Ce texte est un extrait du roman “Les rivages du siècle“
de Paul Monfort
Contacter l’auteur : paulmontfort@laposte.net
Les rivages du siècle est un roman épistolaire écrit par Paul Montfort (nom d’auteur). L’auteur s’y est donné pour but dresser un portrait pictural de la France contemporaine : pour cela, il est parti plusieurs mois sur les routes de France afin de récolter des notes capables d’enchâsser un scénario écrit avant son départ. On y suit la longue marche d’un homme qui a quitté sa vie d’un jour à l’autre. Au cours de son errance, il envoie des lettres à une jeune femme : il y relate ses journées, ses états d’âmes, et surtout, s’attache à décrire et analyser le monde qu’il a quitté pour démêler les raisons de son départ.
Au fil des lettres, le narrateur développe une réflexion historique et philosophique sur la place qu’a pris la technique dans nos sociétés. Il s’attache principalement à remettre en question la neutralité de la technique pour la considérer sous un ordre spirituel et anthropologique. S’ils ne sont jamais expressément nommés dans le roman, la pensée de nombreux auteurs est présente tout au long du livre. On peut penser à Nicolas Berdaiev, Gunther Anders, Martin Heidegger, Jacques Ellul, ou encore Bernard Charbonneau. L’ensemble de ces auteurs considère que les avancées techniques qu’a connu l’humanité depuis le début de la révolution industrielle ne se sont pas contentées de modifier l’environnement humain : selon eux, elles auraient transformé l’homme en son essence.
Nous vous proposons sur La vie en cube la lecture de la quinzième lettre du roman ; lettre atypique, lettre qui s’inscrit en rupture avec les cinquante-neuf autres qui constituent le roman. Résolument pamphlétaire, elle ne s’embarrasse ni d’analyse philosophique, ni de description méthodique des conséquences du progrès technique. Mais pouvait-il en être autrement ? Pouvait-on attendre une autre réaction d’un homme errant qui se retrouve subitement dans…un musée d’art contemporain ?
17 octobre 2017
Claire.
Je n’avais pas prévu de t’écrire aujourd’hui. Mais j’ai visité un musée. Celui de « Haute Cour ». À Saint Gervais. Je suis parti marcher ce matin en bord de rivière, et je me suis laissé entraîné par mon élan. Marianne m’en a parlé hier soir. Pour en dire quoi, je ne m’en rappelle pas, mais je sais qu’elle a prononcé son nom. Ça a été suffisant pour me décider à aller le visiter quand j’ai vu un panneau qui indiquait sa direction, peu avant d’arriver St Gervais. Je n’avais rien à faire. Et puis, je n’en étais plus très loin de toute façon. J’avais aussi besoin de trouver un point terminal à ma marche, après quoi je pourrais revenir sur mes pas sans avoir l’impression d’avoir fait un aller-retour stérile.
J’ai franchi la porte à double battant et je suis aussitôt revenu sur mes pas. D’abord dans l’optique de fuir. C’était la décision la plus saine qui s’imposait. Mais je ne suis pas allé plus loin que l’accueil. J’ai demandé avec une aménité toute hypocrite à la bonne femme qui y était si je pouvais avoir des feuilles et un stylo, s’il vous plaît madame, pendant que mes yeux miraient la sortie avec envie.
J’ai senti ma poitrine se compresser à l’instant où j’ai vu ce long couloir. C’est comme si un être malin m’y avait attendu pour s’amuser avec mes nerfs sitôt que je m’y montrerai. Je ne peux pas te dire à quoi il ressemblait mais je le devinais caché dans les grosses lettres de couleur imprimées sur les murs de part et d’autre du couloir. À ma gauche, en orange : « La gastronomie est l’art d’utiliser la nourriture pour créer du bonheur » ; et à ma droite, en bleu ciel : « La vie c’est comme une bicyclette, il suffit d’avancer pour ne pas perdre l’équilibre ! » Putain. J’aurais voulu m’en aller le plus loin possible, oublier cette vision, revenir aux Contamines, prendre mon sac, partir, maintenant, tout de suite, vers le sud, laisser un mot d’excuse et de remerciements à Marianne, mais partir, loin d’ici, et vite, quoi qu’il en soit et cramer ce bâtiment en plastique en commençant par cette agent d’accueil beaucoup trop placide.
