Dire que le management s’est subrepticement invité dans nos existences et loge désormais dans tous les coins personnels et les recoins professionnels de nos vies contemporaines, peut aujourd’hui passer pour une banalité ; dire que cette annexion fut annoncée dès ses origines, dans les Principes du Management Scientifique que Taylor publie en 1911, invite à quitter la position de l’indifférence désillusionnée pour questionner la nature d’un projet promis à un tel succès.
Ce que nous nommons « mouvement panorganisationnel »[1] désigne une phénoménologie du management dont le destin, nous le détaillerons plus bas, est liée à la catégorie centrale d’ « organisation ». Il s’agit plus précisément d’un chiasme entre le devenir-monde de l’Organisation et le devenir-Organisation du monde : d’une part, le monde se remplit d’organisations à tel point que les zones vierges – réellement vierges – disparaissent progressivement de la planète (pensons au tourisme de l’extrême, à la présence ubiquitaire des Organisations Non Gouvernementales, à l’exploitation des fonds sous-marins, etc., …et même à l’aventure spatiale !). Si beaucoup parlent de « mondialisation » pour qualifier l’extension et l’intensification des flux de marchandises, d’informations et d’hommes à l’échelle du globe, nous préférons ainsi quant à nous pointer l’action colonisatrice et impérialiste de la rationalité managériale. D’autre part, il appert que toute forme de vie collective prend aujourd’hui la forme privilégiée de l’organisation : que ce soit l’école, l’hôpital, l’université, les collectivités territoriales, les ministères, les associations, etc., lequel de ces ensembles échappe à la mise en œuvre de méthodes de management, des pratiques d’évaluation jusqu’à la création de tableaux de bord en passant par l’intégration d’un système d’information ? S’observe déjà ici, à travers cette description phénoménologique, un point nodal du mouvement panorganisationnel : à savoir l’effacement du caractère institutionnel des institutions qui se métamorphosent en organisations et, plutôt que d’assurer leur fonction symbolique et normative, se préoccupent obsessionnellement de leur fonctionnement et même de l’optimisation de ce dernier.
Poursuivons plus avant : le mouvement panorganisationnel, qu’il faut donc entendre dans sa double dimension ontique et ontologique, se traduit sur le plan existential par ceci que nous sommes en effet devenus des êtres-jetés-dans-les-organisations. Cette thèse relève de l’évidence, mais tout comme la lettre dans la nouvelle d’Edgar Poe, ce qui se trouve devant nous ne saute pas nécessairement aux yeux. À quoi ressemble, concrètement, une vie postmoderne ? Nous naissons dans une maternité, puis sommes placés en crèche ou gardés par une assistante maternelle agréée par la Protection Maternelle et Infantile, nous entrons en maternelle avant de gagner successivement l’école élémentaire, le collège puis le lycée. Certains intégreront l’université, d’autres des écoles. Tous chercheront, quel que soit leur niveau d’études, à trouver un emploi, et si hélas ils n’y parviennent guère, seront pris en charge par les pouvoirs publics (comme Pôle Emploi) et les associations (comme les missions locales). Sortis d’une harassante journée de travail, nous nous adonnons à des pratiques sportives et culturelles, fréquentons les restaurants et préparons déjà nos futures vacances en comparant les devis que les voyagistes nous ont fait parvenir. Craignant l’ennui une fois la retraite arrivée, nous nous engageons dans de multiples activités associatives, à tel point que nos enfants affirment que « notre emploi du temps est plus chargé que celui d’un ministre ». Vient enfin le temps de la maison de repos, et nous décédons de façon générale à l’hôpital avant que notre cadavre soit géré au cimetière. En somme, de notre naissance à notre disparition, notre passage sur cette terre est aujourd’hui essentiellement marqué par notre rapport, direct ou indirect, à l’organisation et au management.
