Publication originale dans le numéro 7 de la revue Espejo humeante https://espejohumeanterevista.wordpress.com/
Traduction de Lucas Favre
Elias s’éveilla avec son mal de tête habituel et les yeux secs, il aurait voulu rester dormir mais il devait travailler. Il se leva et tira les rideaux épais pour vérifier l’obscurité. Il se rassura en voyant la lune ; il pouvait sortir.
En lavant son visage trapu, un doute lui vint : était-il attirant ? Il ne s’était jamais posé la question, prenait rarement le temps de se regarder, était toujours pressé. Il avait des difficultés à trouver le sommeil mais, une fois celui-ci atteint, il lui était difficile d’en sortir.
Il détestait le moment où il ouvrait les yeux, parce que cela voulait dire qu’il allait bientôt devoir rentrer dans des centaines de crânes étrangers pour les répertorier et signaler toute idée suspecte, et aider ainsi à prévenir les attentats contre la société.
Depuis le décret officiel, tous travaillaient la nuit et, la journée, tous dormaient.
La délinquance augmenta, dans l’obscurité l’on volait et l’on agressait sans être repéré, les hommes violaient les femmes qui se rendaient en marchant au bureau et les assassinats étaient le pain de chaque nuit.
Inverser le cycle du sommeil apportait trop de problèmes aux processus physiologiques humains, certains devenaient irritables et violents ; d’autres, déprimés et renfermés.
L’industrie pharmaceutique prospéra dans cette situation, accumulant les succès tels que la synthèse de l’hormone de croissance, la création d’une aspirine infaillible et celle d’une pilule pour raviver le désir sexuel.
Les vitamines et les nutriments qu’apportait l’exposition au soleil furent remplacés par des médicaments. Mais tous n’avaient pas les moyens de se les procurer, et par ailleurs ils prélevaient un lourd tribut sur les corps.
Elias faisait partie des « spéciaux », il assimilait bien les pilules de Alpha Medics et ce sans développer de complications hépatiques, aussi l’utilisa-t-on avec d’autres pour mener des expériences ; on les transforma en outils, accélérant leurs capacités mentales en les dotant de quelque chose proche de la télépathie et qui leur permettait l’accès à d’autres psychés.
Toutes les nuits ils remplissaient leur quota de trois cents esprits contrôlés, passant de pensées puériles sur le menu du dîner à des songes, comme celui où quelqu’un rêvait des rayons du soleil caressant sa peau, pendant qu’il prenait une margarita à la plage.
Ces jours étaient si loin ; désormais il ne s’agissait que de travailler, de dormir et de prendre des pilules. Vivre consistait en cela.
« Pourquoi une telle peur du soleil ? », demanda-t-il un jour, et les supérieurs lui racontèrent que la couche d’ozone avait été détruite par les produits chimiques, percée de toutes parts. Sortir de jour était mortel : en quelques secondes la peau brûlait, des plaies bouillonnantes surgissaient, des ampoules qui éclataient rapidement, et ceux qui survivaient développaient des cancers agressifs qui engendraient rapidement d’énormes tumeurs.
Elis vit l’horreur confirmée quand il dut passer des tests. Dans le bâtiment central d’Alpha Medics il vit une salle remplie de malades : c’était terrible, ça sentait le sang et le pus, il y avait des cris partout, des plaies ouvertes à la place de la peau. La douleur se ressentait dans le moindre regard. Le rouge vif des corps contrastait avec la blancheur des blouses. Il y avait aussi des sujets difformes, avec des bosses et des ventres gigantesques.
Après cela, Elias arrêta de poser des questions, accepta les traitements, tout valait mieux que cette salle. A son poste de travail, quand il s’en souvenait, il se disait : « Mieux vaut être ennuyé ou fatigué que souffrant. »
Il en était à l’esprit quatre-vingt-neuf quand il détecta une pensée suicidaire : un fou qui voulait mourir face au soleil. « L’ignorance », pensa-t-il sous son casque. S’il savait ce qui arrivait à la peau. C’était peut-être ce qu’il fallait à cet insensé : la punition de le vivre.
- Tu traînes, qu’est-ce qu’il se passe ?
- Rien, inspecteur. Je suis fatigué, j’ai mal dormi, j’ai besoin de meilleurs rideaux.
- Ils disent que le soleil a empiré.
Elias ne signala pas le suicidaire à son supérieur, ce type qui ne le quittait jamais et portait toujours son diadème d’immunité contre l’invasion mentale.
La journée terminait, l’aube grandissait. Le ciel abandonnait le noir pour se colorer en bleu royal, ce qui était comme un avertissement. Quand arriverait le bleu ciel, il faudrait avoir déjà regagné son lit.
- Allez, de toute manière il va le faire tout de suite. Demain je chercherai l’article dans le journal.
La vie d’Elias était un cycle interminable de travail ; toujours les mêmes pensées médiocres accompagnées d’actes ennuyeux. La carence en vitamine D rendait acariâtres les gens qui, même médicamentés, restaient émotionnellement isolés, sans aucune envie d’être avec d’autres, et moins encore de parler ou de découvrir ce qu’eux-mêmes étaient devenus dans leur vie nocturne. Ils ne semblaient plus humains, ce n’était plus que de grosses boules naines à la peau pâle, avec de grands yeux aux pupilles dilatées. Ni leur comportement ni leur aspect ne correspondaient à ce qu’elles avaient été.
- Peut-être que ce n’était pas une idée si délirante, pourquoi donc restons-vous vivants ?
Et les questions revinrent à Elias, mais quand il chercha des informations sur le suicidaire il ne trouva rien, il chercha même dans les esprits sans rien trouver.
Trois jours passèrent et, à sa surprise, il a dû le contrôler à nouveau. Ses idées étaient comme un rêve, il ne les comprenait pas. Il a tendu tous ses efforts pour trouver quelque chose et y est finalement arrivé : un souvenir, la sensation de ce que le soleil ne blessait pas. La douleur arrivait après, causée non pas par l’astre, mais par les armes avec lesquelles l’avait arrêté la garde.
Que s’était-il passé ? Il n’était pas mort, blessé oui, mais ce n’était ni des brûlures ni des tumeurs, c’était des coups.
- Superviseur, vous pouvez venir ?
Et Elias lui donna un violent coup de casque qui l’assomma ; il lui enleva le diadème et entra dans son esprit. Il découvrit tout :
La couche d’ozone était intacte, le soleil ne causait aucun dommage, il s’agissait seulement de vendre des pilules et des traitements médicaux. Le gouvernement était un simulacre tenu par Alpha Medics.
Elias fut puni pour avoir agressé son supérieur ; on l’obligea à prendre un cocktail de médicaments par lequel on parvint à lui faire oublier la vérité. On bloqua sa télépathie et on le transféra.
Sans que cela fût prévu, le traitement effaça également son insomnie et, au fil des heures de sommeil, les cernes disparurent. Maintenant il se regardait dans la glace et se trouvait assez sympathique.
Il n’avait jamais goûté de margarita, mais il en avait envie.