PAS SAUTER DE JOIE !
Virginia acquiesce. Évidemment qu’il ne faut pas sauter de joie !
- LES EFFUSIONS DE JOIE PEUVENT RAPIDEMENT INSTAURER UN MALAISE, SURTOUT SI ELLES SE PRODUISENT EN PUBLIC. ON PRIVILÉGIERA UN REGARD LANGOUREUX, UN SOURIRE GENEREUX ET UN GESTE TENDRE.
Concentrée, la jeune femme tente de retenir sa leçon. Mais alors qu’elle tend la main vers la cafetière pour se servir un reste de café froid de la veille, Herr Pod s’interrompt subitement.
*jingle*
- AUJOURD’HUI ET AUJOURD’HUI SEULEMENT, DANS VOTRE CAFÉ DU CENTRE, NE RATEZ PAS CETTE REMISE DE 15% SUR LE CAFÉ ARABICA BIO ET ÉQUITABLE DE COLOMBIE, TORRÉFIE A LA MAIN ! NE RATEZ PAS CETTE OCCASION DE VOUS FAIRE PLAISIR !
*Jingle*
Aussitôt la main se ravise. Elle aussi, à ce prix-là peut bien se permettre de faire grimper sa courbe. 15 % de remise ! La jeune femme attrape son sac à main puis son manteau, négligemment balancé sur le dossier de la chaise de la cuisine et le plie soigneusement sur son bras, alors que Herr Pod déjà, reprend sa leçon. À elle le bonheur !
- IL FAUT DONC ÊTRE MAITRE DE SES ÉMOTIONS, SAVOIR LES CONTRÔLER POUR MIEUX GÉRER SA COURBE. UNE EXPLOSION DE JOIE FERAIT DIRECTEMENT ATTEINDRE LE SOMMET A NOTRE BONHEUR. MAIS QUE SE PASSERAIT-IL SI LA COURBE ATTEINT LE SOMMET ?
Dans l’ascenseur, Virginia hausse les épaules.
- ELLE NE POURRA QUE DÉCROÎTRE PAR LA SUITE ! LE PIC DE BONHEUR SERA ALTÉRÉ PAR TOUTES CES PETITES NOUVELLES DU QUOTIDIEN, BONNES OU MAUVAISES, ET CELA ENTRAINERA MATHÉMATIQUEMENT, UN DÉCLIN. EN INTÉRIORISANT SES ÉMOTIONS, ON ASSURE DONC A SA COURBE UNE CROISSANCE EXPONENTIELLE ET DONC… UNE JOURNÉE RÉUSSIE !
La jeune femme est abasourdie par cette science dont elle semble tout ignorer. Heureusement que Herr Pod est là pour lui apprendre les rouages de la vie ! Intérioriser, croissance exponentielle, journée réussie. C’est tellement évident !
L’ascenseur s’arrête. Le cadran numérique affiche 9. Les portes s’ouvrent et un homme d’une quarantaine d’années s’engouffre à l’intérieur. Mais alors qu’il se dirige vers le fond de l’ascenseur, il marque une petite pause et toise Virginia. Ses yeux s’arrêtent une seconde seulement sur ce décolleté inattendu, puis terminent leur course sur ses hanches courbées. Alors qu’il se retourne pour faire face aux portes qui se referment sur eux, Virginia sent cette vague d’hormones mâles l’envahir. Il la désire et elle le sait. Tout comme elle sait qu’il voudrait lui faire l’amour là, maintenant, dans cette petite boîte qui descend inlassablement les étages. Elle devine le tressaillement dans son pantalon et voudrait y plonger la main pour sentir son érection. Mais non. Intérioriser, croissance exponentielle, journée réussie.
- PARLONS MAINTENANT DU MALHEUR. IL ARRIVE QUE LE MALHEUR S’IMMISCE DANS NOTRE VIE. IL FRAPPE SOUVENT LA OU ON NE L’ATTEND PAS, QUAND ON S’Y ATTEND LE MOINS.