Ajoutons enfin un dernier élément de compréhension à propos de notre premier point : si nous parlons de « mouvement » et de « devenir », c’est non seulement pour pointer un processus en cours, celui de la managérialisation du monde et de la vie décrite ci-dessus, mais en outre, et plus principiellement, pour souligner que le management est mouvement permanent. Il n’existe guère d’état que l’on appelle « organisation » (organization), mais un ensemble de processus continuels qui n’ont de cesse de s’exercer (organizing). Cela n’est pas sans faire penser au « travail » tel que le définit Hannah Arendt dans sa belle et perspicace Condition de l’homme moderne : au rebours de l’œuvre qui s’inscrit dans la durée et fournit un cadre stable à l’action et à la parole politiques, le travail suit les rythmes biologiques du corps et se trouve asservi à l’éternel retour de la production et de la consommation. De même, le management instaure un régime de mouvement permanent, si bien que le changement, sous la forme de l’amélioration continue, et la crise, sous la forme de l’innovation, ne constituent plus une phase de transition entre deux états, mais se sont érigés en norme : pour le dire avec Walter Benjamin, « l’exception est devenue la règle », et c’est la raison pour laquelle les discours de l’adaptation, de la flexibilité, de l’agilité, de l’employabilité, des carrières nomades, etc., connaissent un tel succès auprès des populations des managers et des consultants. Et de ce point de vue, la fameuse et fumeuse « Génération Y », dont l’inconsistance sociologique a bien été établie, joue le même rôle que Stakhanov dans les mines du Donbass : celui d’un mythe, au sens que Georges Sorel donne à ce concept, dont la vocation est d’encourager toute la société à épouser le projet de la société managériale de l’information et de la connaissance.
Mais revenons à présent, après cette entame phénoménologique, au management en tant que tel. Que désigne-t-on plus précisément par ce terme américain à l’origine italienne (maneggiare) et latine (manus) ? Gardons tout d’abord à l’esprit que le management est une science : il n’est en effet de management que scientifique. Voici une remarque qui pourrait paraître inoffensive mais dont l’enjeu est pourtant absolument fondamental : en effet, trop d’entre nous considèrent que tout responsable ou tout chef d’équipe (tout « n+1 » comme l’on dit) doit être qualifié de « manager ». C’est une affirmation fausse. Elle témoigne d’une part de la défaite idéologique et culturelle des Français et des Européens qui, non seulement alignent leur vocabulaire sur celui des États-Unis, mais en outre importent des pratiques américaines plutôt que de se plonger dans leurs propres héritages et histoires. Elle nous apprend d’autre part que le terme de « manager » rencontre un tel succès que l’on ne s’interroge plus sur son sens précis.
Par management, il faut donc entendre en premier lieu un corpus de connaissances scientifiques qui se constitua au fur et à mesure de la Révolution Industrielle mais dont la première formulation systématique fut donnée en 1911 par Taylor, dans ses fameux Principes du Management Scientifique. Depuis lors, les études organisationnelles se développèrent de manière fulgurante, gagnant tout d’abord les départements universitaires de psychologie (« psychologie industrielle », « psychologie sociale », « psychologie du travail »), de sociologie (« sociologie des organisations », « sociologie du travail »), d’économie (« économie de la firme ») avant que la prestigieuse institution n’accueille des sections entièrement dédiées à l’analyse des organisations. Il s’agit d’une histoire récente : pour prendre le cas de la France, le premier Institut d’Administration des Entreprises (IAE) fut crée en 1955 sous l’impulsion du philosophe Gaston Berger alors que la première agrégation du supérieur en sciences de gestion (permettant l’accès au professorat d’université) eut lieu en 1976. Ainsi donc, on ne naît pas « manager », comme on peut l’entendre ici ou là, mais on vient apprendre le management sur les bancs de l’Université car il s’agit d’un savoir spécifique accumulé depuis plus d’un siècle et transmis par des « enseignants-chercheurs » à des étudiants. Si bien que l’on ne saurait s’improviser « philosophe du management », au même titre que la philosophie des mathématiques, la philosophie de la biologie ou la philosophie de l’économie requiert la connaissance de son objet, c’est-à-dire d’un corpus scientifique.
