Le collectif est le lien nécessaire, indispensable, où s’inscrire dans la liberté […]. Il devient la condition objective de la liberté parce que c’est sa présence qui exige l’objectivation de la liberté, l’affrontement qui conduit à savoir si cette liberté n’est que prétexte, illusion ou attestation. Le collectif est alors à la fois l’occasion de la liberté (sans lui, elle ne pourrait jamais s’attester, elle serait toujours supposée) et la possibilité de la liberté (sans lui, la liberté n’aurait jamais aucun moyen d’expression). Ainsi la société, le groupe, la collectivité ne peuvent jamais être libérales ou permissives, ce n’est jamais par fusion en eux que l’on trouve la liberté, mais sans eux cette liberté n’est que problème. On peut en débattre indéfiniment, il n’y a aucune solution. On ne saura jamais que l’homme est libre, sinon par son affrontement avec l’en-deçà de la liberté, avec cette réalité très exacte qui la nie. Ainsi le collectif est le lieu où la volonté de liberté individuelle, que l’on pourrait appeler, à la limite, la métaphysique de la liberté, est sommée de se découvrir dans sa réalité en même temps que dans sa vérité, c’est-à-dire de devenir historique.
Jacques Ellul
Il est plus que déconcertant de voir, dans un Podcast de la radio Zoom écologie du 18 octobre 2023 (« Bilan critique du courant anti-industrialiste »), puis dans une brochure, anonyme, très largement diffusée depuis le 7 décembre[1], à partir du site de l’IAATA , sur tout le réseau des luttes anti-autoritaires et écologistes (« Le naufrage réactionnaire du mouvement antiindustrialiste »), se mettre en place toute une argumentation explicitement destinée à nous mettre en garde contre les dangers d’une dérive réactionnaire et/ou fascisante au sein du mouvement anti-industrialiste. Ce mouvement, en effet, tout comme celui de la Décroissance, s’inspire principalement, si ce n’est essentiellement, des grandes critiques de la technoscience qu’ont développées dans la seconde moitié du vingtième siècle des penseurs aussi profondément anti-autoritaires et/ou anti-fascistes qu’Orwell et Bookchin, Arendt et Anders, ou, en France (à la suite de Bernanos), Ellul, Charbonneau, Illich, Castoriadis et Virilio, pour n’en citer que quelques uns. On a du mal à comprendre comment des mouvements aussi soucieux de se démarquer des courants idéologiques dominants de l’ère industrielle auraient pu, sans même s’en rendre compte, dériver de leurs propres attaches spirituelles au point de se retrouver, en fin de compte, dans la situation de constituer de véritables têtes de pont pour tout ce qui, de façon plus ou moins occulte, ne rêve que de mettre à la tête de l’humanité un gouvernement autoritaire destiné à revenir sur toutes les conquêtes de la liberté et sur tous les acquis sociaux.
C’est bien pourtant ce que laissent entendre les auteurs (non identifiables) du « Naufrage réactionnaire », quand, après avoir souligné le rôle moteur du collectif PMO, prétendument animé d’intentions « ouvertement antiféministes et transphobes », ils dénoncent les « glissements réactionnaires potentiels du courant anti-industriel, qui trouvent un terrain propice dans ses tendances à l’essentialisation positive de la ”Nature” et sa négation de la pluralité des rapports de domination au profit d’une seule critique, celle du ”techno-totalitarisme” des ”technocrates” qui menacerait une humanité indifférenciée ».
Il est vrai que, de leur côté, les animateurs de l’émission de Zoom écologie, dans leur « Bilan critique », n’hésitent pas, sans le citer une seule fois, à présenter Ellul, référence principale du mouvement selon eux, comme le précurseur d’une sorte de « primitivisme ultralocaliste » dont toute la pensée consisterait à dénoncer le caractère « antinaturel » et purement négatif de la technique et à préconiser le retour à un insituable « âge d’or » préindustriel, non sans condamner au passage tout ce qui contredirait une vision « essentialiste » du corps et de la société.