Mais je me suis décidé à rester. Une raison à cela. La lettre que je t’ai écrite hier soir. Pendant que je revenais à pas bruyants vers la sortie, la colère impuissante, vague, qui m’habitait est entrée en coalescence avec celle que j’ai ressenti ce matin après avoir posté ma lettre. Je m’étais trouvé debout, seul, stupide sur la place des Contamines devant cette grosse boite jaune à regarder d’un côté et de l’autre, comme si quelqu’un allait surgir pour l’ouvrir et me remettre la lettre dans les mains, ou m’aider à remonter le temps pour m’empêcher de la poster ; le petit bruit qu’avait fait le rabat métallique après que je l’ai poussé pour y introduire la lettre m’a rappelé à ce que j’avais pu y écrire. J’ai fermé l’enveloppe un peu précipitamment hier soir, mais enfin je pensais que le flou que je m’étais abandonné à laisser à mes propos ne masquerait pas les idées que j’avais développé. Sur cette place maintenant à me remémorer quelques phrases, ou bouts de phrases maintenant irréversibles, j’ai compris que j’avais infléchi, détourné, peut être même soustrait les mots au sens selon lequel ils ont court aujourd’hui : que dans la solitude du soir, à force de me les répéter, de me les rabâcher, de les considérer dans tout le réseau de potentialités que je leur voyais, de les combiner, je les ai façonné, taillé pour les faire entrer de force dans les étroits moules conceptuels que je leur avais préparé, et que je pensais seuls capable de rendre ma pensée compréhensible. J’ai eu honte ce matin. J’étais furieux de ne pas avoir pas su t’envoyer autre chose que ce monologue de semi-maniaque. Et je m’en excuse. Je n’avais pas les mots pour porter ma critique, pas le bagage qui aurait pu me permettre d’être dans un ailleurs vis à vis de cette langue. J’ai parlé avec elle, contre elle, dans une langue anémiée par la critique même que je voulais lui porter.
En revenant sur mes pas, j’ai pensé que te rendre compte de ce que je trouverai dans ce musée pourrait t’expliquer bien mieux que je ne pourrais jamais le faire ce que j’ai voulu te dire de la langue. Comme les romanciers sont capables par des scènes qui prennent allure de réalité de faire comprendre une vérité morale bien mieux que des manuels de philosophie. « La gourmandise est l’art d’utiliser de la nourriture pour créer du bonheur. » « La vie c’est comme la bicyclette, il suffit d’avancer pour ne pas perdre l’équilibre ! » On ne place pas impunément ce genre de conneries à l’entrée d’un musée. Tout ce que j’ai pu essayer de t’expliquer hier est apparu là, devant moi, baignant dans une limpide clarté.
Il m’était évident que placées là en sorte de message de bienvenue, ces deux expressions contenaient en figuré l’esprit de toutes les œuvres du musée. Alors je suis retourné à l’assaut des deux Portes. La mine impassible, un sourire contrit que j’avais façonné pour me faire passer incognito auprès d’un personnel qui n’aurait pas manqué de me dégager sans ménagement s’ils avaient su quelles sortes de pensées m’agitaient à la vue de leur lieu de travail, qui me faisait une sorte de personnalité d’emprunt, et me faisait me considérer en sorte d’espion infiltré dans les bâtiments d’où l’ennemi prend les décisions qui attentent à la sécurité de son pays. J’ai pris à gauche comme j’aurais pu prendre à droite, je savais bien que ce qui m’attendait d’un côté ne différerait que par la forme de ce qui m’attendrait de l’autre. Grand dieu je n’ai pas été déçu.
Au sol, protégé par un cordon de sécurité qui rendait impossible à tout visiteur d’entrer en contact trop serré avec l’œuvre, qui préjugeait de sa grande respectabilité, l’entourait d’une aura qui témoignait de quel genre de perte irrémédiable pourrait résulter l’atteinte à un travail si parfaitement achevé, je trouvai des centaines de feuilles blanches A4 froissées, empilées et collées les unes aux autres. J’ai eu une bizarre envie de pisser dessus pour créer un dérangeant déséquilibre dans la répartition de la densité de l’œuvre, aussi pour donner un peu plus de nuancé à ses teintes. On se foutait ostensiblement de ma gueule. Puis je me suis rappelé à ce que j’étais venu faire ici. J’ai recopié pour toi des passages du petit écriteau qui rend compte de l’œuvre ça n’a pas de prix, ça relève du génie.