On pourra ensuite remarquer que les principaux théoriciens du management furent des ingénieurs : que l’on pense à Charles Babbage, qui publia en 1833 un Traité de l’Économie des Manufactures et des Machines, à Taylor ou encore à Herbert Simon, qui fut primé du Prix de la Banque de Suède (faussement appelé Prix Nobel d’Économie) en 1978, ces trois grands jalons de l’histoire du management s’appliquèrent à reproduire la logique ingénierique à l’organisation du travail (la rationalisation de l’atelier de production) et au travail de l’organisation (par exemple, pour Simon, au processus de prise de décision fondé sur la rationalité cognitive limitée). En d’autres termes, si le management est une science, il s’agit bien d’une technoscience au sens où elle n’est pas vouée à la contemplation mais à l’opérativité par le vecteur de la technique ; il s’inscrit de ce fait dans la lignée des sciences modernes auxquelles Francis Bacon, dans son Novum Organum, avait assigné une mission d’utilité plus que de recherche d’essence, redéfinissant la vérité par l’efficacité comme le feront plus tard les philosophes pragmatistes. Le management appartient à cet ensemble de dispositifs que Heidegger nommait le Gestell, et qui n’ont d’autre vocation que d’arraisonner le monde pour le rendre disponible et prêt à l’emploi.
Très bien. Le management est donc une techno-science : mais qu’étudie alors cette science ? Quel type de savoir se trouve transmis dans les Écoles de commerce (Business Schools) et les Instituts d’Administration des Entreprises ? Suivons Taylor qui énonce à plusieurs reprises cette formule frappante : « Harmony, not discord ; Cooperation, not individualism ». Le taylorisme se définit avant tout par son pacifisme qui s’oppose à tout type de conflit : aussi bien celui qui proviendrait de la lutte des classes, dont le Manifeste du Parti Communiste fait le moteur de l’histoire et le levier du renversement des classes dominantes par les classes opprimées, que celui qui émanerait de la rencontre d’intérêts individuels divergents. Le management ne rejoint ni le holisme marxiste, ni l’individualisme bourgeois ; c’est d’ailleurs en cela qu’il ne faut guère le confondre avec le capitalisme et qu’il fraye un mode de gouvernement inédit et étranger à l’État-Nation. Le management se définit bien comme une science de la coopération, ou de la programmation de la coopération : comment faire en sorte que des individus puissent travailler ensemble de manière efficace ? Telle est la question qui peut servir de fil directeur à l’histoire de la science des organisations.
Au fond, le management se constitue comme la science qui permet au projet industrialiste de Claude-Henri de Saint Simon de prendre forme et matière. Entre 1802 et 1825, après une première vie d’entrepreneur et de voyageur, ce dernier se consacre entièrement à l’écriture, car il juge que la Révolution Française, dont il faut louer l’élan, n’a pas encore accouché des promesses qu’elle portait en germe. Si des idées neuves et salvatrices ont triomphé, force est néanmoins de constater que la vieille caste métaphysicienne, celle des juristes notamment, est toujours en place et prolonge le modèle de l’Ancien Régime centré sur l’État. Contre ces chasses gardées, il est aussi urgent qu’expédient de promouvoir l’idéal moderne de la Science : les nouveaux prêtres seront les intellectuels et ils détiendront la légitimité su savoir ; les nouveaux hommes d’action seront les industriels, nouvel idéaltype de l’individu productif qui s’étend au-delà de l’industriel au sens strict, et ils auront vocation à administrer efficacement les entreprises, et l’État comme une Entreprise, en suivant les canons de la rationalité. C’est ainsi qu’avec Saint Simon se fait jour un projet gouvernemental tout à fait unique : celui-ci n’est pas assimilable à l’économie politique qu’il dépasse par l’industrie, ni subsumable sous l’étiquette de philosophie politique qui reste encore trop attachée au droit et à l’État. Tout doit désormais se penser en termes d’administration, ce que précisément nous nommons aujourd’hui management scientifique.