Présentation qui n’est pas seulement ultra simpliste et débilitante, mais qui, surtout, retourne insidieusement la critique d’Ellul contre lui-même en lui opposant ses propres concepts clefs, en particulier celui d’ambivalence de la technique, qu’on lui reproche de n’avoir pas su « pointer » dans le seul livre de lui évoqué au cours de l’émission, La Technique ou l’Enjeu du Siècle, écrit en 1954. S’il est vrai que le terme même d’ambivalence n’apparaît que plus tard dans cette œuvre monumentale (en 1988, exactement, tout un chapitre du Bluff technologique est consacré à cette notion), ce n’en est pas moins tout le propos du premier livre d’Ellul sur la technique que de montrer qu’en raison de son « unicité » (ou « insécabilité ») et du caractère purement causal de son développement la technique ne se laisse pas déterminer moralement comme bonne ou mauvaise en soi : elle porte en elle-même ses propres critères d’évaluation en dehors de toute perspective morale, ce qui fait qu’elle reste continuellement à la fois bonne et mauvaise, porteuse d’effets inséparables les uns des autres qu’on ne peut orienter de l’extérieur ni dissocier, en ne gardant que « ce qui est positif, constructif, enrichissant, en laissant de côté ce qui est destructeur, négatif, stérilisateur » – « il n’y pas des techniques de paix et des techniques de guerre, en dépit de ce que pensent les bonnes gens »[2], car toute technique est inséparablement pour la paix et pour la guerre, pour la vie et pour la mort, pour le bien et pour le mal.Dommage pour le bébé…
Tel est à vrai dire le véritable enjeu du débat qui oppose le mouvement antiindustriel et/ou décroissant non seulement aux autres mouvements de la gauche émancipatrice et/ou écologiste, mais à tous ceux qui, à droite comme à gauche, continuent à faire fond sur les vertus émancipatrices et bienfaitrices du génie technicien pour répondre à ce qu’on ne se lasse pas d’appeler les « défis » de notre monde, sans se résoudreà admettre que ce qui nous défie, dans ces défis, ce n’est pas tant le monde que notre emprise sur lui, qui nous empêche de voir le monde tel qu’il est, qui, littéralement, fait écran entre nous et le monde pour nous enfermer dans l’enfer de nos propres représentations. Non certes, comme un miroir, qui, de son côté, tient à sa manière le monde dans un rapport à lui-même somme toute assez séduisant, mais bien comme un écran « dont la caractéristique [comme pour] n’importe quelle surface virtuelle, [est] d’être là d’abord, vide et donc susceptible d’être remplie par n’importe quoi »[3].
Il se trouve que, dans ce débat, la question de la nature et des essences est centrale et ne saurait être évacuée, simplement, au nom d’un quelconque droit des êtres à n’être pas ce qu’ils sont qui relèverait du pur fantasme, s’il n’était soutenu et déterminé par un pouvoir de transformation et de détermination du réel dont l’ambivalence essentielle est précisément ce qui rend possibles et concevables toutes les transformations, en dehors de toute perspective morale. C’est l’autonomie de ce pouvoir (le fait qu’il se soit progressivement émancipé de tout jugement moral concernant ce qui est ou non licite, au profit des seules catégories du possible et de l’impossible, du faisable et de l’infaisable) qui fonde et autorise tous les désirs d’émancipation d’êtres qui, sans lui, ne pourraient qu’en imagination se libérer de leur propre nature, d’une nature sans doute elle-même imaginée pour naturaliser un ordre social, culturel, politique bien déterminé. Tout le problème est de savoir jusqu’à quel point le déplacement des limites du possible peut s’opérer sans menacer la possibilité même d’une distinction entre ce qui est ou non licite, laquelle ne peut relever que d’une instance indépendante de tout pouvoir de détermination autre que celui de la simple raison (commune ou naturelle). Quelle instance, si ce n’est celle du collectif ? Quel collectif, si ce n’est celui qu’éclairerait un authentique désir de vérité, c’est-à-dire une capacité de s’ouvrir à la pensée de l’autre au travers d’un dialogue ? Et quel dialogue, si ce n’est celui où des personnes peuvent s’engager toute entières et se répondre ?