« Kassiyama (c’est le nom de l’œuvre) » « […] dont la pratique artistique confronte minimalisme et art conceptuel, expérimente des idées et des formes perturbant les limites entre réalité et fiction » « Kassiyama signifie littéralement « Montagne de dieu », ou « Montagne en papier ».
Je t’ai laissée la meilleure pour la fin : « Composé d’un millier de photocopies reproduisant des montagnes des quatre coins du monde, cet amoncellement, qui peut sembler accidentel à première vue, recompose à son tour un nouveau paysage de montagne. » « Qui peut sembler accidentel à première vue », non mais tu y crois à ça ? Mais c’est à en crever de rire ! Il faut bien s’imaginer la gueule du mec s’est vu présenté l’œuvre pour la première fois, un mec qui est pourtant payé pour ça, un mec qui est payé pour refourguer quotidiennement de la merde en la recouvrant d’un discours cache misère, qui essaie de faire bonne figure, qui garde l’index posé sur la bouche, et qui se dit que non, non, c’est pas possible, enfin, quand même, je veux bien que les gens soient assez demeurés pour s’enthousiasmer sur la merde qu’on leur jette à la figure, mais là non, c’est trop, ils vont découvrir la supercherie, c’est pas possible, enfin merde, des feuilles A4, les gens peuvent quand même pas être aussi cons, non, non, il faut qu’on fasse quelque chose, n’importe quoi, on peut pas laisser les gens penser qu’on est en train de les baiser, tiens j’ai trouvé, on va dire que le caractère « apparemment a-cci-den-tel », oui c’est bien ça, et puis c’es un bon mot ça, « accidentel », a été construit par l’artiste, on a pas trop le choix de toute façon, mais oui Lucie-Jeanne, JE SAIS, y a bien des gens un peu moins cons qui vont flairer l’enculade mais qu’est-ce tu veux que j’y fasse moi, tu vois aut’ chose ?
Et puis ce délire selon lequel l’artiste « expérimente des idées et des formes perturbant la limite entre réalité et fiction », c’est magnifique, ça confine au grandiose quand on se retrouve face à ce tas de feuilles névrosées qui crient leur innocence. Ça ressemble un peu au kit de départ refourgué à tous les artistes débutants qui cherchent à progresser jusqu’à ce qu’on puisse leur accoler un « dérangeant » ou « subversif » qui seraient là en gage de montée en grade ; mais ce genre de discours, ça y est, il n’y a plus besoin de les justifier, c’est déjà devenu crédible, les gens n’y croient pas tout à fait, ils ne sont pas encore complètement convaincus de ce que l’on leur débine, mais ça a déjà fait son chemin dans les consciences, parce que bon, on se sent un peu impuissant devant l’érudition des artistes, ils en imposent faut dire, ils sont très sérieux quand ils présentent leurs œuvres, oh et puis ils utilisent des mots compliqués dont on ne comprend pas grand-chose, ça nous dépasse un peu tout ça, on veut bien leur concéder une part un peu fofolle, et puis c’est ça aussi les artistes, ils sont un peu dans leur monde, un peu rêveurs, faut savoir aimer ce qu’ils nous proposent sans trop chercher à comprendre, on est pas des artistes nous, faut savoir écouter ce qu’ils nous disent.
Putain.
Au milieu de chaque mur, je trouvai une affiche publicitaire protégée par une épaisse couche de verre qui veillait sur ce tas feuilles blanches. « Trois affiches du Mont-Blanc. Georges Daival. » « Dès 1907 il reçoit des commandes de station balnéaire ou de compagnies de chemins de fer aux destinations à la mode. […] Il met un terme à sa carrière d’affichiste par un chef- d’oeuvre : le triptyque « Vers le Mont-Blanc », ensemble d’affiches au graphisme résolument moderne pour le tramway du Mont-Blanc ».