Le projet coopératif de Saint Simon et Taylor se heurte toutefois à un obstacle de taille. Il faut ici garder à l’esprit le phénomène de l’exode rural pour comprendre cela : les paysans ne sont guère portés à respecter scrupuleusement les horaires ; ils ont plutôt pour habitude de se mouvoir de façon libre et autonome dans un espace conséquent ; ils sont enracinés dans leur famille, leur village et leur paroisse ; ils vivent globalement selon le rythme et les caprices de la nature ; le travail à l’usine fut pendant une période saisonnier, en ce sens que les paysans se rendaient en ville pendant les jours d’hiver avant de regagner les champs au printemps ; le nombre de jours travaillés est très largement inférieur à celui du monde usinier. En d’autres termes, leur mode d’existence se révèle tout à fait incompatible avec celui que Taylor imagine ; en effet, le management scientifique implique de transformer le paysan en ouvrier, c’est-à-dire de lui substituer une « attitude mentale » (le terme est de Taylor lui-même) à une autre. L’ouvrier devra se montrer fidèle à l’entreprise, apprendre une seule et unique façon de faire les choses[2], se limiter à une seule tâche, être lui-même source d’amélioration tout en acceptant la séparation entre la conception (dévolue à l’ingénieur) et l’exécution (à laquelle il doit se cantonner), respecter le temps mécanique de l’horloge, comprendre qu’il participe au grand dessein de la prospérité générale. Au lieu de considérer le travail comme un moyen de vivre, il devient une fin en lui-même si bien que tous les comportements liés à la paresse et à la fainéantise, y compris dans la sphère privée, se trouvent condamnés et pourchassés.
Se dessine ici la matière première du management, ce sur quoi il opère : le désir de l’homme, l’énigme métaphysique du premier moteur humain. Car, de même qu’Aristote mettait un terme à la régression des causes en désignant le Premier Moteur qui meut sans être mu, de même l’action humaine s’explique en dernier ressort par l’hypothèse du désir. Dans son cours de 1972-1973 au Collège de France, La société punitive, que l’on suppose être préparatoire à Surveiller et Punir, Foucault part du postulat anthropologique suivant : « Le temps et la vie de l’homme ne sont pas par nature travail, ils sont plaisir, discontinuité, fête, repos, besoin, instants, hasard, violence, etc. »[3]. La vie est expression luxuriante et désordonnée du désir, anarchie des affects, d’où le rôle du management énoncé dès la phrase suivante : « Or, c’est toute cette énergie explosive qu’il faut transformer en une force de travail continue et continuellement offerte sur le marché ». Plus précisément ; « Ce qui est en question, […], c’est un rapport de fixation à l’appareil de production »[4] . Si le développement des institutions judiciaire et carcérale s’avère efficace pour lutter contre la déprédation (vols, sabotages, …), la question qui hante l’employeur est celle de la dissipation de l’énergie qui prend la forme de « l’absentéisme, des retards, de la paresse, des fêtes, de la débauche, du nomadisme, bref, de tout ce qui est de l’ordre de l’irrégularité, de la mobilité dans l’espace »[5]. D’où ces techniques de gouvernement disciplinaire que sont le quadrillage du temps et de l’espace. Toutefois, alors que Foucault perçut génialement la mise en place d’un contrôle continu visant à transformer le temps en production, il resta centré sur la question de la fixation et du branchement du désir, c’est-à-dire sur l’apprentissage d’une immobilité corporelle (« la docilité des corps »), sans aborder la question de l’alignement du désir des employés sur celui de l’employeur. Et pourtant, cet aspect est déjà bien présent chez Taylor, et connut une importance grandissante au fur et à mesure du développement et de la sophistication des techniques managériales. Comme le note Frédéric Lordon, si la mobilisation est bien ce qui fait mouvoir les corps[6], alors elle est « affaire de colinéarité : il s’agit d’aligner le désir des enrôlés sur le désir-maître. Dit autrement, si le conatus[7] à enrôler est une force allante d’une certaine intensité, il s’agit de lui donner sa « bonne » orientation, c’est-à-dire une direction conforme à la direction du conatus patronal (que celui-ci soit un individu ou une organisation) »[8].