Les auteurs du « Naufrage réactionnaire », quant à eux, ne s’attardent certes pas à examiner les textes. Ils mènent une véritable enquête génético-policière destinée à établir une sorte de carte du génome réactionnaire-fascisant. Mieux, ils traquent un virus mental et/ou idéologique dont se trouvent porteurs (plus ou moins sains) un certain nombre de discours qui attaquent la modernité, ou plus exactement la transmodernité, dans ses fondements, ou plus exactement dans son absence de fondement. En ce sens, ils imitent, consciemment ou inconsciemment, les procédés politico-sanitaires, en fait policiers, qu’on a vu se mettre en place et progressivement phagocyter toute l’action publique, jusqu’à générer, à l’occasion de la pandé-comédie dite du Coronavirus, cette gigantesque opération de police sanitaire dont les dispositifs électronumériques furent naturellement l’élément central, une fois déclenchée, par voie de propagande, la vague de terreur qui a littéralement paralysé les capacités de réaction de la grande majorité d’entre nous. Ici aussi, le virus qu’il s’agit d’isoler est foudroyant, multiforme, capable de toutes les mutations possibles. On ne sait trop d’où il sort, d’une sorte de phobie-misie indéfinissable qui tour à tour s’accole à tous les sujets : sémites, arabo-islamistes, transsexuels, homosexuels, femmes, gens de couleurs, racisés, et qui finit par envahir tout le discours antiindustrialiste, au risque de se répandre, par simple contact, à travers lui, à tout le discours anti-capitaliste. D’où la nécessité d’une vaste opération de police idéologico-mentale consistant à cibler-tester-tracer les individus, via les réseaux, pour remonter jusqu’à la source du mal, en l’occurrence, ici, le groupe mal identifié de PMO, Pièces et Mains d’oeuvre, dont le travail de sape des valeurs techno-humanitaires est trop connu pour qu’on s’attarde à en estimer la valeur. A partir de lui, qu’on s’efforce soigneusement d’isoler, défilent naturellement les noms de tous ceux, ou presque, qui, touchés par le même virus, ont exprimé des doutes sur la réelle nécessité ou légitimité de l’ensemble des mesures sanitaires, sociales et policières d’urgence qui ont été adoptées à l’occasion de la crise dite du Covid19, depuis Michea le « traître » jusqu’à Olivier Rey le « fasciste », en passant par tous ceux, individus ou collectifs, qui ont eu le malheur de trouver audience auprès d’un assez large public.
Est-ce à dire que, désormais, la ligne de partage entre ce qui est politiquement acceptable et inacceptable se situe là ? Est-ce à dire qu’on ne saurait, désormais, se revendiquer d’une quelconque opposition viscérale au fascisme qu’à condition de reconnaître la légitimité de pareilles mesures, sous prétexte qu’elles se sont imposées, à un moment donné, comme l’unique solution et l’expression unilatérale de la bienveillance ? Ou faut-il plutôt reconnaître qu’en effet, à l’occasion de cette crise, comme à l’occasion de la crise de Munich, une ligne de démarcation s’est trouvée brusquement tracée entre ceux qui acceptent l’inacceptable et ceux qui le refusent ? On le sait, c’est à l’occasion de la crise de Munich que Georges Bernanos, penseur qu’on peut objectivement classer à l’extrême-droite de l’échiquier politique, rompit définitivement avec l’Action Française, après avoir peu à peu pris ses distances avec elle dès qu’il eut pris conscience de ce qui se jouait en Espagne[4]. Malgré l’antipathie qu’il avait toujours professée à l’égard de la gauche, il n’hésita pas à se joindre à Aragon[5] et Malraux pour signer un appel à s’opposer par tous les moyens à Hitler, et, alors même qu’il avait partagé jusqu’à cette date l’antisémitisme d’un Drumont, il ne cessa de dénoncer tout au long de la guerre le racisme hitlérien. Cet exemple suffit à prouver qu’entre fascisme et anti-fascisme, la ligne de démarcation ne se situe pas au niveau d’une conception plus ou moins abstraite des choses – on n’est pas fasciste ou anti-fasciste par nature ou par simple affinité idéologique, on le devient à travers des choix qui nous engagent. Ce n’est qu’au contact du réel que nous pouvons savoir de manière certaine si nous sommes ou non fascistes (comme on déclare une maladie), quand, devant l’événement qui nous sollicite, nous choisissons de nous situer d’un côté ou de l’autre d’une certaine ligne – en ce qui nous concerne : du côté de ce qui, investi brusquement du prestige impersonnel de la Puissance, prétendait s’imposer aux consciences en leur offrant l’alibi de l’irresponsabilité collective, ou du côté de ceux qui, quand la voix impérieuse du Commandement se prévalait d’un consentement universel obtenu par la peur pour déclarer la guerre à un ennemi qu’elle seule pouvait désigner, choisirent délibérément de s’exposer personnellement à la Dénonciation ou à l’Exclusion.
