Pour la « transition » écologique, détruisons la nature : tel est le mot d’ordre des technocrates qui imposent partout les infrastructures nécessaires à l’électrification croissante de nos sociétés et à la course illimitée à la puissance. Sur la montagne majestueuse de Lure, dans les monts de Vaucluse, des machines arrachent des arbres afin d’implanter des hectares de panneaux photovoltaïques, et les citoyens qui s’interposent sont chassés par les forces de l’ordre. Une offense contre laquelle s’élève l’écrivain Édouard Schaelchli[1].
« Il suffit d’imaginer. »
Jean Giono
Il est des lieux où l’on ne peut aller sans être saisi du vague sentiment de commettre une sorte d’indiscrétion. À l’égard de soi-même, d’abord, ou plus exactement d’une part de soi-même qu’on n’aurait pas soupçonnée de pouvoir ainsi vibrer au contact de ce qui, là même où le jeu du soleil et du vent dans les arbres semble s’adresser avant tout au regard, se tient là comme tapi dans l’ombre, invisible, et pourtant plus réel que tout ce qu’on peut voir. De tels lieux ont un secret, dont l’existence ne peut apparaître qu’à ceux qui ont eu la chance de n’y être arrivés que par hasard et pour qui cette rencontre apparaît comme une véritable grâce – qui par conséquent s’efforceront de garder secrète, sinon l’existence même de ces lieux, du moins l’impression qu’ils en ont reçue.
Tout le charme des récits que Giono a consacrés à la montagne de Lure, à la « terrible montagne », tient sans nul doute au fait qu’il voulait témoigner à son sujet de ce caractère mystérieux qui, d’une certaine manière, suffit à tenir à distance ce qu’on appelle le « public » des endroits les plus magiques du monde, qui sont souvent aussi des lieux sauvages, plus ou moins impropres à toute forme d’exploitation, agricole ou commerciale, et réservés à l’usage des esprits rêveurs pour lesquels « il suffit d’imaginer » : bergers ou poètes, peu importe quelle est exactement leur véritable activité, ces termes servant surtout à désigner cette part de l’humanité pour qui le monde tel qu’il est, tel qu’il s’offre à la joie de vivre, avec et malgré tout le lot de souffrance et d’amertume que comporte la vie, suffit – part qu’il faut espérer n’être pas réservée à quelques-uns, mais être en tout homme la part encore inconnue, à découvrir, promise quoique jamais due à tous ceux qui ont la simplicité d’y croire… Qu’avons-nous en effet besoin de « changer le monde », si nous savons, à partir de ce qu’il nous offre, nous construire une demeure à la mesure de ce que nous sommes, de nos besoins et de nos rêves ?
D’où le désarroi qui s’empare de nous quand nous voyons arriver, là où nous étions si heureux de ne trouver que la grâce d’un séjour silencieux où tous les êtres, oiseaux, insectes, lézards, grenouilles ou écureuils savaient si bien s’accorder entre eux et avec les mille et une formes de la vie végétale, minérale, organique, pour former cela même qu’on ne peut nommer, qu’on ne nomme la nature, ou le divin, que pour signifier par là que l’industrie des hommes n’y a rien à faire, parce que cela se suffit à soi-même, quand nous voyons débarquer là, comme détachés d’une planète étrangère, ces étranges explorateurs munis d’écrans et revêtus d’équipements saugrenus qui cherchent apparemment quelque chose d’extraordinaire, et qui ne le trouvent jamais, parce qu’ils ont, tout simplement, perdu le sens même de ce qui fait la vie : une sensation, une de ces sensations que l’industrie du loisir et le monde des télécommunications produisent à tour de bras, mais dont l’habitude suffit à détruire tout le charme ordinaire des choses qui constituent réellement, mais secrètement, le monde.
Mais le désarroi se change en horreur quand, aux mêmes endroits que les offices de tourisme avaient pourtant pris soin de signaler comme les objets privilégiés de la curiosité ou de la soif d’aventures inédites, brusquement se déchaîne la puissance de monstrueuses machines qu’on ne peut imaginer avoir été inventées que pour la guerre et qui, en quelques heures d’effroyable travail, transforment en de vastes terrains vagues des hectares de saine et splendide forêt. On songe aux bombardements de l’Ukraine ou de Gaza, et l’on s’imagine qu’il devait y avoir là de terribles ennemis à abattre… Oui, c’était urgent. Il fallait détruire la montagne de Lure, il fallait au plus tôt saccager ces trésors de diversité et de paix, où l’imagination poétique pouvait encore trouver de quoi se nourrir et résister secrètement à l’ordre technicien, pour y installer des hectares de panneaux photovoltaïques, destinés à démontrer qu’on ne produira jamais assez d’énergie pour satisfaire tous les besoins de l’homme moderne. Tels sont en effet les impératifs de la transition écologique : que nul lieu, que nulle communauté ne se sentent désormais justifiés d’exister s’ils ne participent activement à l’effort national, international, mondial en vue de faire du monde entier une gigantesque usine de… mais de quoi, au juste ? De guerre, tout simplement. Car la guerre est l’unique raison d’être de la puissance, de cette puissance technicienne, en particulier, à qui il suffit qu’on s’oppose pour être identifié, aussitôt, comme l’Ennemi.
Comme il est bien choisi, le terme que les Anglo-Saxons emploient pour désigner l’électricité : power ! Oui, ce qui se cache derrière la petite fée de l’avenir, qu’elle soit verte, rouge ou brune, c’est simplement cela, le pouvoir, un pouvoir de contrôle et de direction qui ne cherche à connecter tous les points du globe que pour en faire un immense réseau de diffusion et d’échange susceptible de se substituer à tous les modes d’être et d’agir : un pouvoir littéralement surhumain, ou supra-humain pour lequel les hommes ne sont que des agents, de simples opérateurs d’une vie qui n’est elle-même qu’une fonction parmi d’autres.
Quant à ceux qui ne veulent que vivre, simplement vivre, malheur à eux. Tout ce qu’ils pourront faire, pour s’opposer au massacre de leurs écosystèmes, fera l’objet d’une sollicitude toute particulière, comme l’éprouvent déjà ceux qui, à Cruis, sur la montagne de Lure, s’imaginent encore que les mots ont un sens et qui osent, au nom d’un lieu qu’ils aiment, s’opposer au sauvetage d’une planète au nom de laquelle tous les lieux ont à être sacrifiés.
Pour tous renseignements :
Collectif citoyen Lurs (collectifcitoyenlurs@gmail.com)
[1] Dernier livre publié : Giono politique. À rebours de la croissance, la liberté de vivre, Les Acteurs du savoir, 2023.