Oum et Gem ont respectivement 8 et 9 ans. Ils jouent actuellement dans leur chambre avec Mô2, le dernier jouet très tendance – une sorte de petit robot sexuellement indifférencié très à la mode depuis son apparition lors de la dernière publicité pour le nouveau modèle de cafetière Nespressot à moteur « cyclonique », l’innovation technologique majeure de l’année. Le rachat du leader des machines à café par Dyzon aura ainsi grandement amélioré le bien-être des consommateurs de café, démontrant l’utilité de la récente directive européenne en faveur des Trusts for trust.
Dans une petite demi-heure, Oum et Gem se connecteront à Gougueule School, le portail numérique de l’Éducation nationale pour la confiance et l’employabilité. Ils y suivront un cours de non-discrimination appliqué aux mathématiques et sciences de l’ingénieur.e.
Ce sont vraiment deux magnifiques enfants et leurs résultats scolaires sont excellents si j’en crois les résultats du benchmarking réalisé entre les élèves de leur classe d’âge.
Si j’écris ce texte c’est que je suis toutefois très inquiet du développement de l’un d’entre eux. Oum souhaite ainsi d’ores et déjà se doter d’une identité sexuelle définie, sans attendre, comme la plupart des enfants, d’avoir atteint ses 15 ans. Pire même, depuis quelques semaines Oum me demande de lui acheter une licorne en plastique rose ; avec une crinière arc en ciel il est vrai… Mais tout de même ! J’ignore comment Oum a pu avoir connaissance de l’existence d’un tel jouet, pourtant interdit à la vente depuis plusieurs années. Peut-être sur le Dark Web ?
Quoi qu’il en soit, je suis à présent face à un dilemme insurmontable. Si je refuse, je risque de créer chez mon enfant un sentiment de frustration aux répercussions importantes sur son développement neuro-affectif, et susciter une défiance manifeste à mon égard. Accèderais-je à sa demande, je ne sais d’ailleurs par quel moyen, et je compromettrais alors sa bonne intégration sociale et me mettrais en infraction avec la loi Schiappa-Runacher relative à la Liberté familiale et à la consommation qui prohibe, entre autres, la production et l’achat de jouets véhiculant des stéréotypes genrés discriminants.
Dans ce second cas, je serai alors contraint de suivre les 25 heures de coaching parental dispensées par les consultants en éducation positive de l’entreprise Quadruple P[1], labellisée par le ministère de la santé.publique@mentale, mais aussi l’enseignement du module spécial « Vérité et réconciliation Femme-homme », dispensé par les équipes du groupe Ega®é, agréé par Caroline De Haas lors de son bref passage à la tête du ministère du même nom.
Je me rends compte qu’il n’a jamais été aussi difficile d’être un parent malgré la réorientation progressive des aides sociales et familiales vers les dispositifs de soutien à la parentalité et à l’égalité pour tous.
La fin des années 2010 et le début des années 2020 ont été à cet égard décisifs.
La victoire sur l’ennemi extérieur était alors plus ou moins acquise, malgré l’épiphénomène de la radicalité islamiste et le retour du « péril jaune », respectivement incarnés un temps par Daesh et les nouvelles routes de la soie. Il faut dire que le premier, converti à l’idéologie techno-managériale, comme en témoignaient ses techniques de recrutement, de communication et d’organisation, était dès le départ condamné à disparaitre par l’imprégnation tacite et progressive d’une rationalité et d’une théologie occidentales bien plus puissantes.
Quant au projet d’hégémonie économico-culturelle chinois, il n’offrait pour sa part aucune réelle contradiction à celles-ci. Reposant sur les mêmes logiques de recherche de puissance et d’efficacité, il n’était qu’une composante du mouvement panorganisationnel qui dirigeait le sens de l’histoire, ou plus exactement la disparition de cette dernière[2]. In fine, la seule chose à craindre de l’extrême orient restait l’apparition régulière de nouveaux coronavirus.
Et encore… Chaque épidémie avait fait naitre de nouvelles innovations technologiques, un besoin de sécurité et un sens des responsabilités individuelles qui profitaient aux entreprises et aux gouvernements – c’est-à-dire à nous tous. Les disparitions définitives du droit de grève et de manifester en étaient les plus bels exemples.