La question reste assurément ouverte de savoir ce qui s’est effectivement passé dans le monde entre 2020 et 2023 : avons-nous échappé de justesse à une hécatombe ? Sommes-nous les survivants d’une catastrophe qui n’a miraculeusement pas eu lieu ? Ou sommes-nous les dindons d’une farce monstrueuse qui ne s’explique que par la combinaison bien improbable d’un complot de toutes les instances officielles et d’une insondable stupidité des peuples ? C’est indécidable, car les chiffres qui pourraient ou devraient nous éclairer se brouillent à mesure que les spécialistes de la statistique multiplient leurs interprétations. Plus que jamais, il est également difficile de faire parler et de faire taire les morts, qu’ils soient effectivement morts ou qu’on les ait empêchés de mourir. Et d’ailleurs, on s’en fout, n’est-ce pas ? Car d’autres meurent à présent, de par le monde, de la guerre, de la faim, de toutes sortes de miséreuses manières qui n’ont rien à voir avec cette crise, et leur nombre vient grossir le cours d’une mortalité au regard de laquelle, plus nous nous en éloignerons, plus nous paraîtra dérisoire de savoir si cette pandémie fut ou non un événement sanitaire réellement notable.
Ce qui, en revanche, semble absolument certain, c’est que cette crise, quelles qu’aient été ses causes réelles, a permis d’accélérer un certain nombre de processus qui, tous, tendent à transformer notre société dans le sens d’une intégration croissante, à la fois interactive et uniformisante, de tous les domaines de la vie au système technicien-marchand dominé d’un côté par un Etat toujours plus centralisé et omnipotent, de l’autre par l’hydre tentaculaire des sociétés multinationales. L’urgence réelle ou simulée de la pandémie a servi de prétexte à un déploiement formidable de mesures, à la mise en place de leviers, de procédures, de protocoles visant à s’assurer le contrôle intégral des comportements individuels et collectifs, partout en même temps, à décourager les résistances, à obtenir le consentement ou l’adhésion des masses, sinon leur collaboration active, à des opérations de grande envergure qui, tout en suspendant le cours ordinaire des choses, renforçait et généralisait la dépendance et le besoin d’assistance. Les deux exemples les plus significatifs de cette dépendance forcée, si on laisse de côté le cas des malades et des personnes âgées et de leurs aides ou soignants, ont été la fermeture des établissements scolaires et la mise au chômage de tous les travailleurs des secteurs dit non essentiels, dont le corollaire fut l’incitation au travail à domicile, ou télétravail.
A travers ce gigantesque traumatisme télécontrôlé, notre société a fait un véritable bond-virage en avant dans le sens des « réformes » qu’on regroupe sous le terme fourre-tout de modernisation-simplification administrative, qui permet de faire sauter dans presque tous les domaines les verrous et les freins, juridiques, institutionnels, conventionnels, qui permettaient, au moins localement, de s’opposer à la suppression ou à la désorganisation des services publics ou à la dégradation des environnements naturels et sociaux, cependant que, sous couvert d’une transition écolo-énergétique censée répondre aux besoins de la planète, une réglementation de plus en plus rigoureuse vient quadriller nos espaces de vie privée ou commune, sans nous mettre à l’abri des appétits de plus en plus voraces de ceux qu’encourage la possibilité de spéculer en toute bonne conscience sur l’avenir des énergies dites renouvelables.