À la lueur des développements précédents, on peut alors définir le management comme le gouvernement du désir humain en vue de la coopération efficace. Précisons encore cela. Il va de soi que la transformation des paysans en classe ouvrière a pour corollaire le déracinement le plus complet de ces hommes qui quittent les solidarités traditionnelles de la campagne pour s’implanter dans un univers d’individualisme et d’anonymat. Voilà qui ne facilite pas l’esprit coopératif dans l’atelier : c’est pourquoi les théoriciens du management, dès les années 1930 et l’école des relations humaines, se donnent précisément pour finalité de reconstruire un cadre d’appartenance artificiel, une socialisation tertiaire en quelque sorte. Lecteur des travaux d’anthropologie, le psychologue Elton Mayo saisit parfaitement que le partage de références communes augmente le rendement des équipes. Tout l’art de l’intervention consiste précisément en ce que le groupe adopte une norme productive, c’est-à-dire accepte de donner un sens à son existence en faisant sien les standards de l’organisation : la psychologie sociale s’y épanouira qui étudiera les processus d’influence, la prise de décision, le leadership, les préjugés et les stéréotypes, etc. En d’autres termes, il apparaît réducteur de narrer l’histoire du management en décrivant de façon successive les deux modalités de la motivation : il y aurait eu dans un premier temps l’entretien du désir par des facteurs extrinsèques, liés à la consommation de ce qui est produit, et qui caractériserait le projet fordiste dont le terme correspond à la fin des Trente Glorieuses, puis dans un second temps les techniques de motivation intrinsèque fondées sur la valorisation du travail lui-même (autonomie, polyvalence, responsabilisation, projet, coaching, etc.) et non plus de ses avantages. Non, le corpus managérial a toujours reconnu le pouvoir de ces deux facettes du désir, et Taylor se donnait autant de peine à concevoir des carottes et des bâtons (par exemple avec le salaire à la pièce) que d’entretenir le désir (par les encouragements, par les explications données, par les relations fraternelles).
Oui, par les relatons fraternelles. Il est en effet tout à fait frappant de s’arrêter sur l’adjectif que Taylor accole à plusieurs reprises au nom commun « coopération » : « friendly cooperation ». Que vient donc faire l’amitié dans l’ouvrage fondateur du management scientifique ? Selon nous, il s’agit ni plus ni moins de la clef de voûte du système. Le lecteur se souviendra que Saint Simon, un siècle avant notre ingénieur américain, avait achevé sa vie en publiant un Nouveau Christianisme qui fit de l’entreprise et de l’industrie les vecteurs de la fraternité, valeur cardinale d’un christianisme revenu à ses sources et enfin débarrassé des magistères inutiles et contre-productifs. Taylor poursuit fidèlement le mouvement de sécularisation. En effet, cette amitié qu’il place tant à l’origine qu’à la finalité de la doctrine managériale, n’est autre que celle qu’il expérimenta dans le cadre de son appartenance à la Société des Amis sous la bannière de laquelle se regroupent ceux que nommons Quakers, en raison des tremblements dont ils sont pris lorsqu’ils entrent en transe. La Société des Amis refuse aussi bien le magistère de l’Église, les fidèles catholiques se soumettant à la médiation de la messe pour communier avec leur Dieu, que l’autorité des Écritures qui caractérise la tradition protestante (sola scriptura, sola fide, sola gratia, sola Christus, sola Deo gloria) : seule compte l’illumination intérieure, cette présence de l’étincelle divine, que les heureux bénéficiaires ont à charge de transmettre à leur frère. Il faut en outre compter parmi les valeurs centrales des Quakers celle du travail, signe de la grâce divine comme chez les calvinistes, et aussi la paix (la Société Religieuse des Amis reçut le Prix Nobel de la Paix en 1947). Le projet managérial s’éclaire alors d’un nouveau jour : ayant reçu l’illumination de la performance, notion aussi bien économique que morale voire religieuse, par l’organisation scientifique du travail, Taylor s’efforce de penser l’usine comme le lieu d’une nouvelle fraternité duquel serait exclu tout type de conflits, que ces derniers relèvent de la logique de classe ou de l’intérêt individuel. En ce sens, le management procède à la fois de l’utopie, car le réalisme impose de reconnaître la nature polémique de l’être humain, et du messianisme sécularisé, car il s’agit d’un projet religieux qui s’accomplit dans l’industrie. Aussi, concevoir dès le début que le management ne concerne pas la seule entreprise mais l’ensemble des activités humaines consiste bien à poser les jalons de la gouvernance internationale.