« Oh oui, tryptIque ! LUCIE-JEANNE viens donc voir ! J’ai trouvé l’mot qui va faire d’ces pubs un chef-d’œuvre ! Ouais alors t’en penses quoi ? Moi je dis qu’c’est du tout bon, quand les gens vont lire ça y vont s ‘dire « tripquoi ? » et s’regarder avec de grands yeux et p’t’être même reculer tellement qu’ça en impose. Triptyque, eh ouais, eh ouais ! Et puis comm’ça dans une phrase un peu solennelle bah c’est encore plus fort comme effet, y vont tous être ébahis j’te parie ! Et puis pour les prochaines fois faudra s’rappeler qu’y a un mot qui lui ressemble c’est « diptyque », on pourra l’utiliser quand on aura deux œuvres à mettre ensemb’. Eh tiens Lucie-Jeanne, va donc voir si y a pas d’aut’mots du même genre qui finissent en-tique, quadruptyque, cinqtyque, un peu comme ça là, ça pourrait nous êt’ utile un jour ! » Je t’épargne la description de ce que j’ai vu dans la pièce d’en face. Le petit écriteau décrivant l’œuvre centrale se suffit à lui-même :
« Sophie Matter » « Chacun son trait ». « Cette œuvre participative a été créée à l’occasion de la résidence « Chacun son trait » à la maison forte de Haute Cour en octobre 2015. Au cours de cette résidence, l’artiste plasticienne a convié les visiteurs, qu’ils soient touristes de passage, scolaires, commerçant, ou habitants des alentours, à la participation d’œuvres ayant pour principe la pose d’un ou plusieurs traits de feutre sur différentes supports. Vieux draps, papier bristol, objets en plâtre, etc (ce « etc » est génial bordel), ont ainsi été progressivement saturés de dégradés allant du gris au noir en passant par toutes les teintes de bleu. En résultent des œuvres délicates, vibrantes et empreintes de poésie, qui résonnent parfaitement avec l’ambiance intimiste et chaleureuse de la maison forte. »
C’est du bonheur. C’est comme si à la première phrase, la Sophie (c’est le prénom parfait pour ce genre d’attentat intellectuels, il fait partie de cette nébuleuse où l’on retrouve toutes ces Anne, ces Lucie, toutes ces jeunes filles de la classe moyenne à prétention artistique qui souhaitent là prendre leur revanche sur le rôle subalterne que le destin leur a attribué) m’avait attaché à une chaise et avait brutalement envoyé ma tête cogner contre un coin de table en m’agrippant par les cheveux, avec une voix toute gentille qui m’aurait murmuré « C’est de l’art. Dis-le que c’est de l’art… On est là avec toi, tous ensemble, tu n’as qu’à le dire… Allez, répète après moi… » De la même façon qu’on vient heurter notre tête contre une table en nous disant « C’est la jeunesse » quand on voit ces foules d’étudiants amassés dans les bars les jeudi soir ; ou « C’est la vie », quand on se retrouve coincé en voiture l’été dans les embouteillages, sans air sinon celui vicié par l’odeur des équipements en plastique. Je me serais bien épanché sur cette idée crétine « d’œuvre participative », sur le fait qu’elle ait convié les « visiteurs, touristes de passage, scolaires, habitants des alentours, personnes déficientes visuelles, malentendants trisomiques, transgenres et myopathes » à son édification, mais je ne pourrais jamais en dire plus que ce qu’en dit ce petit écriteau. Et il faut admirer le travail de ces conseillers, agents, ou directeurs en ingénierie culturelle qui ont participé à sa rédaction, admirer leur pouvoir de concision à résumer l’époque à travers une œuvre qu’elle autorise. À l’étage, j’ai trouvé une petite merveille.
Deux trépieds : sur l’un, une peinture d’une vue du Mont-Blanc. Sur l’autre, le même tableau, tacheté d’une centaine de gommettes de couleurs et de formes différentes : « À vous de jouer ! » « Réinventez l’oeuvre de Samuel Grandmann « vue prise au pied du Mont-Blanc d’une partie des glacier du bois et des bossons » en la recomposant avec des gommettes ! Amusez vous avec des couleurs pour redonner vie au paysage ! » C’est le genre de vision propre à susciter des envies de meurtres bienveillants. Tout est là. C’est le moderne fier d’exhiber du cyanure sur le bout de sa langue.