La clef de lecture de la situation présente se trouve sans doute là, dans la façon dont s’articulent les unes aux autres les différentes urgences dont on nous accable. L’urgence sanitaire avait provisoirement suspendu l’urgence terroriste et l’urgence climatique, mais qui ne voit qu’en faisant éclater (comme une bombe[6]) la « demande numérique », l’urgence sanitaire a décisivement répondu 1/aux besoins d’un système policier qu’obsède littéralement l’idée de pouvoir cibler-tester-tracer, sur tous les territoires, et sans distinction de public et de privé, un terrorisme multiforme qui tend à se confondre avec la déviance la plus ordinaire ; 2/aux besoins d’un système industriel qui, pour polluer et saccager en toute bonne conscience tous les lieux qu’avait jusqu’à présent épargnés l’orgie de l’économie carbonée, n’attendait que de pouvoir impunément se réclamer d’une transition dont l’exigence propulserait définitivement notre croissance au delà de toutes limites ; 3/ aux besoins d’une sourde et folle aspiration collective à ne plus avoir à faire société, qui pourrait bien, à terme, faire système à son tour, sous la forme d’une contre-société dans laquelle, peut-être, se révélerait le sens profond et s’accomplirait le rêve secret du couple foule-individu si bien analysé par Baudelaire, Benjamin et Canetti, si seulement lui était donnés les moyens de se réaliser autrement que sur le mode fantasmatique – et lequel, si ce n’est le mode télématique par lequel chacun peut, à tout instant, se fondre dans la masse de tous les autres sans se sentir aucunement obligé à l’égard de personne, s’agglomérer en un tout qui n’est littéralement nulle part alors qu’il se manifeste partout en même temps, s’adonner aux pures jouissances de la fusion la plus totale sans éprouver l’humiliation ou l’ennui du contact quotidien : cela même que décrivait Agamben, parlant de cette « nouvelle forme de masse […] que les mesures de distanciation sociale et la panique ont [créée…] une masse certes – mais une masse pour ainsi dire inversée, formée d’individus qui se tiennent de toutes parts à distance les uns des autres. »[7]
Toutes les urgences se tiennent, et tout, dans l’urgence, fait bloc et s’enchaîne, à l’instar de ce qui se passe avec la technologie dite des « chaînes de bloc » dont un spécialiste québécois, louant les vertus « perturbatrices » de cette « base de données distribuée, généralement appelée ”registre numérique” de transactions ou d’opérations, permettant la transmission des informations sans le besoin d’une entité centrale de contrôle », se réjouissait en 2019 à l’idée qu’elle serait bientôt en mesure « de transformer une économie centralisée, ou du moins une partie de cette économie, en une économie numérique, transparente, ouverte et évolutive »[8], – l’extraordinaire étant ici de faire de l’absence d’une « entité centrale de contrôle », qui est au cœur de la pensée ultra ou néo-libérale le cheval de Troie d’une transformation ultra-contrôlée du système économique qu’on sait par ailleurs destiné à intégrer toutes les relations, sociales ou personnelles, publiques ou privées, à faire entrer de force toute relation dans la sphère (la seule à pouvoir être vraiment « transparente, ouverte et évolutive ») des transactions marchandes, à comprendre toute relation en termes de transaction marchande. Dans ce merveilleux passage du fermé-figé-opaque à l’ouvert-transparent-évolutif, c’est en réalité le facteur numérique ( incluant toutes les applications possibles, indifféremment libératrices et asservissantes) qui est l’essentiel, puisque il est évidemment exclu d’entrer sur une quelconque « chaîne de bloc » sans ordinateur et sans accès internet. Seule la numérisation intégrale de toutes les transactions, opérations, relations peut permettre de faire jouer ensemble, au même jeu, tous les acteurs de la vie globalisée de l’économie virtuelle, d’une vie dans laquelle serait réellement abolis tous les moyens d’échange traditionnels, essentiellement suspects de recouvrir toutes sortes de pratiques impures et occultes, en particulier la monnaie, l’argent tactile, toujours un peu sale, qu’on peut avoir en poche ou sous le matelas, qu’on touche et qu’on se passe de main à main, pourquoi pas sous la table.