A l’image de ces nouveaux acquis sociaux, il était à présent grand temps de se consacrer à la lutte contre l’ennemi de l’intérieur – combat entamé dès la fin des années 70 et qui s’était accéléré depuis la chute du mur de Berlin.
Ce fut comme une nouvelle guerre sainte menée sur plusieurs fronts. La plus redoutable des croisades fût engagée par divers mouvements néo-féministes encore convaincus de lutter contre une domination patriarcale pourtant moribonde, et qui allait bientôt découvrir leur participation à un projet d’une bien plus grande envergure.
En rechercher l’origine serait vain et d’autant plus inutile que notre capacité mnésique est devenue inversement proportionnelle à notre sensibilité mémorielle. Certain.e.s d’entre nous se rappelleront en revanche aisément et avec nostalgie du premier « Me too » qui marque, rétrospectivement, une étape. En France, comme à l’accoutumé, l’État joua sa partition, prouvant ainsi sa parfaite conversion à l’ordo-libéralisme et à l’esprit positif du temps. Enfin, il s’était débarrassé du poids de son histoire pour ne garder de la République que le décorum, toujours utile pour impressionner les foules crédules et maintenir un semblant d’unité en période de crise. Il pouvait ainsi récupérer à son avantage les plaintes et revendications d’individus, de collectifs et d’associations capables de transfigurer leurs intérêts et problèmes en enjeux identitaires et politiques.
L’entreprise de déconstruction et de domestication des instincts les plus vils prit alors le plus souvent la forme de micro-évènements passés à l’époque relativement inaperçus mais qui, une fois mis bout à bout, n’en formèrent pas moins une puissante machine de guerre alliant les moyens de l’État, du Marché et de certaines franges de la « société civile ».
L’un de ces évènements fut la rédaction d’une charte pour lutter contre le sexisme dans industrie du jouet, dite : « Charte pour une représentation mixte des jouets »[3].
Elle fût signée en octobre 2019 par Mme Agnès Pannier-Runacher, alors Secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances, et par les représentants des fabricants et distributeurs de jouets[4], du Conseil supérieur de l’audiovisuel et ceux de six associations.
Un Conseil de la mixité et de l’Égalité professionnelle dans l’industrie avait été mis en place quelques mois auparavant, en mars 2019, « pour faire des propositions afin de faire progresser la présence des femmes dans l’industrie ». De ces rapides travaux, il en était sorti entre autre la nécessité de travailler sur un versant « éducatif », conduisant à la signature de ladite charte, à « trois mois de Noël » – comme il est précisé dans le préambule, démontrant par là-même le degré d’urgence de la chose.
Le lecteur attentif y trouvera déjà explicitées, nombre des dispositions qui auront permis à notre pays de rattraper son retard dans la lutte contre les discriminations, tout en faisant progresser l’acquisition dès le plus jeune âge d’une culture scientifique et technique nécessaire à la contribution de chacun au bien-être collectif.
Les fabricants de jouets s’engageaient alors à « reconnaître l’importance de développer des jouets ne véhiculant pas de stéréotypes genrés discriminants » et à « promouvoir de manière large les jeux scientifiques avec la création d’un label « Sciences, Technologie, Ingénierie, Maths » STIM ».
Les marques qui avaient développé « des univers « filles » et « garçons »[5] devaient à présent « développer des références (jouets, déguisements) à la technique et la technologie pour les filles et réciproquement des références aux sujets domestiques et aux soins dans les univers ciblés garçons » – « étant entendu (bien évidemment) que cette caractérisation (sic) par le genre a vocation à disparaitre ».
Rien n’était oublié. Ainsi était-il même précisé qu’il fallait « mettre fin aux stéréotypes sexistes diffusés, non pas par le jouet en lui-même, mais par sa notice et/ou sa description ». Les boites et autres emballages devaient adopter pour leur part des « visuels neutres ou mixtes ». Parallèlement, les catalogues de jouets devaient « supprimer la catégorisation jouets filles/jouets garçons au profit d’une présentation par catégories de produits ou par type de bénéfice apporté par le type de jouet (créativité, résolution de problèmes, développement physique et/ou intellectuel, sociabilité…) ».