Le projet du management s’énonce donc de façon beaucoup plus complète que la seule organisation scientifique du travail à laquelle l’on tend trop souvent à réduire l’apport de Taylor. Néanmoins, il convient à présent de prendre en compte la grande révolution scientifique du XXe siècle dont les principes allaient bouleverser l’ensemble des sciences en général et la science des organisations en particulier : nous voulons bien sûr parler de la cybernétique[9]. Celle-ci est en effet l’indispensable clef nécessaire à la compréhension du passage de la modernité à la postmodernité, de la société industrielle à la société postindustrielle, de l’économie de la production à l’économie de l’information : et loin de limiter son influence au champ scientifique, elle a également profondément influencé les philosophes dits postmodernes[10].
Cette dernière se trouve au croisement de deux concepts scientifiques : ceux de l’information et de l’organisation. Soulignons qu’il ne faudrait pas entendre ces deux termes dans leur sens courant, car c’est là le point de départ des anachronismes du type : « Mais les sociétés se sont toujours organisées », « l’homme a toujours communiqué », etc.
Commençons par le concept d’organisation. François Jacob, dans La logique du vivant, fait observer que le concept d’organisation apparaît en biologie à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles et remplace la structure visible comme grille d’analyse du vivant : fini les taxinomies, place à l’étude du fonctionnement ! La lecture de la Philosophie zoologique de Lamarck, publiée en 1809, le confirme puisqu’on y observe l’omniprésence du terme pour désigner ce que Claude Bernard, dans l’Introduction à la médecine expérimentale de 1865 appellera « milieu intérieur », et Walter Cannon en 1932 dans Wisdom of the body « homéostasie » : à savoir la régulation des éléments internes au système qui permette à ce dernier de conserver son équilibre malgré les contraintes extérieures. Notons au passage l’extension de ce concept sous la forme de celui de « réseau » dans la philosophie de Saint Simon qui bâtit son système à partir de la distinction lamarckienne des corps bruts, caractérisés par la prédominance des solides, et des corps organisés, marqués par l’hégémonie des fluides. L’organisation n’est donc pas un concept vraiment neuf quand se tinrent les conférences Macy dans les années 1940. Et l’on notera la présence de ce concept chez des auteurs du management, comme Mary Parket Follet, qui fait grand cas des influences réciproques et des boucles itératives, et de Chester Barnard qui définit l’organisation formelle comme un système de coopération finalisé.
Petit aparté : le concept de système est lui aussi déjà bien établi. On en trouve une définition saisissante chez Condorcet en 1798 dans son Traité des systèmes qui s’ouvre ainsi : « Un système n’est autre chose que la disposition des différentes parties d’un art ou d’une science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement, et où les dernières s’expliquent par les premières ». En somme, le système est à la théorie ce que l’organisation est au corps : un ensemble relativement fermé d’éléments qui ne reconnaissent comme dépendance que celle qu’ils exercent les uns sur les autres. On retrouvera alors fort logiquement le terme, dans le contexte historique de rationalisation du travail qu’est la Révolution Industrielle, sous la plume de Charles Babbage en 1833 dans son Traité sur l’économie des machines et des manufactures ; sous celle de Charles Pierre Lefebvre de Laboulaye en 1880 dans son Économie des machines et des manufactures ; et bien sûr en 1911 sous celle de Taylor dans ses Principes du Management scientifique. Dans les trois cas, il s’agit de promouvoir un ensemble structuré et cohérent dans une visée de « performance », et de mettre fin aux tâtonnements de la tradition artisanale.