Comment une personne a-t-elle jamais pu considérer qu’un vieux tableau jugé un peu terne pourrait « retrouver » de la vie, voir sa valeur rehaussée en laissant des visiteurs de tout poils y apposer des gommettes ? Comment c’est possible ? Quel genre de vie mène cette personne là ? Qui sont ses parents, par quelle école est-elle passée ? Que mange-t-elle le midi, quels sont ses loisirs, ou vit-elle, quelle est la raison de tout cela ?
Mais ils ont presque fait preuve de timidité en laissant la peinture originale intouchée. Ce n’est qu’une question de temps, ça va venir, c’est écrit tout ça Claire, viendra un temps, et beaucoup plus vite que tu ne le penses, où on décrochera les tableaux des grands maîtres pour y laisser barbouiller dessus des gamins encore en couches, qui seront là pour « signifier la transition entre l’ancien et le nouveau » ou une connerie de cet acabit. La seule chose qui aurait pu prendre un peu d’intérêt à mes yeux a été cet « Atelier nœuds » pour enfants dans une cabane en briques de lait que j’ai trouvé dans le coin de l’une des pièces. J’ai pensé que c’était peut-être une intrusion inconsciente de la vie, en sorte de revanche quant au sort qu’on lui y fait ici, qui essaie d’attirer dans ses rets, à l’abri de briques Danone, des enfants un peu plus conscients que les autres, secrètement furieux de s’être vu emmenés ici, qu’elle instruirait à la savante technique de l’édification des nœuds pour qu’ils puissent s’y essayer, la nuit, autour du cou de leurs parents assez indignes pour les avoir traînés dans ce musée.
Tu pourras m’objecter autant que tu le voudras qu’il ne faut pas exagérer, que oui, peut-être, effectivement, ce musée nage en plein délire, mais que ça ne signifie rien, qu’après tout ils sont là dans leur coin à divaguer, à faire leur petite affaire, mais qu’au fond c’est leur problème, que ça ne prouve rien quant à une prétendue autonomie du langage qui aurait cours derrière ses murs. Tu te tromperais Claire. Ce genre de musée est à notre siècle ce qu’a été l’église au temps où il était possible de la reconnaître en chacun des gestes qui réglait la vie quotidienne.
Quand je suis sorti du musée par ses portes coulissantes, c’est tout le monde, l’architecture, les voitures, les panneaux de signalisation, le bitume, qui claironnait en façon d’évangile « La vie c’est comme une bicyclette, il suffit de pédaler pour ne pas perdre l’équilibre », c’est toute chose qui en était la déclinaison. J’ai eu faim, j’ai vu une boulangerie. J’y suis entré, j’ai voulu prendre deux pains au chocolat, deux euros dix, alors j’ai tendu mes pièces, j’avais l’appoint, mais non, la bonne femme s’est contentée de pointer du regard la petite machine devant moi. Je devais pour payer poser mes pièces sur un petit tapis roulant qui allait les ingurgiter, juger si oui ou non je lui avais donné assez d’argent, et me dégueuler ma monnaie si j’en avais trop mis ; le tapis s’est emballé, a fini par s’arrêter, et la femme à la caisse à instinctivement poussé vers moi les pains au chocolat, d’un geste mécanique, mille fois répété, comme si l’arrêt de la machine avait été le commutateur qui avait actionné ses bras. Elle a ajouté un « au revoir » de cette façon qui me l’a mal fait distinguer du bonjour qui l’a immédiatement suivi, fondus qu’ils étaient en un seul mot, ou alors tout au plus séparés par un trait d’union, de ce ton impersonnel, froid, détaché, monocorde, implacable, qui donne une assez bonne idée de la manière dont la voix de notre tramway serait amenée à saluer les passagers si elle était programmée pour autre chose que l’annonce des arrêts, connasse va, mais Claire, La vie c’est comme la bicyclette, il suffit de pédaler pour ne pas perdre l’équilibre, il ne faut pas l’oublier, c’est important de savoir ça, vraiment, il faut s’en rappeler, le garder dans notre petite tête, le monde se montre tout en entier quand on entreprend d’en faire l’exégèse, et aussi de cette machine à traire les vaches vue en revenant vers les Contamines. Ah ! Cette machine à traite, magnifique, splendide fallait les voir ces vaches qui défilaient sagement en rang, MEUH MEUH et puis machine à traire MOBILE, attention, j’ai failli oublié de le dire, c’est important ça de dire qu’elle est mobile, elle avait même une plaque d’immatriculation. Ces vaches en file indienne qui semblaient toute impatientes d’aller se faire happer le pis par un tuyau en acier après qu’un rayon laser vert en forme de X en ait identifié l’emplacement, sans personne sinon la machine pour gérer quoi que ce soit, sinon un patou hargneux qui protégeait son unité de production laitière, mais elle était bien faite cette machine, vraiment, du beau travail je dois l’avouer, du petit chemin au bord de Bonnant où j’étais je voyais même un écran qui schématisait en pixels (encore un peu grossiers, il y avait peut-être des progrès à faire à ce niveau-là) le taux de remplissage de la cuve en fonction de ce qu’on pouvait attendre de la vache qui se faisait téter le pis par un tube d’acier, du travail de professionnel tout ça, mes respects. Et aussi ces jeunes skateurs sur la place centrale des Contamines.