Par ailleurs, en faisant d’un QRcode l’unique critère de reconnaissance de qui est ou n’est pas citoyen à part entière, l’instauration du passe, sanitaire et/ou vaccinal, nous a brutalement fait entrer dans un ordre, à la fois juridique et judiciaire, où pourraient être instantanément abolies toutes les garanties qui constituent objectivement la liberté individuelle en la définissant comme limite à l’exercice des pouvoirs d’incitation, de contrôle et de répression institués par la loi. Peu importe à vrai dire que le passe ait pour objet de nous faire prendre tel ou tel médicament, de nous imposer telle ou telle réglementation, sanitaire ou sécuritaire, voire écologique, de nous inciter à tel ou tel comportement plus ou moins vertueux. Ces débats dont on nous amuse[9] ne font qu’occulter le fait essentiel qui est d’associer techniquement l’exercice d’une liberté faisant en principe corps avec la personne à l’obtention d’un code, c’est-à-dire d’une formule chiffrée dont seule l’administration peut disposer. Alors qu’on peut, en principe, se passer même d’une carte d’identité pour prouver qu’on est bien (comme on est du reste le seul à le savoir) qui on est, voici qu’un simple transfert des éléments constitutifs de l’identité au niveau virtuel d’une base de données à laquelle l’individu ne pourrait avoir accès que par voie numérique risque de transformer nos existences tout entières en un véritable cauchemar kafkaïen. Nos corps mêmes pourraient se trouver ainsi soumis à des protocoles de reconnaissance contre lesquels nous aurions beau jeu d’opposer notre propre et intime connaissance de nous-mêmes. Comment des mouvements qui affichent aussi violemment qu’on le voit faire aux antiracistes ou aux LGBT, leur attachement à l’auto-détermination et leur horreur de la discrimination peuvent-ils ne pas sentir que, si fascisme il doit ou peut y avoir, il passera par de tels dispositifs ?
Il y a au cœur de la pensée occidentale un rêve utopique de transformation de l’homme et de ses conditions d’existence qui ne saurait se séparer du projet de « réduction [du corps politique] à une machine »[10]. Comme le disait déjà Ellul, tous les Utopistes, sans en excepter un ont présenté la société exactement comme une Mégamachine : il s’agit toujours d’une organisation idéale, d’une parfaite conjonction entre les parties du corps social, etc. L’Utopie présente la société totalitaire sans faille où l’homme est enfin assuré de l’égalité, de l’avenir, etc. La parfaite organisation permettant la suppression du pouvoir politique. […]Mais nous savons à présent comment elle se réalise : ou bien elle est une rêverie insensée ou bien elle s’accomplit grâce à la progression des techniques : il n’y a pas d’autre branche au dilemme. […] Les utopistes actuels sont les appelants des Technocrates. Et l’on peut être assuré que ceux-ci n’attendent pour s’abattre en vol épais qu’un signe des élites intellectuelles et spirituelles du corps social. Il n’y a pas d’autre utopie que technicienne, et c’est par ce canal que peut-être l’identification entre le système technicien et la société technicienne pourra s’accomplir. L’Utopie est dans la société technicienne, l’horizon de la technique. Rien de plus.[11]
Pour Alain Supiot, l’idéal de ce qu’il appelle « la machine à gouverner » a eu pour descendance aussi bien « celle, monstrueuse, de l’Etat totalitaire, qui telle la créature du Dr Franfenstein, massacre les innocents, [que] celle, bienfaisante, de l’Etat-providence, appareil domestique appelé à satisfaire tous les besoins de l’homme, [ou] celle enfin, résolument contemporaine, d’une machine homéostatique, programmée ab initio et capable de rétroaction (par le jeu de ses « nerfs » que sont les punitions et les récompenses) – laquelle « n’est plus conçue sur le modèle de l’horloge, mais sur celui de l’ordinateur » : « machine acéphale où le pouvoir n’est plus localisable et où la régulation remplace la réglementation et la gouvernance le gouvernement », « la révolution numérique [allant] de pair avec celle qui se donne à voir en matière juridique, où l’idéal d’une gouvernance par les nombres tend à supplanter celui du gouvernement par les lois ». Et il conclut, d’une façon qui s’accorde pleinement avec la réflexion ellulienne sur l’autonomie de la technique :