Virginia fière de son effet, écoute à peine. D’un mouvement tout juste visible, elle s’approche de l’homme. L’effluve de mâle qu’il dégage l’excite. Prise à son propre jeu, elle se met à rêver d’un ébat rapide, presque violent avec cet inconnu qu’elle trouve laid et qui arbore honteusement son Herr Pod largement démodé. Mais non. Sa courbe de bonheur risquerait d’atteindre un pic dangereux et ferait passer le reste de sa journée pour médiocre.
- CES MALHEURS IMPRÉVISIBLES ONT POUR EFFET DE DÉTRUIRE LA CONSTANTE DE LA COURBE ET D’ANÉANTIR CHAQUE PARTICULE DE BONHEUR QUI S’Y TROUVE. ALORS COMMENT GÉRER SES ÉMOTIONS NÉGATIVES ? COMMENT ENCADRER LE MALHEUR POUR QU’IL NE FASSE PAS DE VOTRE JOURNÉE UN ÉCHEC ?
Le cadran affiche RDC. Les portes s’ouvrent et l’homme se précipite à l’extérieur. Il semble avoir besoin de reprendre de l’air, car il court jusqu’à la porte de l’immeuble sans même se retourner.
L’excitation de Virginia s’évapore aussitôt et c’est en conquérante qu’elle sort de l’immeuble et se dirige vers son café préféré, où 15 % de remise sur son arabica-bio et équitable de Colombie, torréfié à la main, l’attendent. Sa journée à elle ne connaîtra pas l’échec ! Merci Herr Pod !
- PARMI LES MALHEURS LES PLUS DESTRUCTEURS, VIENT CELUI DE L’AGRESSION. ALORS QUE LA JOURNÉE SE DÉROULE PAISIBLEMENT ET QUE CHAQUE PETIT EVENEMENT AUGMENTE VOTRE QUOTA DE BONHEUR, EN UNE FRACTION DE SECONDE, UN ÊTRE MALVEILLANT PEUT RÉDUIRE A NÉANT LA SOMME DE VOS SUCCÈS.
Sur le chemin, les hommes la dévorent des yeux. Elle est sûre que Herr Pod leur dit de contrôler leurs émotions, d’intérioriser leur désir fougueux, animal. Mais alors qu’elle avance d’un pas sûr et soutenu, un homme sale aux Pods archaïques jaillit devant elle, les yeux écarquillés, injectés de sang. Mains en avant, il s’apprête à poser ses doigts moites et crasseux sur la jeune femme mais se ravise au dernier moment, rappelé à l’ordre par une force supérieure. Puis comme si rien ne venait de se passer, il reprend sa route, sans même se retourner. Merci Herr Pod !
- ALORS COMMENT GÉRER CES MAUVAISES ONDES ? COMMENT SE SERVIR DE CES FORCES NEGATIVES POUR REPARTIR DE L’AVANT ET POUVOIR FIÈREMENT CLASSER SA JOURNÉE DANS LA CASE “SUCCÈS” ?
Les femmes aussi la regardent, la dévisagent. Tailleur, jean, baskets : Virginia les méprise !
« Eh ouais, pétasses. Faut savoir prendre votre bonheur en main ! », tels sont les mots qu’elle imagine crier et qui font grimper un peu plus sa courbe. Intérioriser, croissance exponentielle, journée réussie !
- LA SOLUTION NOUS LA CONNAISSONS ! IL FAUT INTÉRIORISER. IL FAUT LAISSER FAIRE. ET REPARTIR DE L’AVANT.
Bien sûr ! Arrivée devant le café, dont elle pousse la porte avec conviction, Virginia exulte. Cette réponse est évidente !
- CAR LE SYSTÈME DE FONCTIONNEMENT DE LA COURBE DU MALHEUR EST IDENTIQUE A CELUI DE LA COURBE DU BONHEUR. EN MINIMISANT L’IMPACT D’UNE AGRESSION, ON PERMET A CHAQUE PETIT BONHEUR DE COMPTER ET D’AVOIR UN IMPACT POSITIF SUR NOTRE VIE.