Ils devaient avoir quinze ans, seize tout au plus ils vivent en fond de vallée, avec les montagnes autour d’eux, mais ils n’en voient rien, du tout Claire, ils ont le cerveau qui a implosé à force de se faire bourrer d’images. Rien de ce qui se trouvait autour d’eux n’existait, sinon ce qui aurait pu s’avérer compatible avec le montage du clip vidéo qu’ils avaient fait de leur vies, tellement pauvres, tellement stériles, déjà massifiés à rendre jaloux nos lycéens de centre ville. J’ai joué au con avec eux, mais ils l’ont bien mérité. J’étais sur un banc quand j’ai vu le premier arriver. Je ne sais pas ce qu’il écoutait mais capuche sur la tête, skate sous le bras, à la manière dont il remuait ses épaules étroites, ça ne devait pas être très éloigné d’un discours de « motivation » sur fond de musique épique mais quoi qu’il en soit, ça le rendait très, très sérieux à chaque fois qu’il s’élançait pour rater méthodiquement ses figures. On aurait dit qu’il avait volé les mimiques d’un sauteur en hauteur avant sa prise d’élan, et c’aurait été drôle s’il ne s’était pas entêté à faire tout son boucan juste devant moi, à m’en défoncer les oreilles, alors qu’il avait toute la place pour son affaire. Je n’existais pas pour lui, et s’il avait jugé que le banc sur lequel j’étais avait pu se montrer utile pour rater une figure, je crois qu’il m’aurait sauté dessus sans vergogne. Ça a viré au drame comique quand j’ai vu son ami arriver, un boudiné à casquette NYC à l’envers. Je me suis cru transport dans un teen-movie, lui n’essayait même pas de rater ses figures, il s’élançait avec sa planche à roulettes, faisait mine de vouloir sauter, hésitait, jusqu’à ce que l’arrêt du skate le contraigne à recommencer. Fallait voir comment il se dandinait dessus le pauvre, il ressemblait à un gosse qui hésite à sauter d’un plongeoir. Je ne leur demandais pas de se montrer amicaux avec moi, je n’attendais pas même un bonjour, simplement la reconnaissance implicite du fait que j’étais là, que j’étais matériellement présent à deux mètres de l’endroit où il faisaient crisser leurs skateboards sur le sol. Ils avaient tout les deux des écouteurs dans les oreilles, se parlaient, parfois, mais alors c’était pour former une telle bouillie où anglicismes se mêlaient à des mots en verlan qui se mêlaient eux-mêmes à des phrases toutes faites, stéréotypées, sorties d’un seul trait, comme directement extraites de la VOSTFR de la série de la veille, que je plissais les yeux et fronçais les sourcils en prière qu’un bruit un peu moins dérangeant, n’importe lequel, même celui d’une 125 puisse venir couvrir leur babillage.
Le seuil de tolérance a été franchi quand j’ai vu le maigrelet à la face de Terminator essayer de sauter du banc voisin au mien pour atterrir sur son skate, rater, recommencer, rater, recommencer, comme sur-motivé par un « NO PAIN NO GAIN » qu’une voix virile lui crachait dans les écouteurs, pendant que le gros le filmait avec son smartphone. Je ne leur demandais même pas de s’en aller mais enfin, qu’ils aient quelques égards pour la personne qui devait subir le bruit affreux qu’ils faisaient, qui était là à trois mètres d’eux, juste ça, s’enquérir de son existence, et je vais pousser l’exigence de vertu jusqu’à son paroxysme, mais, oui, peut-être aller jusqu’à lui demander si le bruit ne lui posait pas de problème, ou alors, si pour une obscure raison ce banc était le seul depuis lequel il était possible de se casser la gueule, l’expliquer à cette personne, et s’excuser pour le dérangement.