Conçue aujourd’hui sur le modèle cybernétique, la machine à gouverner n’est plus régie par des lois, mais par des programmes assurant son fonctionnement homéostatique. Autrement dit, elle est censée se réguler elle-même, à l’instar d’un organisme biologique ou d’un ordinateur. C’est ce nouvel imaginaire qu’exprime la substitution de gouvernance à celle de gouvernement. Cette substitution marque à la fois une rupture et une continuité avec l’idéal du règne de la loi : une rupture, parce que la loi perd sa souveraineté pour se faire l’instrument de réalisation d’un programme ; une continuité, parce que l’idéal d’une cité dont le fonctionnement échapperait à l’arbitraire de la volonté humaine est rendu plus impérieux avec la gouvernance, qui conduit à soustraire la programmation de la société à la volonté de la majorité, c’est-à-dire à la démocratie. En cela, elle est fidèle à un autre rêve qui a porté l’histoire de l’Occident : celui de l’harmonie par le calcul.[12]
Il fallait, pour qu’un tel rêve puisse se réaliser tout à fait, « faire le vide » dans nos têtes et dans nos espaces de vie. N’est-ce pas là ce qu’a accompli l’opération magique du confinement, en plein cœur duquel s’élaborait tranquillement (c’était urgent), sous l’impulsion de la Direction du Numérique dans l’Education, le projet REVE (Renouveler les Écosystèmes pour Valoriser l’Engagement) [par lequel] “le GT5Num répond aux objectifs fixés par la DNE en éclairant les conditions les plus favorables à l’émergence d’écosystèmes d’innovation et au maintien de leur dynamique dans la durée. Pour ce faire, le projet est réalisé́ selon une logique collaborative, interprofessionnelle et largement articulée avec de véritables terrains, afin de pouvoir mettre les techniques numériques aux services d’une éducation plus efficace et plus inclusive“[13].
Tout fait bloc dans le cochon, tout est bon de ce qui nous permettra bientôt de confier l’intégralité de nos existences publiques et privées à la bienveillance programmée d’un système dont, comme le dit si bien Baudrillard, « la caractéristique [comme pour] n’importe quelle surface virtuelle, [est] d’être là d’abord, vide et donc susceptible d’être remplie par n’importe quoi ». Plus d’exclusion du tout, donc, parce que plus, toujours plus d’inclusion…
Quel rêve merveilleux, camarades: « à vous d’entrer, en temps réel, en interactivité avec le vide »[14].
Sabres, le 21 janvier 2024.
[1] Mais le texte est lui-même daté d’août 2023.
[2]Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, Economica, 1990, p. 91.
[3]Jean Baudrillard, « Ecran total », chronique parue dans Libération le 6 mai 1996.
[4]Comme on sait, Bernanos était à Marjoque au moment du Pronunciamento qui inaugura la dictature de Franco, pour laquelle il éprouvait au départ une certaine sympathie, un de ses fils faisant même partie de la Phalange. Il put ainsi prendre une conscience précise de ce que signifiait le fascisme qu’il définit ainsi : une véritable « mystique : la religion de la Force mise au service de l’Etat totalitaire, de la dictature du Salut public, considérée non comme un moyen mais comme une fin. » Son fils quitta la Phalange, et lui-même s’engagea aussitôt dans une croisade contre le fascisme qui fit de lui une figure de proue de l’anti-fascisme.
[5]Lequel, soit dit en passant, ne renonça jamais à son stalinisme précoce.
[6]Voir Paul Virilio, La Bombe informatique
[7]Giorgio Agamben, « Distanziamento sociale », Quodlibet, le 6 avril 2020
[8] Sous la direction de Myriam Ertz, Damien Hallegatte et Julien Bousquet, Les reconfigurations de l’échange marchand. Tour d’horizon, enjeux et perspectives, Presses de l’Université du Québec, 2019, p. 114
[9]Le seul reproche qu’on puisse faire à ceux qui se sont courageusement opposés à la politique de la peur, comme Laurent Mucchielli, c’est d’avoir laissé se diluer cet aspect du problème dans les eaux troubles d’une controverse sur le vrai et le faux scientifique. L’essentiel est bien qu’il s’agissait d’une vaste opération de dressage des peuples. Le passe eût été employé à nous faire adopter à tous les meilleurs protocoles, fussent ceux du professeur Raoult, que nous eussions été tout aussi fondés à les refuser.
[10]Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France, Fayard, 2015, p. 49
[11]Jacques Ellul, Le Système technicien, le cherche-midi, 2004, 2012 (1ère éd., 1977), p. 31.
[12]Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France, Fayard, 2015, p. 50.
[13]https://techne.labo.univ-poitiers.fr/gtnum5-reve/
[14]Jean Baudrillard, « Ecran total », chronique parue dans Libération le 6 mai 1996.