Les visages, tous ornés de petits écouteurs bienveillants se retournent pour observer cette créature qui vient de rentrer. Chaque paire d’yeux qui se pose sur ses seins lui octroie une petite particule de bonheur qui déjà s’accumule pour former un amas considérable. Mais parmi tous ces regards affamés, un l’attire.
Les yeux du serveur au visage fort et anguleux se posent sur elle avec un désir différent. Un désir pur et puissant. Puis elle se rend compte que depuis plusieurs semaines déjà elle a remarqué, sans se l’avouer, tous ces petits regards indiscrets dans sa direction. Elle les croyait d’abord anodins, mais aujourd’hui, voilà que ces regards de la veille, de l’avant-veille et des jours précédents lui parlent, lui transmettent un message.
Lorsqu’elle arrive au comptoir, leurs yeux ne décollent pas du regard de l’autre et avant même qu’elle ne pose son sac et son manteau sur le comptoir, le jeune homme aux Pods identiques aux siens, sort de derrière le comptoir un bouquet de roses rouges. La jeune femme tressaille. Elle ne sait pas quoi faire. Sa courbe croît, croît ! Elle adore les roses rouges !
– “Vous êtes aussi belle que ces fleurs, aussi douce que leurs pétales et attirante que leur parfum !”
Virginia déborde d’une joie qu’elle peine à maîtriser. Elle sent en elle sa courbe croître en flèche et tente par tous les efforts possibles de contenir cette progression dangereuse.
Évidemment qu’elle l’aime. Évidemment qu’elle le désire comme les hommes la désirent depuis ce matin. Quelle joie ! Quel bonheur !
Virginia, submergée par l’euphorie, tente tant bien que mal de se souvenir des conseils de Herr Pod. Arborant un regard langoureux, elle se saisit du bouquet de fleurs et pose délicatement sa main sur celle du serveur. De ses ongles vernis elle effleure la peau de son nouveau compagnon et lui chuchote tendrement : « Merci, mon cœur ».
Dans ce silence bienheureux, elle saisit son café arabica-bio et équitable qu’elle paye avec 15 % de réduction en collant ses écouteurs sur le terminal de paiement, le boit d’une traite sous le regard languissant de son amant et après avoir donné les coordonnées de son Herr Pod, se dirige vers la sortie. Un dernier regard, un baiser envoyé du plat de la main et elle s’engouffre dans la rue, les stigmates du bonheur sur le visage, un bouquet de fleurs à la main.
L’agitation est palpable, mais son Herr Pod dernier cri est hermétique aux bruits intrusifs de la ville. Heureuse, elle inspire une grande bouffée d’air pollué dont l’odeur lui est agréable. C’est donc ça, l’odeur du bonheur ?
Mais alors qu’elle se dirige vers l’arrêt de bus pour prendre la navette qui l’emmènera au bureau, deux adolescents montés sur une trottinette électrique déboulent sur le trottoir et sautent violemment sur Virginia. Alors que les mains du premier l’agrippent par le décolleté, le second lui arrache son sac à main de toutes ses forces. Hagarde, la jeune femme met quelques secondes à réaliser ce qui lui est arrivé : mais c’est trop tard et déjà les deux jeunes aux pods premier-prix remontent sur leur trottinette et fusent parmi les badauds. De rage elle balance son bouquet sur le sol et commence à jurer. C’est alors que Herr Pod, jusqu’alors muet, reprend d’une voix grave et envoûtante.
- EN INTÉRIORISANT SES ÉMOTIONS, ON S’ASSURE UNE JOURNÉE RÉUSSIE !
Gênée par les regards dégoûtés qui l’observent et la déshabillent des quelques lambeaux de robe qui la recouvrent à peine, Virginia réajuste sa robe défaite. Sans un mot elle ramasse les fleurs gisant sur le sol poussiéreux de la rue. Et lorsque le bus s’arrête, les pétales, tels les cadavres d’un amour fané, sont piétinés, écrasés. Sa courbe jusqu’alors si haute plonge et plonge encore dans les abysses noirs du malheur. Son sac à main parti, ses papiers envolés, téléphone disparu elle erre sur le trottoir bondé.
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Clément Bourgoin, @KlaymentB, Septembre 2022
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