Que lis-je ce matin dans le très sage Monde des universités ?
« Difficile d’ignorer, ces jours derniers, le tohu-bohu que génère ChatGPT. Imaginez-vous : ce nouvel algorithme, certes sommet du génie humain, pourrait permettre à n’importe qui de devenir diplômé. Cet agent conversationnel en libre accès est en effet, de toute évidence, capable de rédiger une large part des devoirs nécessaires à l’obtention d’un titre universitaire.
Jugez donc : mis par exemple en face d’un thème de dissertation classique tel que l’influence de la technique sur la société, voici ce que ChatGPT est capable de produire – je ne retranscrirai que les premiers paragraphes, mais tout un chacun pourra facilement aller estimer lui-même de la qualité des travaux de l’algorithme.
Si une machine est désormais capable de produire un tel écrit, que vaudront à terme nos chers diplômes, pourtant si nécessaires face à la recrudescence du complotisme, du populisme et des fake news ?
Je rappellerai ici rapidement que cet algorithme ou, plus précisément, ce modèle de langage génératif, a été entraîné sur une colossale masse de textes en tous genres, qu’il a lus afin de saisir – à sa manière – la logique du langage en général, et des langues dans lesquelles il s’exprime en particulier. Aussi peut-on dire – au risque d’un raccourci que les plus pointus me pardonneront sans nul doute avec bienveillance – que, non pas la compréhension, mais la préhension toute mathématique que ChatGPT a acquise sur nos langues est un condensé de moyennes : ainsi cet algorithme est-il, intrinsèquement et littéralement, médiocre.
D’où la redoutable menace qu’il constitue pour notre précieux enseignement supérieur, dont le pourtant complotiste et pro-russe E. Todd avait si justement relevé qu’il est avant tout – hormis dans les sciences dures – un long processus de mise en conformité : une fois muni de ce générateur infini de propos autorisés, qui empêchera un dissident – un trumpiste – un complotiste – un réactionnaire – un antivax – un platiste – un pro-russe – un communiste – Vladimir Poutine lui-même – une belette – que sais-je encore – de parvenir jusqu’au diplôme de l’un de nos établissements les plus distingués dans la conformité ? Et qui devra donc écouter la population, quand n’importe quel charlatan pourra se targuer d’un diplôme universitaire obtenu secrètement via ChatGPT ? »
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Bigre.
Je n’aimerais pas être à la place des hauts pontifes trônant en nos grandes écoles et universités ; et à vrai dire je comprends fort bien le vent de panique qui semble se propager parmi eux, à mesure que leurs élèves recourent à ChatGPT pour certains de leurs devoirs – ce qui, soit dit en passant et au vu des performances actuelles de cette IA, en dit long, très long sur les compétences réelles de la caste dont il serait complotiste que de la prétendre incompétente.
Ces divers établissements ont amplement raison d’interdire cet outil, qui est en effet d’ores et déjà capable de faire tout aussi bien que ce que l’on entend à la télévision ou lit dans les journaux – en ces temps de vaches maigres et de pécunes rares, il y aurait d’ailleurs peut-être quelques économies à faire de ce côté.
Mais je crains fort pour notre noblesse de diplôme qu’il risque de devenir chaque jour plus patent, à mesure que se diffuse et se perfectionne ChatGPT, de ce que ses précieux tampons ne distinguent plus, très littéralement, que des robots ; de ce que l’enseignement supérieur n’est plus qu’un conglomérat de chaînes de production déversant sur la société des bataillons entiers de machines à ingurgiter, égaliser et recracher, sans oublier jamais de limer la moindre aspérité ; et qu’ainsi cette infrastructure mécanico-intellectuelle ne fait guère que générer, en bout de course, une authentique pensée d’écrou, digne d’individus dont l’existence dépend de leur succès aux différents contrôles de qualité, et que chaque tamponnage « certifié conforme » élève davantage au sein de cette pyramide de rouages parlants censée diriger scientifiquement nos si modernes, si complexes, et si rationnelles sociétés.
Quant à nous, qui devons vivre avec ce système mais tâchons de vivre le moins que possible pour lui : réjouissons-nous de ce coup du sort, de ce cadeau empoisonné que s’est fait à lui-même non pas la technique, mais bel et bien l’esprit machinique – et que le grand Rabelais eût peut-être qualifié par dérision de mirifique, en ce qu’il nous extrait à volonté la substantifique moëlle du très médiocre esprit mécanisé, de la grande Machine des moutons révérée. Car nous disposons désormais, à portée de main, d’un générateur exact et docile de ce contre quoi nous nous devons édifier.
Premier usage affreux qui s’offre à nous : la discrimination à l’endroit des pensées machinéennes. Désormais, tout auteur imitable de manière satisfaisante par ChatGPT verra indubitablement révélée sur son front la marque de la Bête – quelques-uns ont d’ailleurs déjà commencé d’user de ce procédé à l’égard de certains parmi nos paons et aliborons les plus distingués.
Autre usage possible, et qui a ma préférence : chasser le médiocre en nous. Car – si je n’erre – la pente de la facilité nous mènerait tous, au bout du bout, vers le tiède, le lisse, le médiocre : c’est-à-dire vers la phrase et la pensée de ChatGPT. Nous avons toujours au-dessus de nous le firmament des maîtres qu’il s’agit d’imiter – ce que la machine ne peut : ses échecs sont en ce domaine éclatants, et plutôt réjouissants. Et en outre nous trouvons maintenant, parmi le Pandémonium des multiples erreurs qu’il nous faut éviter, au moins l’un de ces démons – si ce n’est leur Prince – désormais apprivoisé, puisque nous pouvons convoquer à loisir la Médiocrité pour nous y confronter en comparant nos fruits aux siens et, ainsi, brûler la moindre trace de similarité. Pourchasser la bêtise demanda à Flaubert un monceau colossal de lectures et d’observations : s’il n’est pas aussi sec que l’originel, nous n’en disposons pas moins avec ChatGPT d’un fort beau – et infini ! – Dictionnaire des idées reçues.
Quant à nos nouveaux sorbonagres et sorbonicoles, ainsi qu’aux faramineuses étagères d’écrous qu’ils ont moulés – écrous au premier rang desquels pavoisent journalistes automates et communicants à ressort, et qui toisent la populace du haut de leur bac+5 totémisé – : je suis fort marri pour eux, et à vrai dire l’enfant naïf est arrivé sous une forme inattendue, mais désormais tout le monde verra que ces roitelets sont nus.