Mais rien, rien. Ça devenait bien trop insupportable, alors j’ai décidé de m’amuser un peu avec eux. Je me suis tourné vers eux en me bouchant ostensiblement les oreilles de mes index en prenant bien soin d’é-ca-rter les coudes vers l’extérieur, pour bien pousser la réalité dans ses retranchements, pour essayer de la faire éclater, mais rien. Je n’existais pas. Il a fallu que je me mette debout sur leur banc pour que le maigre à capuche daigne me regarder et que le gros baisse son téléphone. « La vie c’est comme la bicyclette, il suffit de pédaler pour ne pas perdre l’équilibre, la gourmandise, c’est l’art de créer du bonheur avec de la nourriture. » Ils n’ont pas compris, alors ils ont enlevé leurs écouteurs, simultanément.
« LA VIE C’EST COMME LA BICYCLETTE, IL SUFFIT DE PEDALER POUR NE PAS PERDRE L’EQUILIBRE »
Leur mine à pris un tour circonspect, qui a viré à la peur quand ils m’ont vu continuer à dire toujours la même chose en écartant progressivement les bras et en donnant à ma voix un tour de plus en plus mystique pendant que j’essayais de révulser mes yeux. « LA GOURMANDISE, C’EST L’ART DE CREER DU BONHEUR AVEC DE LA NOURRITURE ». Ils sont partis. Je me suis installé sur leur banc pendant que je les voyais finir de s’éloigner, jetant ça et là des regards en arrière pour vérifier que le fou ne les suivait pas. J’ai allumé une cigarette de la victoire au goût amer. Dans le froid de cette place de la vallée des Contamines, j’étais toujours dans le musée. Sans porte de sortie possible. Sans ailleurs. Par terre, je voyais les premières feuilles de l’automne. Je repars demain matin. J’ai fait mes courses pour quatre jours, il est possible que je ne voie que de la montagne pendant quelques temps.
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« Sigrid Taggins – Le livre de la guidance »
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Si je suis guidée, le guide peut m’amener sur des chemins de traverse, voir dans des impasses Si je guide, je peux moi-même amener sur des chemins erronés Si je fais appel à mon guide intérieur, celui-ci peut m’illusionner. Car mes intuitions peuvent être liées à l’émotionnel, aux sentiments
Alors je m’interroge, mais la troisième solution reste la Meilleure.
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Guidant : Alain L. Conseiller en ingénierie culturelle
Guidée : Flore K, développeur de projets culturels
La relation de guidance n’est pas une relation de pouvoir, quand bien même l’un attend de l’autre un peu plus que l’autre apparemment n’est censé donner… Avec Flore, dont j’accompagne à titre amical le début de son parcours professionnel, il se pourrait bien que les échanges s’inversent un jour… Il s’agit d’être guidé vers sa propre autonomie ; d’une mise en mouvement, plutôt que la recherche d’un résultat.
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Mathieu Fury L’aiguille du Midi, série des paysages orientés.
Ces deux photos ont été prises par Mathieu Fury à l’occasion de sa résidence à la maison forte de Haute Cour, dans le cadre de la sixième édition du Mont-Blanc Photo Festival. Ce projet s’articule autour des notions de panorama et de belvédère, et questionne le rapport que l’homme entretient avec le paysage. Le belvédère de l’aiguille du midi témoigne d’une époque où le tourisme se démocratise. Rendu plus accessible au plus grand nombre par les construction d’un architecture rude, bétonnée et froide, celle-ci offre paradoxalement au spectateur la possibilité d’une rencontre intime avec un paysage majestueux qui célèbre le Beau.
Sur ces deux images, Mathieu Fury s’attache à montrer la manière dont le regard et la posture deviennent les seules possibilités de fuite, de « plongeon » et d’inclusion dans le paysage.
Les Rivages du siècle (Lettre XV, pp. 105-118).
Illustration : Max Ernst – Time and Duration
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1 comment
Une lettre juste, à l’écriture maîtrisée qui donne envie de lire l’ensemble du roman.