Une fois débarrassé des stéréotypes de genre caractéristiques d’une étape révolue du capitalisme patriarcal, le jouet pouvait ainsi préparer l’enfant au développement des capacités et compétences qui permettront l’optimisation de son potentiel dans les organisations au sein desquelles il aura loisir de démontrer son utilité fonctionnelle.
Rares sont les documents soulignant à ce point combien la lutte contre les stéréotypes sexistes est liée à l’intérêt du marché, à celui de l’entreprise, de la science, et donc à notre intérêt personnel.
Un an après la signature de cette charte, le « Bureau des familles et de la parentalité » de la Direction générale de la cohésion sociale sollicitait l’ensemble de ses « partenaires » associatifs pour leur proposer d’être associés à la démarche entreprise en tant que signataires de la charte. Chaque association intéressée était invitée à détailler ses engagements pour « renforcer l’information des parents », « promouvoir la charte », « promouvoir des campagnes de sensibilisation », etc.
Nous sommes alors début juillet 2020, juste après le premier des confinements sanitaires généralisés. Bientôt les entreprises feront des profits monstrueux, mais à l’époque la crainte d’une grande récession est forte. Les associations qui dépendent en très grande partie des fonds publics n’ont jamais été autant en concurrence et chacune rivalise d’audace pour montrer au gouvernement son utilité et sa bonne volonté.
Le contexte post-sanitaire est ainsi favorable à la diffusion de cette charte qui entend éradiquer cette autre forme de virus, et le secteur associatif montre alors qu’il est bien à la hauteur. Dès le Noël suivant, grâce aux efforts soutenus des plus motivé.e.s de ses représentant.e.s, c’est le Grand massacre des dernières licornes roses. Dérobées dans les magasins de jouets celles-ci sont brûlées devant l’Hôtel de ville de Paris, avec le soutien actif des autorités locales – cela va sans dire.
Les nouveaux garages pour filles et dinettes pour garçons laissent les consommateurs sans doute encore mal informés dubitatifs lors des fêtes de fin d’année. Ils laisseront la place au Noël suivant aux garages et dinettes neutres, sans plus de succès, avant d’être purement et simplement remplacés l’année qui suit par l’application « smartphone » universelle kidFriendControl© – application qui permet aux enfants, dès 2 ans, de jouer au garage et à la dinette virtuelle, tout en apprenant les principes élémentaires de gestion d’un concessionnaire automobile et l’organisation d’une chaine de production et de distribution de produits alimentaires.
Bientôt, celle-ci fut elle-même remplacée par la version « + » que tous les parents d’aujourd’hui connaissent, puisqu’elle s’est substituée avec avantage à la quasi-totalité des autres jouets du commerce, et qu’elle permet en outre un accès illimité à la plateforme Gougueule School.
En fait, le jour du Grand massacre, ce ne sont pas seulement les licornes roses qui disparaissaient du commerce du jouet, mais l’industrie du jouet elle-même, et sans doute une part de notre enfance.
JMBS
et Norrin. R., juillet 2020
[1] « Quadruple P »(Particularly Positive Parenting Program) a remplacé il y a quelques années le programme « Triple P » (Positive parenting Program), créé en 2001 ; lequel connut une première reconnaissance officielle en France en 2020, en pleine crise du covid-19, lorsque le gouvernement d’alors invita les professionnels et les parents à expérimenter la version en ligne de ce programme. Sur Triple P voir l’article : En marche vers le management parental.
[2] En référence aux travaux d’un jeune chercheur d’alors, B. Rappin.
[3] https://www.economie.gouv.fr/signature-charte-representation-mixte-jouets
[4] En l’occurrence il s’agit des représentants de la Fédération des industries du Jouet-Puériculture, de l’Association des créateurs et fabricants de jouets français, de la Fédération du Commerce et de la Distribution, de la Fédération des commerces spécialistes des jouets et des produits de l’enfant, et de ceux de l’Union des marques.
[5] L’utilisation des guillemets remplaçait-elle l’utilisation de la préposition « pour » (fille/garçon), ou bien indiquait-elle déjà une forme de malaise à utiliser les termes tellement connotés de fille et de garçon ?