De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer d’une part la seule prise en compte de la recherche dans la carrière des enseignants-chercheurs qui pourtant, comme leur nom l’indique, consacrent une moitié de leur temps de travail théorique à l’enseignement, et d’autre part la valorisation disproportionnée de la publication d’articles scientifiques classés dans l’évaluation de la qualité de la production d’un chercheur. Nous prendrons en considération ce second aspect, ainsi que le titre de la table ronde nous y invite, mais il faut bien garder en tête que la recherche, c’est-à-dire l’injonction à la production industrielle d’articles standardisés, ne saurait épuiser le sujet de l’identité professionnelle des enseignants-chercheurs.
Le titre de la table ronde hésite entre deux termes pour désigner l’activité scientifique : celui de « création » et celui de « production », laissant implicitement entendre que la noblesse du métier pourrait relever du premier, et qu’elle serait menacée par une transformation qui la mènerait vers quelque chose qui procèderait du second. Or, c’est une idée que je voudrais battre en brèche en rappelant que tant la création que la production convergent vers le même mot grec : la poiésis, qui désigne l’ensemble des activités dont la finalité est extrinsèque à l’acte même ou, dit autrement, qui possèdent un but qui leur est extérieur. De ce point de vue, le résultat prime sur le processus et, plus encore, lui donne sens. Ainsi la publication d’un article scientifique est-elle devenue le sens même de l’article scientifique et de l’activité du chercheur, et plus l’article paraîtra dans une revue prestigieuse, c’est-à-dire bien classée, plus l’article aura de sens et l’activité du chercheur valorisée. Se manifeste ici de manière particulièrement visible le registre de la détermination formelle de l’être-chercheur, qui en vient à se vivre sous la seule modalité de l’extériorisation codée de son activité cognitive. Une première question surgit à ce niveau de notre développement : l’activité scientifique peut-elle se penser exclusivement en termes de poiésis ? Ne relève-t-elle pas en partie de la praxis, c’est-à-dire d’une activité qui trouve son sens en elle-même car elle vise son seul et propre exercice ? D’où vient le portrait que Merton dressait des scientifiques qui adhéreraient aux quatre valeurs de l’universalisme, du désintéressement, du communalisme et du scepticisme organisé ? Du fait que, précisément, une grande partie de la satisfaction du métier de chercheur provient de l’acte même de recherche, c’est-à-dire de la production d’une connaissance vraie et justifiée, fût-elle locale et contextualisée. Une grande partie du malaise contemporain des chercheurs provient à mon sens de cette ignorance, tant institutionnelle (la gestion de carrière et ses critères) qu’individuelle (les stratégies de publication), de la praxis qui, certes, ne suffit pas à épuiser leur activité, mais me paraît constituer son cœur rayonnant.
Dire que la praxis se trouve aujourd’hui étouffée par la poiésis ne s’avère toutefois guère suffisant. De quelle poiésis est-il en effet question ? Il s’agit, nous l’avons déjà laissé entendre, d’un mode de production industriel dont les catégories essentielles sont, selon le livre I du Capital de Marx, le travail réel, le travail abstrait, la valeur d’usage et la valeur d’échange. L’activité concrète de transformation de la nature conduit à la production d’objets utilisés pour leurs fonctionnalités : par exemple, je fabrique une pelle pour pouvoir creuser un trou dans mon jardin et y planter un mirabellier. Dans le cas présent, le travail réel se trouve à l’origine d’une valeur d’usage. Mais comment échanger les objets sans un étalon commun qui puisse assurer leur comparaison et donc leur circulation ? Cet étalon commun est la monnaie, qui assure la convertibilité générale des choses en créant la possibilité d’attribuer une valeur d’échange à l’objet et de le transformer ainsi en marchandise. Reste donc à fixer la valeur d’échange : c’est la subsomption du travail réel sous le travail abstrait, c’est-à-dire sous la quantité de temps travaillé (par exemple : le nombre d’heures), qui permet de transformer la valeur d’usage en valeur d’échange. Sera ainsi considérée comme capitaliste toute activité spéculative, c’est-à-dire dire abstraite et formelle, de création de la plus-value à partir du travail réel (et plus particulièrement du surtravail). L’objet devenu marchandise est alors perçu à la fois en dehors de sa valeur d’usage et sans référence aux conditions concrètes de sa production : Marx parle alors de « fétichisme » pour désigner cette croyance en la naturalité des marchandises.
Dire que l’activité scientifique procède d’un mode de production industriel, c’est ainsi affirmer qu’elle peut se penser à partir du primat du travail abstrait et de la valeur d’échange sur le travail réel et la valeur d’usage. Mais dans ce cas très particulier, ce n’est plus l’argent qui, en tant qu’étalon, assure la convertibilité des marchandises, mais les articles scientifiques qui, en tant que monnaie cognitive, assurent la convertibilité des chercheurs (recrutements, promotions, distinctions, etc.). À l’image de ce que j’ai décrit plus haut, le travail réel et la valeur d’usage, c’est-à-dire les caractéristiques singulières du travail, s’effacent derrière la comptabilité sans visage des étoiles. La valeur d’usage du travail intellectuel, de la lecture et de l’écriture, c’est l’enrichissement, c’est la curiosité à jamais inassouvie, c’est la controverse et le débat, c’est le plaisir des moments partagés lors de colloques ou de journées d’étude, c’est encore la transmission ou encore l’empreinte que l’on laisse dans la vie intellectuelle. Bref, tout ce qui rend le travail intellectuel vivant et communautaire. La valeur d’échange, quant à elle, s’exprime en nombre d’étoiles ou d’articles publiés des revues auxquelles l’on rattache l’adjectif barbare « rankées » : elle est synonyme de travail mort et individuel. Advient alors le fétichisme des classements, qui, même pour les plus lucides d’entre nous, font office de boussole et orientent nos comportements ; pourtant, ces listes n’ont rien de naturel, elles sont une forme spéculative d’extériorisation de l’activité cognitive du chercheur. On en arrive au cœur du paradoxe qui me semble rendre en grande partie compte du mal-être existentiel des chercheurs : tandis que, d’un point de vue ontologique, le travail abstrait se trouve dépendant du travail réel (l’abstraction est toujours abstraction de quelque chose), c’est-à-dire les listes de revues du procès concret de l’activité intellectuelle, les classements ont acquis, d’un point de vue politique, une autonomie qui leur confère le caractère substantiel d’automate doué d’une vie propre, d’une volonté propre et d’un pouvoir propre. Alors, percevant et comprenant son travail réel à travers les yeux du travail abstrait et de la valeur d’échange, le chercheur devient étranger à sa propre subjectivité agissante, travaillante, éprouvante, ce que traduit bien le terme d’ « aliénation ».