Le tour de force de la cybernétique fut en réalité d’articuler à l’organisation une seconde notion scientifique, celle d’information. À suivre Jérôme Segal, auteur d’une monumentale Histoire de la notion scientifique d’information, Le Zéro et le Un, la scientificité du concept d’information se forgerait dans la première partie du XXe siècle au confluent de trois disciplines :
- La physique : ce sont ici principalement les travaux sur la cinétique des gaz (Szilard propose une nouvelle interprétation du démon de Maxwell en 1925) et en mécanique quantique (John von Neumann) ;
- La statistique : redéfinie par Fischer dans les années 1920 comme l’extraction d’information d’une masse de données ;
- Les télécommunications : avec les travaux sur les méthodes de codage menés au sein de la Bell Telephone Company.
L’entropie est l’opérateur conceptuel qui réalise la liaison entre l’organisation et l’information. Écoutons Wiener en 1948 : « La notion de quantité d’information se rattache très naturellement à une notion classique en mécanique statistique : celle d’entropie. Tout comme la quantité d’information dans un système est la mesure de son degré d’organisation, l’entropie d’un système est la mesure de son degré de désorganisation ; l’un est simplement le négatif de l’autre »[11]. L’organisation, parce qu’elle contient l’information adéquate, résiste à la tendance générale de l’univers, à savoir la désagrégation et l’homogénéisation. En d’autres termes, l’organisation est une exception tant statistique qu’ontologique. Rapporté au management, cela signifie que ce dernier se définit comme le « gouvernement de l’exception permanente » : il est bien un ensemble de dispositifs de maintien de l’état d’exception organisationnel, d’où la centralité des thèmes de l’adaptation, de la flexibilité, de l’employabilité, du changement permanent, de l’amélioration continue, de l’apprentissage, du projet, etc. Et de ce point de vue, le coaching est un processus d’accompagnement destiné à adapter les représentations et les comportements de l’individu à ce climat de crise continue. On comprend alors que le modèle de la souveraineté, fondé sur l’absolu et la stabilité de la Loi, soit périmé et totalement dépassé par la nécessité vitale de l’ajustement qui suppose une évaluation permanente des processus en cours.
Mais revenons à l’articulation des concepts scientifiques d’organisation et d’information : cela prit la forme de la boucle de rétroaction qui associe dans sa circularité, de façon négative ou positive, la finalité, l’action, l’évaluation et le contrôle, et enfin la correction née de l’analyse des écarts, dans d’éternelles et problématiques conversions d’information en énergie et d’énergie en information autorisées par le jeu de la modélisation fonctionnelle. Je nommerai cette boucle « archi-modèle » pour signifier qu’elle se trouve à l’origine de la plupart des modèles scientifiques contemporains, c’est-à-dire pour souligner son rôle de matrice[12].
Aussitôt après la thématisation de cette boucle de rétroaction se constituent le management stratégique, en charge de définir les finalités, puis le contrôle de gestion en charge d’orienter les comportements vers les objectifs définis. Ce dernier atteint son développement maximal grâce aux systèmes d’information, puis à sa spécialisation portant sur le capital humain, la gestion des ressources humaines. De son côté, la gestion de la production intègrera la logique du flux tendu et le taylorisme deviendra toyotisme, ou encore Lean Management. Enfin, en tant que système ouvert, l’organisation interagit avec son environnement, ce dont sont en charge les fonctions de la veille, de l’achat et du marketing. On notera également que la logique de l’apprentissage consiste à cultiver des feedbacks, soit négatifs, c’est-à-dire qui reconduisent l’action à la finalité poursuivie, soit positifs, c’est-à-dire qui améliorent les méthodes utilisées voire redéfinissent la finalité en cours de processus : tel est le rôle du management des connaissances et de l’intelligence collective qui ont actuellement le vent en poupe et expriment le cœur du projet managérial cybernétique.