Pourtant, la question posée par Marius Bertolucci invite à franchir un pas supplémentaire. Il souhaite en effet engager la réflexion sur le terrain de la managérialisation de la production : en d’autres termes, sur la production de la production si l’on tient que le management peut se définir comme organisation de la production. Ce redoublement du mot « production » fait signe vers un raisonnement que l’on nomme, en philosophie, « critique » : vers la détermination des conditions de possibilité, d’un a priori, d’une structure transcendantale. Par conséquent, formuler une critique de la production scientifique revient à exposer l’architecture logique et non-empirique de cette même production, les catégories fondamentales qui rendent possible la conversion du travail réel en travail abstrait, la transmutation de la valeur d’usage en valeur d’échange.
Je suis ici la percée opérée par Alfred Sohn-Rethel, figure méconnue et marginale de l’École de Francfort, dans son ouvrage La monnaie sous-titré L’argent comptant de l’a priori. Il y montre en effet comment la science galiléenne créa l’appareil conceptuel nécessaire à la formulation de la philosophie de la subjectivité transcendantale de Kant : on y retrouve en effet la même attitude de sujet pensant face au monde. De la même façon, l’implacable analyse du capitalisme opérée par Marx s’exprime dans les termes de l’imaginaire ouvert par la cinétique moderne. Tirons-en la leçon : l’a apriori ne peut se concevoir de façon universelle, indépendamment d’un contexte spatio-temporel : il s’inscrit, du point de vue de l’anthropologie, dans une histoire des institutions (Mary Douglas, Pierre Legendre) et, d’un point de vue ontologique, dans l’histoire de l’être et de sa donation (Martin Heidegger, Jean Vioulac).
Or, quel est le trait fondamental de l’époque planétaire que nous vivons ? Il s’agit de la phénoménalisation du monde comme organisation, ou information organisée, c’est-à-dire comme boucle de rétroaction. Cet état de fait procède de deux révolutions scientifiques consécutives : d’une part, la physique quantique qui, par le poids décisif qu’elle fait jouer aux appareils, opère la transformation de la phénoménologie en « phénoménotechnique » (Bachelard), et octroie de ce fait à la machine le statut de transcendantal ; d’autre part, la cybernétique, qui par l’héritage de l’algèbre de Boole et de la logique propositionnelle moderne qu’elle reçoit, crée la métastructure logicielle (les algorithmes) qui permet au transcendantal machinique de fonctionner, et de fonctionner sans cesse, sans fin, dans des actualisations incessantes de feedbacks.
Que devient un classement de revues scientifiques de ce point de vue ? Il s’agit d’une grille de codes binaires (a publié / n’a pas publié dans cette revue) dont la finalité est de permettre d’effectuer un traitement logique, c’est-à-dire algorithmique, des dossiers ; ces derniers, pour être traités, doivent désormais se présenter comme un ensemble d’informations identifiables qui peuvent être saisies dans la grille de codes et ainsi être traitées. Elles entrent de ce fait dans ce que la cybernétique nomme le contrôle, mot synonyme d’évaluation, phase qui conduit à deux issues comme dans toute boucle de rétroaction : soit une poursuite de l’asservissement de l’action aux finalités, soit un arrêt de l’action au nom de son inadaptation.
Cette ontologie informationnelle de la production scientifique m’amène à prononcer deux remarques conclusives :
- Je définirais à présent l’article scientifique comme la forme spéculative que prend l’œuvre, c’est-à-dire l’extériorisation spatiale et temporelle de la pensée, après l’opération de réduction informationnelle. Mais cette réduction est en outre une dénaturation : car si l’œuvre a vocation à s’inscrire dans la durée et à édifier un monde habitable, ainsi que le rappelle Hannah Arendt, l’information, quant à elle, n’a d’autre horizon que le temps réel. Cette absence de trace singulière ajoute au désarroi des chercheurs.
- Le rôle des commissions en charge de l’élaboration des listes de revue doit également être reconsidéré à l’aune des développements précédents. En effet, loin de relever d’une logique politique de décision, en ce sens que l’on y décèlerait des subjectivités délibérantes, le groupe d’experts se fait plutôt l’agent sinon inconscient du moins involontaire de la métastructure logicielle qui pilote le monde contemporain : tôt ou tard, son destin sera de céder la place à des programmes de traitement des big data, à moins que la machine n’ait encore besoin de l’humain comme d’une pile, ainsi que les frères Wachowski le laissent à voir dans leur célèbre Matrix.
Allocution prononcée lors du Congrès de la Société de Philosophie des Sciences de Gestion à Aix-en-Provence, le 5 juin 2018, dans le cadre d’une table ronde intitulée : « Vive la managérialisation de la création (production) scientifique ? »