Il nous reste à présent à conclure. Appuyons-nous pour cela sur une observation historique : que ce soit lors de son coup d’envoi avec Taylor ou lors de sa mutation cybernétique, le management reçut à chaque reprise son impulsion des États-Unis. Si bien qu’il faut se résoudre à conclure que le management est une science américaine du gouvernement du désir. L’utilitarisme, l’austère morale du travail et de l’épargne, le messianisme universaliste, le culte de l’action, le nomadisme, l’horizontalité, etc., constituent en effet des traits puissants de la civilisation américaine qui se trouve tout entière du côté de la Mer, de la fluidité, de la circulation (Saint Simon accoucha d’ailleurs de sa doctrine industrielle en revenant des États-Unis). Nous autres, Français voire Européens, appartenons à une autre tradition et à une autre histoire qui possèdent leurs propres références : l’administration plutôt que l’organisation, le mesnage plutôt que le manège, l’honneur plutôt que le contrat, la beauté plutôt que l’efficacité.
Dans son ouvrage Bound to lead, Joseph Nye met en évidence les nouveaux leviers du pouvoir global et de la conquête géopolitique : il s’agit de l’information, des capacités organisationnelles, de la définition des normes juridiques par lesquelles on rend ses adversaires captifs. C’est par ces vecteurs du soft power que la culture américaine parvient à s’imposer aux autres civilisations qui, pensant importer de simples techniques, reçoivent dans le même temps le choc de leur imaginaire. Ainsi du management, arme de pointe de la guerre cognitive en cours : à mettre en œuvre, sans aucun recul, toutes les méthodes apprises dans les business schools, privées ou publiques, les Français scient la branche sur laquelle ils sont assis, adoptent un rapport au monde étranger à leur histoire, et liquéfient voire liquident leur sens de la Terre.
B. Rappin, 2017
[1] Baptiste Rappin, Au fondement du Management. Théologie de l’Organisation – Volume 1, Nice, Éditions Ovadia, « Chemins de pensée », 2014.
[2] C’est le fameux « one best way » : appliquant les principes de la science newtonienne, l’ingénieur Taylor rationalise les mouvement (la distance) en chronométrant (le temps) les gestes des ouvriers : il s’agit tout simplement d’un calcul de vitesse qu’il s’agit de maximiser pour procéder à l’accélération optimale (dérivée de la vitesse en fonction du temps).
[3] Michel Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France 1972-1973, Paris, Gallimard / Seuil, « Hautes Études », 2013, p. 236.
[4] Ibid., p. 193.
[5] Loc. cit.
[6] Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique Éditions, 2010, p. 48.
[7] Lordon développe une philosophie économique dont il puise les postulats chez Spinoza. Aussi le conatus, cet effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, est-il la pierre angulaire de son ambitieux système. On peut considérer que le conatus est un autre nom du désir en tant que premier moteur humain.
[8] Ibid., p. 54.
[9] Nous pouvons conseiller au lecteur curieux de creuser cette piste en lisant l’ouvrage suivant : Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La découverte, « Sciences humaines et sociales », 1999.
[10] Céline Lafontaine, L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Paris, Éditions du Seuil, 2004. Dans La condition postmoderne. Rapport sur le savoir (Paris, Éditions de Minuit, « Critique », 1979), Jean-François Lyotard montre que la postmodernité est liée à la cybernétique et à la mutation du savoir.
[11] Norbert Wiener, La cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine, trad. Ronan Le roux, Robert Vallée et Nicole Vallé-Lévi, Paris, Éditions du Seuil, « Sources du savoir », 2014, p. 69.
[12] Pour plus de développements : Baptiste Rappin, Heidegger et la question du Management. Cybernétique, Information et Organisation à l’époque de la planétarisation, Nice, Éditions Ovadia, « Chemins de pensée », 2015, p. 272 sq.